Cheikh Adda Bentounès, troisième maître de la confrérie, joue un rôle très important dès 1923, auquel le développement multiforme de l’Alawiyya doit beaucoup. D’un caractère très différent de celui de ch. Alawî, c’est un meneur d’hommes né et un organisateur hors pair et s’il a plus écrit qu’on ne le pense généralement, ce n’est pas un écrivain doctrinal comme peut l’être son maître. C’est sur lui que ch. Alawî va s’appuyer continuellement pendant les dix dernières années de sa vie.
Sa biographie a déjà fait l’objet de plusieurs livres publiés ; aussi, il n’est pas nécessaire de rentrer dans les détails à ce sujet, et on se contentera ici d’en rappeler les principales étapes. En revanche, il est très important d’insister sur quelques aspects essentiels de la vie et de la personnalité de cet homme bien injustement sous-estimé tant par certaines autorités françaises, influencées et même longtemps solidaires par intérêt de certains de ses opposants algériens, que par certains intellectuels occidentaux. Mal perçu, cheikh Adda le fut à la fois en raison de son langage simple et direct mais également parce qu’il semble avoir fait tout son possible pour vivre intellectuellement dans l’ombre de ch. Alawî sans jamais prétendre l’imiter, ni dans ses écrits doctrinaux ni dans ses poèmes : en revanche, ses mudhâkarât et son enseignement oral au jour le jour n’étaient probablement pas très différents de ceux de son maître, mais pour le savoir encore aurait-il fallu que les Occidentaux, musulmans ou non, qui émettaient des jugements négatifs à son sujet, connaissent réellement les deux maîtres, ce qui ne fut le cas d’aucun d’entre eux. L’effacement et l’abaissement, comme pour ch. Bûzîdî, furent son lot quotidien, et même lorsqu’il était moqaddem. L’un de ses derniers disciples vivants au début du XXIe siècle récemment décédé, Sîdî Alawî Bendimérad, fils d’un des proches des cheikhs Bûzîdî et Alawî, Salah Bendimérad, racontait souvent que lors des réunions spirituelles, pendant que les disciples remplissaient progressivement la zaouïa, ch. Adda Bentounès restait, lui, à la porte pour ranger méticuleusement les chaussures. Selon ce disciple, quel que soit l’abaissement que les autres disciples tentaient d’incarner, ils le trouvaient toujours plus « bas ». On raconte également que lors du voyage au Maroc de ch. Alawî en 1928, qui était à ce moment accompagné de dignitaires religieux ou de grands fuqarâ’, sa voiture tomba en panne : ch. Adda, qui était le chauffeur de ch. Alawî et avait probablement appris la mécanique lors de son service militaire, n’entrepris de réparer l’avarie qu’après avoir placé le cheikh et ses invités bien à l’ombre et leur avoir préparé un thé, afin qu’ils attendent sur le bord de la route de la moins désagréable des manières : bref, en un mot comme en cent, ch. Adda Bentounès fut pour les disciples l’incarnation d’un fameux dicton soufi : Sayyid al-nâs khâdimuhum, dont le sens principal est que la vraie noblesse réside dans le service de l’autre. Mais pour ceux qui l’ont connu de près, ce qui émanait de ch. Adda était surtout, bien au-delà d’un discours ou d’une posture quelconque, une présence spirituelle impalpable mais évidente. Bien des Occidentaux qui n’étaient pas musulmans et encore moins ses disciples la sentirent à leur façon, et le témoignage de Jean Biès en est un exemple :
Il avait pour lui une natte, une brique pour oreiller, il se nourrissait de pain d’orge […] Il est de ces êtres dont on ne peut rien dire et qu’on diminue à mesure qu’on en parle […] En lui respiraient l’humilité, l’amour, la patience, la bonté, la simplicité. Il avait des mots exquis ou sublimes […] À l’enseignement écrit, il préférait l’oralité. Comme tout homme de tradition, pour lui, plus que les écrits, demeureront les paroles, plus sûrement gardées dans la mémoire que dans le marbre. Il s’exprimait en phrases courtes, ponctuées de longs silences, modelées de gestes vagues, paroles concrètes et imaginées, gracieuses paraboles d’une apparente naïveté[1].
