Effectivement,rien n’est plus nuisible pour l’aspirant que de fréquenter ce genre de personnes — que Dieu nous préserve de leur mal.
Le savant insouciant de Dieu, c’est celui qui se limite à l’aspect exotérique de la tradition, négligeant ce qui va au-delà. Il prétend qu’il n’y a pas d’autre science que celles qu’il a acquises, ignorant les secrets spirituels que le Peuple est seul à détenir et à transmettre. Rien n’est plus nuisible qu’une telle personne, car celui qui le fréquente le prendra inévitablement comme modèle, voyant en lui un savant. Il est même possible qu’il lui démontre par a plus b que l’islam n’est rien de plus que ce qu’il en a lui-même compris. Les gens qui le suivent acquerront ainsi une connaissance purement extérieure du Livre et de la tradition du Prophète, et passeront totalement à côté de la réalité intérieure qui était celle des compagnons de l’Envoyé, eux qui étaient purs et exemplaires. La plupart des gens suivent ce genre de savants, car ils affichent l’étiquette de la science et de l’enseignement, alors même qu’ils représentent en réalité un obstacle à l’acquisition de la véritable science, qu’ils ne connaissent pas car elle ne se limite pas au domaine de la raison et de la tradition.
Le sultan des amoureux a dit :
Au-delà des paroles transmises,
Se trouve une subtile science,
Qui échappe à l’emprise
Des plus saines intelligences.
De moi je l’ai reçue, en moi je l’ai prise,
Et c’est mon âme qui m’a pourvu en abondance.
Il a également dit :
Passe à la vérité de la certitude et affranchis-toi
Des écrits et de la raison qui tranche.
Si ce genre de savant savait de toute certitude qu’il existe au-delà du domaine de la raison et de la tradition un secret bien caché que détiennent les savants par Dieu, il ne s’en tiendrait pas là et chercherait à acquérir ce secret aussi précieux que puissant. J’ai écrit en ce sens le poème suivant :
Une science aux créatures totalement dissimulée,
Un secret préservé que les mots ne sauraient exprimer,
Un être puissant dont le cœur renferme un secret puissant,
Et c’est Dieu, le Prophète et le saint qui détiennent la puissance.
Le Prophète a dit : " La science est comme un secret préservé : seuls les savants par Dieu la connaissent ; et lorsqu’ils la manifestent, ceux qui se trompent au sujet de Dieu les blâment. " Il résulte de ce hadith que certaines sciences sont cachées ; autrement dit, certaines connaissances ne relèvent pas de ce qu’on a l’habitude d’appeler " science ". Voilà pourquoi, comme on l’a vu plus haut, l’aspirant ne doit pas fréquenter les savants dont la science se borne aux aspects exotériques des textes sacrés. Tout au plus peut-il acquérir auprès d’eux la connaissance des règles de la Loi, mais il ne doit en aucun cas les prendre pour modèles, concernant la disposition intérieure ou le caractère. Le sultan des amoureux a dit :
Ne sois pas de ceux que leurs cours ont rendus faibles d’esprit,
Emportant leur intelligence et laissant place à l’inconsistance.
Ainsi, un savant qui met véritablement en pratique sa science ne peut s’en tenir aux seules sciences qu’il connaît, mais doit rechercher ce qui lui fait défaut, en application du verset suivant : Au-dessus de chaque savant, il y a quelqu’un de plus savant (12, 76). La science n’a pas de limite au niveau des créatures, et c’est seulement leur Créateur qui l’englobe tout entière. Seul Dieu, l’Immense, connaît tout le connaissable. Que détiennent donc nos oulémas de cette science dissimulée et de ce secret préservé ? Par Dieu, nul n’est véritablement savant tant qu’il n’a pas fréquenté le Peuple et bu de sa coupe ! S’il ne le fait pas, il n’a de savant que le nom. Après avoir goûté la boisson du Peuple, l’Émir ‘Abd al-Qâdir s’est exclamé :
Si les savants éminents avaient senti dans leurs cours son parfum,
Leurs pensées n’auraient pas dévié du bon chemin.
Combien est médiocre ce dont ils se satisfont ! Quel éloignement par rapport à elle !
Leur conduite est inique et leur rejet intentionnel.
Elle est la science, toute la science,
Le centre autour duquel tournent en permanence les sciences.
Pour être vraiment savant, cette boisson doit être ingurgitée ;
Tout ignorant s’égare pour l’avoir ignorée.
