Quant à moi, je dis qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un homme qui adhère à la tradition du Prophète et revêt ses qualités puisse le voir : celui-là ne peut échouer ni faire fausse route, et tout va pour le mieux pour lui. C’est cela notre credo, et nous y souscrirons jusqu’à notre mort. Rien ne va lorsque l’on se détourne de la tradition pour s’orienter vers l’innovation blâmable, remplace les qualités louables par les qualités blâmables, et se trouve à tel point englouti dans ses caprices qu’on ne distingue plus entre les bonnes et les mauvaises actions. Mais tout va bien pour celui qui abandonne un tel comportement et suit la plus excellente des voies. Comment en serait-il autrement alors qu’il suit les ordres de son Seigneur ? Non, par Dieu, les gens de l’esprit (ahl al-ma‘ânî) sont certainement ceux qui désirent voir le Prophète ! Ils ont rompu avec les habitudes de leur âme, abandonné tous les liens, et c’est pourquoi les inspirations spirituelles leur sont venues.
Quant aux gens du monde sensible, ils ne désirent pas cette vision ni même ne l’espèrent, car l’espérance, pour être authentique, doit s’accompagner d’actes, et sinon il n’y a là que velléités. Comment la désireraient-ils, alors qu’elle est le contraire du sensible, et que deux contraires ne peuvent être réunis ? Chaque fois que le sensible monte en puissance, le spirituel s’affaiblit, et réciproquement.
Par Dieu, le monde sensible domine tellement les gens qu’ils ne se préoccupent que de lui, ne parlent que de lui, et ne s’activent que pour lui — nous nous réfugions en Dieu ! Peu nombreux sont ceux qui le laissent. Comment les sens spirituels viendraient-ils à de telles personnes, alors qu’ils ne viennent qu’à celui qui l’a délaissé et n’en attend plus rien ?
Oui, vraiment, quand un homme l’abandonne et n’en attend plus rien, les sens spirituels lui viennent sans aucun doute, comme ce fut le cas pour bien d’autres. Puis ils l’emmènent de monde en monde, et s’il ne s’en tient pas là, il arrive aux deux nobles Présences, la Présence Seigneuriale et la Présence Prophétique ; il est cependant certain que seul celui qui s’est affranchi de ses vices et a éliminé ses impuretés peut accéder à une telle vision. C’est incroyable ! Comment peut-on nier, trouver invraisemblable où s’étonner qu’on puisse voir le Prophète alors que beaucoup de Saints l’ont clairement vu à l’état de veille ? Par Dieu ! Sîdî l-Bûsayrî a totalement raison lorsqu’il dit :
C’est l’ophtalmie qui amène l’œil
A contester la luminosité du soleil,
Et c’est la maladie qui conduit la bouche
A critiquer le goût de l’eau.
Quant à moi, je conseille à quiconque veut savoir si l’on peut voir le Prophète à l’état de veille, ou s’il ne peut être vu qu’en songe, de consulter les livres du Peuple, comme ceux des Imams al-Rassâ‘, Abû Nu‘aym al-Isbahânî, al-Suyûtî ou les autres. Il y verra que les Saints voient le Prophète aussi bien en songe qu’à l’état de veille, aussi clairement que l’on voit le soleil. Ils voient également les autres Prophètes et les anges.