Une disciple française évoque ainsi ensemble l’effacement et la « présence » intense de ch. Adda :
Lorsque je montai rejoindre les foqaras dans la salle où nous prenions nos repas… j’aperçus quelqu’un assis sur un tapis de prière rajustant son turban déroulé. Je reconnus le cheikh sans son burnous. Il était délivré des exigences contraignantes du degré spirituel, comme un homme de peine ayant soulagé ses épaules d’une charge accablante. Il ne subsistait qu’une dépouille corporelle : exemple vivant du dénuement absolu du parfait serviteur de Dieu... J’écoutais ce qu’il me disait, mais je ne l’entendais qu’à peine. Le visage du cheikh absorbait mon attention. Je découvrais dans son visage, comme dans un livre ouvert, un trésor de vertu, de sincérité, qui, par sa réserve pudique, imprégnait ses traits d’une douceur plus impressionnantes qu’une fière assurance[2].
C’est le 29 octobre 1898 à huit heures, selon son acte de naissance, que naît, dans le quartier de Tigditt à Mostaganem, Adda Bentounès, de Benaouda el Hadj Bentounès, épicier âgé de 53 ans, et Fâtima Benkherchouche, alors âgée de 45 ans. C’est le benjamin d’une famille de « vieille souche mostaganémoise modeste par son rang social[3] », qui compte déjà cinq fils, dont l’aîné, Munawwar, est le plus instruit. Comme ses frères, ch. Adda fréquente l’école coranique mais n’y apprend, comme ch. Alawî avant lui, que quelques ahzâb. Son père était moqaddem de l’autre branche des Darqâwâ de Mostaganem, celle de Qaddûr b. Slîmân. Son frère aîné Munawwar, lui, a choisi de suivre ch. Bûzîdî, et des anecdotes orales mentionnent la présence très tôt de ch. Bûzîdî dans la maison des Bentounès. Il exerce très tôt le métier de cordonnier comme Alawî avant lui[4]. Ses opposants du milieu savant insisteront beaucoup, de façon intéressée, sur son manque d’instruction religieuse, ce qui est exagéré car ch. Adda a reçu l’éducation traditionnelle classique des enfants cette époque : « Son père l’inscrit à l’école du cheikh Belhamissi ou il apprend la lecture, l’écriture, le Coran, les hadiths, la jurisprudence (fiqh) et la grammaire[5]. » Il suivra certainement (mais seulement « à ses heures perdues » comme son maître avant lui) des cours dispensés à la zaouïa Alawiyya et donnés par des disciples lettrés tel que ch. Muhammad al-Madanî. C’est que ch. Adda, amené par son frère aîné Munawwar, a commencé très tôt, dès huit ou dix ans selon les sources[6], à fréquenter ch. Bûzîdî et les fuqarâ’ : le contact de ch. Adda avec ch. Alawî est donc antérieur à la mort du maître de ce dernier, et il est donc bien naturel qu’il ait une connaissance quasi familiale de ch. Alawî car il les fréquente, lui et la zaouïa, en permanence : « J’ai été élevé, dit-il, depuis mon enfance par notre vénéré cheikh[7] ; il m’a dressé à son école, me faisant vivre sa vie intime, j’ai vécu ce qu’il a vécu[8]. » Dans l’un de ses poèmes, il emploie une image encore plus frappante qui se réfère à la fois à ch. Alawî et au milieu confrérique mostaganémois ; c’est que, contrairement à d’autres, il n’a pas connu autre chose que le soufisme, dans la marmite duquel il est tombé enfant :
Ils ont pris soin de moi depuis longtemps, alors même que j’étais dans le berceau ;
Ils m’ont accepté et mon bonheur, c’est d’avoir grandi à leur service[9].
