L’action
missionnaire de défense et de revivification de la pratique
religieuse
Ch.
Alawî a lui-même consacré beaucoup de son énergie et incité tous
ses représentants à maintenir en vie la pratique religieuse des
Algériens, menacée à la fois par la politique d’assimilation
menée par l’administration française et le déracinement
inévitable causé par l’évolution économique, sociale et urbaine
de l’Algérie.
Pour
mesurer l’impact de la confrérie dans le domaine religieux, nous
pouvons là encore citer quelques témoignages des Shahâ’id
sur l’action religieuse du maître en partant de l’exemple du
rite central de l’islam, la prière canonique. Dans son
attestation, le moqaddem alawî d’Alger, Abbâs Jazâ’irî,
mentionne le « zèle de ch. Alawî pour sa religion » et
l’illustre par les interventions du maître dans le Lisân
al-dîn[1],
où il critique durement l’abandon de leur religion par les
musulmans, insistant sur l’assiduité du maître en matière de
rites, qu’il illustre par une anecdote :
Or lui ne craignait
pas le blâme lorsque le moment de la prière arrivait. Je peux même
raconter qu’une fois je me trouvais avec lui à la préfecture
d’Alger ; quand vint l’heure de la prière de l’après-midi,
il se leva sans façon et me dit : « Viens, nous allons faire
la prière ! » Je mis alors mon burnous par terre et nous
la fîmes. Les gens présents étaient étonnés, surtout les
musulmans et parmi eux les notables. Lorsqu’il eut terminé, il me
dit : « Pourquoi les autorités ne mettraient-elles pas à
notre disposition un endroit pour faire la prière alors qu’elles
sont des plus accommodantes s’agissant du respect de la
religion[2] ? »
Un
autre témoignage nous est fourni par le savant Muhammad al-Sadîq b.
Yahyâ al-Maynî, de Mayna, dans le département de Constantine.
Selon Jarîdî, c’était l’un des fuqahâ’
les plus importants de cette région de Kabylie ; il avait
beaucoup de disciples et d’élèves dans les différents cours
qu’il donnait et chacun de ses déplacements attirait de nombreuses
personnes, du fait de sa célébrité. Après avoir rappelé son
parcours et dit combien il doit à ch. Alawî, il insiste sur le rôle
religieux très important du cheikh pour la Kabylie et son « action
sur des hommes, des femmes, des enfants et des personnes âgées qui
ne faisaient avant jamais la prière ni ne récitaient aucun
dhikr[3]. »
On a également l’exemple de ces Alawis « missionnaires »
dont l’action porte au moins autant sinon plus sur la réanimation
religieuse de campagnes, montagnes ou déserts désislamisés que sur
l’extension de la confrérie, tel ce Muhammad b. Mûsâ envoyé au
Sahara et qui arrive souvent à ramener les gens à la pratique des
prières musulmanes journalières[4].
L’infiltration
du monde des oulémas
On
a vu plus haut qu’à l’époque du maître de ch. Alawî, le
groupe assez local réuni autour de ch. Bûzîdî était
principalement composé d’artisans, commerçants, notables et
fonctionnaires. L’extension de la confrérie dans le milieu des
savants n’a véritablement commencé qu’avec ch. Alawî. Les
affiliations à la confrérie n’étaient ainsi pas toutes
semblables, et certaines relevaient d’un certain « opportunisme »
du cheikh visant à mettre à profit telles ou telles compétences du
monde des savants : on en a un aperçu avec le cas déjà cité
de Boudilmi, ancien du réformisme et futur principal adversaire
d’Ibrahimi à Tlemcen, que ch. Alawî nomme « cheikh »
quasiment à son entrée dans la confrérie. Cette idée d’une
action du maître « à géométrie variable » selon les
secteurs de la société musulmane et leurs centres d’intérêts,
il l’exprime lui-même dans certains poèmes où il distingue
plusieurs catégories de « gens de Dieu »[5].
Chaque catégorie aura donc sa propre perception de l’Alawiyya, en
général axée sur ses propres tendances et centres d’intérêts.