Nulle tromperie en ce monde, nulle calamité
Ne sont pires que de s’en voir privé…
La fréquentation d’un soufi ignorant est également nuisible, et même plus nuisible que celle du savant insouciant dont nous venons de parler. Cette expression vise le prétendu cheikh qui revendique la maîtrise spirituelle et affirme connaître les modalités du cheminement initiatique, alors que ses connaissances en la matière sont purement théoriques. Un tel genre de maître est séparé et sépare de Dieu, et rien n’est plus grave que sa faute, car le Prophète a dit : " Le pire châtiment, le jour de la résurrection, sera infligé à celui que les gens estimaient, alors qu’il n’y avait en réalité rien de bon en lui ", c’est-à-dire celui qui revendique la maîtrise spirituelle, prenant l’aspect du Peuple, mais chez qui tout cela relève d’une prétention totalement illusoire. Voilà ce que signifie l’expression " soufi ignorant " qu’emploie l’auteur. Quant à celui qui ignore les règles de la Loi, il ne réussira probablement pas à duper l’aspirant, et d’ailleurs on ne peut employer en toute rigueur le terme " soufi " à son sujet, mot qu’utilise ici l’auteur. Ce dernier vise donc bien le prétendu maître, qui n’a reçu du Peuple que le rite de rattachement, l’utilisation du rosaire et de la canne, ainsi que le port du turban. Il ressemble ainsi au Peuple extérieurement mais s’en distingue intérieurement. On a dit en ce sens :
Le soufisme, ce ne sont pas les cannes et les chapelets ;
La qualité de faqîr, ce n’est pas une apparence qui te fait accéder au faste,
Ou aller de ci, de là avec un froc rapiécé,
Alors qu’à l’intérieur se trouvent l’orgueil et l’excès ;
Ou exhiber ton ascétisme en ce bas-monde alors
Que tu t’acharnes sur lui autant que le chien s’acharne sur la charogne.
La qualité de faqîr est un secret dont l’ego te voile ;
Enlève ton voile et l’obscurité sera illuminée.
Abandonne le genre humain et éteins ton moi en un instant ;
Oublie le monde sensible et pleure des larmes de peine.
J’ai écrit ce poème pour louer la voie du Peuple et ceux qui l’ont suivie :
Ô substance précieuse, comme l’est sa recherche même !
Ô voie sublime, qui au-dessus de la vie animale s’élève !
Ses gens disposent des vertus et nobles qualités.
La canaille, dans son ignorance, s’est imaginée
Que la voie du Peuple consiste à s’affubler d’un turban,
À former de n’importe quelle manière des clans,
Alors que la Loi de Dieu s’oppose à tous les péchés.
Il n’y a rien de bon dans la plupart de leurs conversations,
Sauf quand l’un d’eux recommande ce qui est bon (4, 114),
Et s’oppose à toute forme d’iniquité.
Une telle personne n’est rien d’autre qu’un obstacle sur la voie, car sa fréquentation est plus nuisible qu’utile. L’aspirant se doit donc d’éviter ce genre de personnes, qui ont pour particularité d’affirmer " qu’il est difficile de rejoindre Dieu, surtout pour des gens comme nous ", et de critiquer ceux qui insistent sur Sa proximité : c’est un signe qui permet de les reconnaître. Ils semblent ne pas avoir entendu Sa Parole (2, 186) : Quand Mes serviteurs t’interrogent à Mon sujet, Je suis proche en vérité. Mais en réalité, ce qu’ils disent n’est que la conséquence de leur propre éloignement : " La caque sent toujours le hareng. " J’ai écrit en ce sens :
Si tu tombes sur quelqu’un qui prétend détenir la vérité,
Parle de réalisation spirituelle et de la plus haute station,
Alors n’en reste pas là ; ses affirmations doivent être corroborées.
Demande-lui s’il connaît l’arrivée et l’union.
S’il parle de difficultés, c’est qu’il est éloigné.
S’il se réfère à la proximité, déduis-en qu’il est qualifié.
L’auteur parle d’ailleurs dans le chapitre suivant des signes qui permettent de reconnaître le véritable maître.
Concernant le cas du prédicateur hypocrite, l’aspirant se rendra généralement compte de ce qu’il en est, s’il est sincère avec Dieu aussi bien extérieurement qu’intérieurement, et son intelligence lui permettra de comprendre comment ce genre de prédicateur interprète à l’envers et hors de leur contexte les données traditionnelles qu’il utilise, enchaînant ses propos en dehors de toute cohérence. De tels prédicateurs se nuisent à eux-mêmes bien plus qu’ils ne nuisent aux autres.
Sache que la décadence qui affecte les sociétés musulmanes est directement liée à la présence de ce genre de savants hypocrites qui ressemblent au cuisinier, dont l’objectif consiste à réaliser la composition culinaire que le consommateur pourra ingurgiter et qui lui plaira. C’est l’inverse qu’il convient de faire : il faut agir tel le médecin qui établit la liste des différents médicaments de son ordonnance en fonction de la pathologie du malade, quand bien même ce dernier éprouverait dans un premier temps une certaine anxiété au moment de les absorber, car le soulagement qu’il en retire le conduit à les apprécier et à en redemander : c’est ainsi que procèdent ceux qui disent la vérité et recherchent l’intérêt des créatures. Quant au prédicateur hypocrite, ses propos ne produisent aucun effet sur les gens car ceux-ci voient bien que lui-même n’applique pas ce qu’il dit, et c’est à cela que l’on se réfère lorsqu’on le qualifie d’hypocrite (mudâhin) ; ce qu’il dit n’a donc aucun intérêt : L’écume s’en va au rebut, mais ce qui est utile aux hommes demeure sur terre (13, 17).
Tout propos porte la marque de celui qui le tient, et lorsqu’il vient véritablement du cœur, il touche les cœurs. En revanche, s’il s’agit simplement de phraséologie, cela ne marche pas.
Fréquenter un hypocrite est de toute façon nuisible pour l’aspirant car on a dit : " Ne fréquente que celui dont l’état t’amène à te ressaisir spirituellement et dont les propos t’orientent vers Dieu. " On a dit également :
Choisis pour compagnon celui qui obéit à Dieu,
Car le caractère de ton compagnon déteindra sur le tien.
Éditions La Caravane |
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