Lorsqu’il écrit la Rawda en 1936[10], il explique qu’il a tenu à écrire ce livre car il a une vaste connaissance de ch. Alawî, « dans la maison duquel j’ai été élevé, du lait duquel je me suis alimenté, en compagnie duquel je veillais la nuit et dont je partageais l’intimité la plupart du temps[11]. »
L’une des étapes importantes de sa jeunesse, qui joue en partie dans la question de l’ouverture sur l’Occident de la confrérie, est son service militaire. L’établissement de la conscription obligatoire pour les musulmans était tout récent. Au début de la Première Guerre mondiale, les autorités françaises n’étaient pas du tout certaines que les musulmans répondraient à l’appel d’une « patrie » qui ne faisait aucun effort pour eux et bloquait toutes les réformes favorables esquissées à la fin du siècle précédent. Pourtant, le nombre d’engagés ne fit qu’augmenter d’année en année et « les contingents eux-mêmes furent progressivement appelés en entier, combattants et auxiliaires[12] ». On eut donc très peur à la zaouïa que le jeune Adda ne dût partir à la guerre, car il appartenait à la classe 18 indigène. Mais il reste heureusement et sert dans le 20e régiment des tirailleurs algériens, exerçant les soldats algériens au tir à Mostaganem[13]. C’est grâce à son service militaire qu’il va acquérir une bonne connaissance du français et des Français, mais c’est également là que ses qualités de chef spirituel trouvent à s’exercer, puisqu’il joue un rôle religieux et spirituel à l’égard des autres musulmans effectuant leur service avec lui. Jarîdî, qui vivait à cette époque à Mostaganem, l’évoque dans les Shahâ’id :
Il leur faisait aimer le dhikr et ses pratiquants, au point où la shahâda était invoquée jour et nuit à voix haute dans la caserne. Cela plut aux militaires français qui voulurent étendre cette pratique. Les soldats lors de leurs exercices invoquaient Dieu, avec le cheikh Adda Bentounès et les fuqarâ’ à leur tête. Cela se passait à Mostaganem. Quand il fut envoyé à Ras al-mâ’ dans le Sahara, il fit de même[14].
On voit ici que c’est à peine âgé de vingt ans et dans la propre ville de ch. Alawî que ch. Adda commence à enseigner le dhikr[15]. Il y avait également d’autres disciples alawis dans la même caserne, dont notamment Ibn ‘Abdallâh Ben Guettat. Ce que ne dit pas ici Jarîdî, c’est que cette pratique si peu conforme à la laïcité, comme on dirait aujourd’hui, finit par déplaire aux autorités militaires, et selon Khelifa, ce sont ces marches militaires scandées par le dhikr qui valurent à ch. Adda, de la part du capitaine de la garnison de Mostaganem, une mutation disciplinaire à Bedeau (Ras al-mâ’)[16]… où il continua pourtant à faire de même : « Il agit là-bas de façon semblable, en faisant se déplacer les militaires autour de lui à la façon des fuqarâ’. Ils passaient plus de temps à la mosquée que n’importe où ailleurs[17]. »
Cette époque de sa vie est donc très importante car elle l’introduit dans ce monde occidental auquel son maître, tout en l’observant attentivement, est toujours resté lui-même relativement extérieur. Cette étape marque également comme on l’a vu ses premiers pas dans la fonction de direction spirituelle.
Lorsqu’il est démobilisé en 1921, c’est avec le grade de sergent qu’il retourne à la zaouïa, qualité qui servira ch. Alawî et la confrérie à plus d’une reprise[18], et des années plus tard, à l’un de ses disciples issu du milieu conservateur de Tlemcen qui lui fait part de ses scrupules à effectuer son service militaire, il dira : « Il n’y a pas de mal pour un fils à faire comme son père. »
En 1921, âgé d’à peine 23 ans, ch. Adda Bentounès est déjà un « haut dignitaire » de la confrérie, dont même les savants religieux écoutent en silence les mudhâkarât. Dans une lettre adressée à ch. Alawî par le mufti de Blida, Ibn Qaddûr Ahmad b. al-Hâjj al-‘Arabî, le 27 décembre 1921, soit quelques mois ou semaines après sa démobilisation, l’auteur signale que « Sîdî Adda, Muhammad al-‘îd[19] et Sîdî Muhammad al-Sharîf al-Zwâwî sont arrivés cette semaine à Blida, ce dont nous nous sommes réjouis car ils nous ont enlevés toute peine grâce à leur compagnie et leurs mudhâkarât. De même, des fuqarâ’ d’Alger sont venus pour les voir[20]. » Ch. Adda est donc cité en premier dans un trio qui appartient sans nul doute à l’« élite » de la confrérie mostaganémoise.