Grâce
à la respectabilité et aux compétences des oulémas qui
s’affilient à l’Alawiyya, son cheikh peut désormais
« missionner » des disciples issus du milieu savant pour
diffuser, en même temps que la confrérie, la pratique d’un islam
adapté aux conditions du temps et les sciences islamiques sans
lesquelles le soufisme ne pourra plus avoir de prise sur l’ensemble
de la société musulmane, dans le monde détribalisé et privé de
ses structures et hiérarchies traditionnelles qui s’annonce :
c’est exactement ce qui se passe avec Trabelsi et le directeur du
Balâgh, Muhammad al-Mahdî, qui seront, pendant un temps très
court, une sorte de cheval de Troie dans le bloc réformiste de Ben
Badis. Même en-dehors des milieux soufis, ch. Alawî tente de
s’associer avec les plus importants savants de son temps, ouverts à
l’esprit de réforme mais hostiles aux manières agressives du
milieu réformiste, tel Mawlûd al-Hâfidhî qui deviendra après
l’échec du rapprochement entre confréries, savants traditionnels
et réformistes wahhabites, l’ennemi numéro un de ces derniers, et
qui le leur rendra bien.
La
défense de l’islam traditionnel et du soufisme par le vecteur de
la presse
La
confrérie a recours très tôt à des techniques nouvelles pour
défendre et propager à la fois l’islam traditionnel et la
confrérie. C’est bien à l’époque de ch. Alawî, dont ch. Adda
Bentounès se bornera dans bien des domaines à continuer l’action,
que se mettent en place nombre d’initiatives pour diffuser l’islam.
Le maître décide ainsi de fonder des journaux pour propager les
enseignements publics de la confrérie. Aussi bien pour l’éphémère
Lisân al-dîn que pour le Balâgh, la motivation
essentiellement religieuse et la volonté de diffuser de la façon la
plus large possible la religion traditionnelle sont évidentes. Ch.
Adda Bentounès explique ainsi la genèse du Lisân al-dîn (« la
voix de la religion ») :
Ch. Alawî lança le
premier numéro du Lisân
al-dîn
le 14 jumâdâ II 1341, soit l’année 1923, à Alger sous la
direction du regretté jeune professeur Mustafâ Hâfidh, directeur
de l’école coranique d’Alger. Ce périodique s’adressait à
tous les musulmans, et notamment les « bien guidés ».
C’était le seul périodique à exprimer le point de vue de la
religion d’où son nom[6].
Pour
illustrer la vocation du journal, ch. Adda en reprend le tout premier
article, qui exprime très nettement son orientation
religieuse, tout en
semblant dire que, malgré tout, ch. Alawî ne se faisait pas
énormément d’illusion sur l’effet que pouvait avoir cette
initiative[7].
Le
Balâgh,
aboutissement du processus d’institutionnalisation de la confrérie,
représente l’appropriation
par l’Alawiyya d’une technique moderne lui permettant d’inviter
de façon répétée et même lancinante tous les responsables
religieux, parmi lesquels figurent les chefs de confrérie, à œuvrer
de façon générale pour défendre et revivifier l’islam par la
diffusion des sciences islamiques et l’incitation par l’exemple à
en respecter l’éthique et les pratiques. Même si le Balâgh
est un journal fondamentalement religieux et non « spiritualiste »,
le fait qu’il soit inspiré et animé par une confrérie le conduit
à tenir un discours souvent défensif et parfois explicatif sur le
soufisme, tout en restant, en dehors des articles « exotériques »
ou purement informationnels, dans un registre accessible et seulement
sur des idées en quelque sorte intermédiaires entre le soufisme
« pour initiés » et la religion commune à tous. Le
texte publié le 26 octobre 1928 par un disciple de ch. Alawî,
Qaddûr b. Ahmad al-Majâjî, est l’exemple typique de ces
éditoriaux du
Balâgh
qui invectivent les chefs de zaouïas pour les rappeler à leur
mission de diffusion de la tarbiyya,
l’« éducation spirituelle » ; ils doivent
défendre la voie, diffuser la science, ne pas se borner à une
apparence de chapelets et de turbans, et être désintéressés ;
pour l’auteur, sans les turuq,
il ne resterait personne pour illustrer ce qu’était la voie du
Prophète[8].