L’éminent Jalâl al-dîn al-Suyûtî écrit dans son Tanwîr al-halak fî imkân ru’ya l-nabî wa l-malak :
" Le Shaykh ‘Abd al-Ghaffâr Ibn Nûh al-Qûsî dit dans son livre al-Wahîd : "Le Shaykh Abû Abdallâh al-Uswânî d’Akhmîm était l’un des compagnons du Shaykh Abû Yahyâ. Il affirmait voir le Prophète à chaque heure, et c’est tout juste s’il ne racontait pas quelque chose à son sujet à chaque heure." Il dit également dans cet ouvrage : "Le Shaykh Abû l-‘Abbâs al-Mursî était en contact avec le Prophète. Le Prophète lui rendait son salut quant il le saluait, et lui répondait lorsqu’il s’adressait à lui." Le Shaykh Tâj al-dîn Ibn ‘Atâ’ Allâh raconte dans ses Latâ’if al-minan : "Un homme dit à Sîdî Abû l-‘Abbâs al-Mursî : ‘Serre-moi la main, toi qui as rencontré des Hommes et des Abdâl !’ ‘Par Dieu, c’est la main du Prophète et rien d’autre que cette main a serrée !’ lui fut-il répondu." Ibn ‘Atâ’ Allâh raconte dans le même ouvrage : "Le Maître a dit : ‘Si le Prophète m’était voilé ne serait-ce que le temps d’un clin d’œil, je ne me considèrerais pas comme musulman.’ " Le Shaykh Safî al-dîn Ibn Abî l-Mansûr, dans sa Risâla, et le Shaykh ‘Abd al-Ghaffâr, dans son livre al-Wahîd, racontent que le Shaykh Abû l-Hasan al-Zurqânî affirmait avoir entendu le Shaykh Abû l-‘Abbâs al-Tanjî raconter l’histoire suivante : "J’arrivai chez Sîdî Ahmad al-Rifâ‘î, qui me dit alors : ‘Je ne suis pas ton Maître ; ton Maîtreest ‘Abd al-Rahîm de Qena. Va le voir !’ Je partis à Qena et me rendis chez le Shaykh ‘Abd al-Rahîm, qui me dit : ‘Connais-tu l’Envoyé de Dieu ?’ Je répondis que non, sur quoi il me dit d’aller à Jérusalem pour connaître l’Envoyé de Dieu. Je m’y rendis, et aussitôt entré dans la mosquée, voilà que l’Envoyé de Dieu occupait l’intégralité du Ciel, de la Terre, du Trône et du Piédestal. Je revins alors chez le Maître, qui me dit : ‘Connais-tu l’Envoyé de Dieu ?’ J’acquiesçai. ‘Maintenant, ta voie est complète. Les Pôles ne sont Pôles, les Awtâd ne sont Awtâd et les Saints ne sont Saints que par la connaissance de l’Envoyé de Dieu’ me dit-il." "
Ce passage est extrait du Tanwîr al-halak d’al-Suyûtî, qui contient bien d’autres histoires du même genre. D’autres livres du Peuple rapportent également des récits aussi extraordinaires qu’étranges à ce sujet.
Mon Seigneur m’a gratifié au début de la Voie. J’étais alors un jeune homme et me trouvais à Fès. C’était en 1182. Je ne voyais en moi-même, comme en tout être et en toute chose, que Dieu. Mais en même temps que je voyais Dieu, je voyais le Prophète ; ou encore : en même temps que je le voyais, je voyais Dieu. Cette vision me rendait perpétuellement ivre et lucide à la fois. A certains moments, l’intensité de mon ivresse et de ma lucidité augmentait tellement que ma peau n’était pas loin de se déchirer et que j’étais à deux doigts d’être effacé de l’existence. Mon Seigneur me fortifia alors d’une force que je n’avais jamais connue, dont je n’avais jamais rien entendu dire et dont nul ne m’avait jamais parlé : c’est-à-dire qu’Il mit ma force dans ma faiblesse, ma chaleur dans ma froideur, ma gloire dans mon humiliation, ma richesse dans ma pauvreté, ma puissance dans mon incapacité, mon aise dans ma gêne, mon épanouissement dans ma contraction, ma victoire dans ma défaite, ma plénitude (wajd) dans mon manque (faqd), mon élévation dans mon abaissement, mon union dans ma séparation, ma proximité dans mon éloignement, mon amour dans mon rejet, ma purification dans ma corruption, mon profit dans ma perte, ma grandeur dans mon avilissement, et ainsi de suite.
C’est ainsi que mes pas ont été affermis dans la Voie, à tel point que j’ai pu survivre à cette époque difficile, époque dont les aspects positifs sont certes peu nombreux en regard de ses maux, sans compagnon, c’est-à-dire sans Maître.
Sachez, mes frères, que les gens sérieux ne font rien par hasard. Quels que soient leurs actes, ou disons aussi insignifiants qu’ils puissent paraître, la nouvelle s’en répand dans toutes les contrées, atteignant les hommes libres et les esclaves, les grands parmi eux comme les petits. Et alors même qu’ils n’en comprennent pas les raisons, tous en parlent, ce qui confirme la parole de l’Envoyé de Dieu : " Dieu fait que chacun manifeste ce qu’il porte en lui. "
Alors comprenez bien et rendez-vous compte de ce qui arrive actuellement, car je vois que se produisent un grand bien et un secret clair et évident.
Salut !
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