Un autre article critique par exemple l’état de délabrement de
l’enseignement religieux en Kabylie : l’auteur explique que les
sciences « rationnelles et légales » fleurissaient
auparavant mais qu’elles disparaissent, notamment en raison de
l’influence turque. Puis il affirme que les gens en Kabylie peuvent
passer des années à étudier le Coran sans rien y comprendre ni
pratiquer aucun des cinq piliers de l’islam. Il incite donc les
chefs de zaouïas à retrouver leur rôle car ce sont elles qui
transmettaient auparavant l’enseignement du Coran[9].
Un autre genre d’éditorial classique
du Balâgh
est celui du 22 mai 1931, qui insiste sur le rôle et la
responsabilité des murshîdûna
(maîtres spirituels), dont certains ne sont pas dignes[10].
Également représentatif de cette interpellation constante des chefs
de confrérie, auxquels le Balâgh
entend rappeler leur responsabilité non pas seulement dans le
domaine du soufisme, mais au service de la religion, est l’article
publié le 7 juin 1929 sous le titre : « À l’attention des
cheikhs du soufisme et des dirigeants des zaouïas, je veux dire
l’élite et non les intrus parmi eux ». L’auteur explique
que leur « noble station » les oblige, car ils sont
respectés et écoutés, non pas pour leur propre éminence mais du
fait de leur nisba
(« rattachement à la voie »). Il leur est demandé de
prodiguer tous leurs « efforts pour diffuser l’appel de la
religion parmi les musulmans » : « Nous sommes
aujourd’hui revenus aux débuts, quand l’islam était étranger
au monde. Ce qui vous incombe aujourd’hui n’est plus ce qui vous
incombait hier[11]. »
Cet article illustre bien l’idée, et cela fait partie du caractère
réformateur de l’Alawiyya, que l’affaiblissement de la
civilisation musulmane et la disparition du cadre traditionnel
doivent amener les confréries à prendre en charge l’aspect
exotérique de la religion, c’est-à-dire à se substituer aux
oulémas dans leur fonction d’enseignement religieux général.
Dans un autre article publié le 22 mars 1929, qui informe le public
de la grave maladie contractée par ch. Alawî, ch. Muhammad
al-Madanî rapporte les paroles prononcées par ce dernier à un
moment où tout le monde pense qu’il va mourir. Ch. Alawî, en
présence d’une multitude de disciples, fait une mudhâkara
de nature très anti-maraboutique : l’islam abroge les idoles
matérielles et psychiques, et la croyance populaire en l’idée
qu’un homme peut nuire ou être utile, faire tomber malade ou
guérir est une déviance. Le maître prend l’exemple des gens qui
viennent à la zaouïa pour faire guérir leur enfant par le cheikh,
et pensent, lorsque son état empire, que le cheikh ne s’est pas
intéressé à leur fils. Citant le verset : Dis
: « Je ne peux ni me nuire ni m’être utile »,
le cheikh prend alors l’exemple de sa propre maladie et met en
garde contre l’« associationnisme caché »[12].
Sur
la présentation du soufisme en lui-même et hors toute polémique,
le Balâgh
publie également des articles, mais ils ne sont pas si nombreux et
restent souvent sur le terrain des généralités. Sont abordés les
thèmes de la sainteté[13],
la nature du soufisme[14],
la spiritualité comme « cœur de l’islam[15] »,
la notion de « contemplation[16] »,
l’importance de l’intention et de la sincérité[17],
quelques principes basiques tels que la complémentarité de la
science et des œuvres[18]
ou le ternaire
sharî‘a
- tarîqa
- haqîqa[19].
Certains de ces
articles sont même des reproductions partielles de conversations
orales de ch. Alawî, comme un texte[20]
sur le thème du
« maître spirituel ». Les articles peuvent partir de
généralités puis aborder selon les circonstances telle ou telle
question particulière : c’est ce que fait Qaddûr b. Ahmad
al-Majâjî avec une une sorte de questions/réponses sur les turuq
et les turuqiyyîn,
abordant « l’éminence de ces voies », « ce à
quoi elles se consacrent », leurs résultats et méthodes, ou
la raison pour laquelle il est non seulement possible mais nécessaire
pour un disciple de changer de maître spirituel pour parfaire son
éducation spirituelle[21].
Il peut s’agir également de simples poèmes[22]
ou d’article se
limitant à un éloge des gens de la voie et de ch. Alawî en
particulier[23].
Mais dans l’ensemble et en termes quantitatifs, la place occupée
dans le Balâgh
par des articles consacrés au fond doctrinal ou aux méthodes du
soufisme est assez limitée, et le Morchid
fondé en 1947 par ch. Adda Bentounès, journal lui aussi
fondamentalement
religieux, contiendra même plus de thématiques directement
« spirituelles ».
En
réalité, le thème le plus fréquent du Balâgh,
s’agissant de soufisme, est sa partie polémique de défense contre
les modernistes et surtout les réformistes. Souvent, le Balâgh
assure la défense du soufisme sur les thèmes favoris de ses
adversaires : le samâ‘[24],
le dhikr[25],
la ‘imâra[26],
le tawassul[27],
le mawlid,
la visite des tombes[28],
la notion d’« innovation blâmable[29] »,
la critique des zaouïas, que « les jeunes partisans de la
Nahda,
spécialement les occidentalisés parmi eux, ainsi que ceux qui se
présentent sous l’étiquette de la réforme sont habitués à
critiquer, traitant même parfois les gens des zaouïas de mécréants
alors qu’eux-mêmes ne savent rien de l’islam et n’en
pratiquent même pas la prière[30] »,
ou encore la critique des soufis qu’on accuse de « profiter
de leurs disciples ».
Ce
rapide panorama des articles en lien avec le soufisme montre
qu’on est loin de la métaphysique, mais en revanche il est
indéniable que l’organe de la confrérie pèse de tout son poids
dans la société algérienne pour conduire le monde confrérique à
jouer un rôle dans la revivification de l’islam algérien sous une
forme autochtone et contre ce réformisme assimilé à une innovation
importée, en insistant sur l’enseignement moral et religieux, au
lieu de s’arquebouter sur des pratiques et des organisations
maraboutiques d’un autre âge. Cela dit, contrairement à ce que
laisse entendre A. Berque, on n’y trouve pas ou on n’y
trouve peu
d’attaques frontales de tel ou tel rite « maraboutique »
jugé incompatible avec l’orthodoxie, mais plutôt un travail
méthodique de rappel aux chefs de confrérie de l’importance de
leur rôle dans l’éducation islamique et morale des masses.
[1]
À l’époque où cette
attestation est écrite, le Balâgh
n’existe pas encore.
[2]
Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id,
op. cit.,
p. 102-103. En note, Jarîdî précise que cela se passait en fait
dans la maison de l’adjoint au préfet, à l’époque où les
autorités tracassaient le cheikh.
[21]Balâgh
II, p. 102-106 (n° 75 du 29 juin 1928).
[22]
Exemples : Balâgh
II, p. 70-72 (n° 17 du 24 avril 1927), p. 107 (n° 306 du 11 août
1933), p. 126-127 (n° 18 du 29 avril 1927) et p. 139 (n° 195 du 9
janvier 1931).
[23]
Exemples : Balâgh
I, p. 264-265 (n° 46 du 25 novembre 1927), p. 281-285 (n° 11 du 4
mars 1927) et p. 315 (n° 30 du 29 juillet 1929).
[24]
Le « chant spirituel » ;
cf. par ex. Balâgh
II, p. 297-299 (n° 82 du 17 août 1928).
[25]
L’« invocation » ;
cf. par ex. Balâgh
I, p. 270-271 (n° 134 du 6 septembre 1929) et Balâgh
II, p. 331-334 (n° 16 du 15 avril 1927).
[26]
Le dhikr
debout et en rythme ; cf. par ex. Balâgh
II, p. 297-299 (n° 82 du 17 août 1928).
[27]
La recherche de l’intermédiation
des saints ; cf. par ex. Balâgh
II, p. 83-89 (n° 238 du 11 décembre 1931), p. 90-97 (n° 317 du 17
novembre 1933) et p. 98-101 (n° 286 du 6 janvier 1932).
[28]
Par ex. Balâgh
II, p. 78-82 (n° 255 du 20 mai 1932).
[29]
Par ex. Balâgh
I, p. 104-107 (n° 119 du 17 mai 1929), Balâgh
II, p. 51-53 (n° 320 du 8 décembre 1933) et p. 255-259 (n° 274 du
14 octobre 1932).
[30]
Par ex. Balâgh
II, p. 119-121 (n° 300 du 14 juillet 1933).