Mais à peine terminé son service militaire, ch. Adda entame une formation religieuse à la Zitouna. Selon Khelifa, c’est à sa propre demande et sur autorisation de ch. Alawî[21]qu’il a souhaité suivre cette formation. Il ne serait pourtant pas étonnant que ce soit Alawî lui-même qui, anticipant sur le rôle qu’il allait lui confier, ait voulu lui donner l’assise « scientifique » qui lui avait lui-même fait défaut, « à toutes fins utiles », et cette question d’une légitimité presque académique, quoique purement « exotérique », allait effectivement prendre une certaine importance, puisque de confrérie l’Alawiyya se transformait de plus en plus en une complexe organisation exo-ésotérique multiforme. Quoi qu’il en soit, ch. Adda séjourne de 1921 à 1923 à Tunis pour suivre les cours religieux de la Zitouna, ce qui ne semble pas l’avoir empêché de faire quelques voyages, comme on vient de le voir. Cependant, il ne termine pas son cycle de formation, car il est rappelé subitement à Mostaganem par le maître « dont le neveu, Muhammad Ben Bernou, moqaddem de la zawiya, est tombé gravement malade[22]. »
En réalité, il y a alors deux moqaddems à Mostaganem. Le neveu de ch. Alawî est son homme de confiance, aussi omniprésent auprès du cheikh que ch. Adda le deviendra ultérieurement ; à ce titre, il peut effectivement être considéré comme moqaddem, et c’est ce que dit le Docteur Carret, qui n’en connaît pas d’autre. Cela dit, Jarîdî n’emploie pas le terme et le présente ainsi :
C’est le neveu du cheikh Alawî, qu’il avait pris comme fils [adoptif] dès son plus jeune âge car il n’avait pas d’enfant. C’est le cheikh qui s’occupe de lui, et c’est ce neveu qui s’occupe la plupart du temps des affaires de la zaouïa (al-mutakaffil bi shu’ûn al-zâwiya) aujourd’hui[23].
Cette présentation de Jarîdî, nécessairement écrite en 1924/1925, est également intéressante car elle montre que malgré sa « grave maladie », Ben Bernou continue à jouer un rôle à la zaouïa. Mais le moqaddem en titre en 1923, et le seul désigné ainsi dans les lettres des disciples publiées[24], est un lettré de Tlemcen, né le 26 mai 1895, « cultivé et doté de vastes connaissances religieuses », selon un rapport français[25] qui lui prête « une grande influence sur ses condisciples ». Compte tenu de sa date de naissance, il n’a probablement été nommé moqaddem qu’à la fin des années 1910[26].
Or, il est évident que ch. Alawî souhaite lui substituer ch. Adda Bentounès. En effet, la maladie du neveu n’obligeait pas à remplacer un autre que lui, et pourtant Alawî envoie le moqaddem en titre à Trezel, puis peu de temps après à Oran. C’est donc dès avant la fin de l’année 1923 que ch. Adda devient le moqaddem en titre à Mostaganem, et c’est même lui, et non le moqaddem d’Oran, qui fait le discours au nom de ch. Alawî lors de l’enterrement d’Abderrahman Tapié dans cette ville le 16 octobre 1923. Citant ce discours, Jarîdî indique dans une note déjà citée, et qui date au plus tard de février 1925, que ch. Adda Bentounès « est l’un des disciples les plus importants et les plus distingués de la confrérie Alawiyya, et c’est lui aujourd’hui le moqaddem de la zaouïa de Mostaganem[27]. » En effet, dès cette date, ch. Adda agit déjà très officiellement dans bien des affaires au nom de ch. Alawî. C’est par exemple le cas dans les relations avec le journal al-Najâh, dont le directeur adjoint écrit à ch. Alawî le 1er août 1924 :
J’ai été enchanté de votre lettre, qui m’a rappelé les moments passés en votre noble compagnie. Ce que m’a demandé votre moqaddem, Sîdî Adda Bentounès, va de soi et vous est dû, à vous ainsi qu’à vos zaouïas, afin de réparer l’injustice commise envers vous de par le passé.
Une autre fonction assurée par ch. Adda dès cette époque est celle d’ « intendant » (wakîl) de la zaouïa[28]. Jarîdî le présente d’ailleurs en 1925, dans l’index des attestions et lettres contenues dans les Shahâ’id, comme le « directeur des affaires de la zaouïa Alawiyya de Mostaganem ». C’est lui qui très tôt gère le patrimoine de la confrérie et force est de constater que l’accélération du développement des biens fonciers de celle-ci coïncide quasiment avec son arrivée. Khelifa remarque ainsi qu’il n’y a aucun achat foncier de 1912 à 1919, mais qu’en revanche, de 1920 à 1934, les achats sont constants, ce qui me semble confirmer les qualités de gestionnaire, d’organisateur et de « logisticien » de ch. Adda, missionné comme tel par Alawî[29]. La toute première mention d’un habous de la confrérie figure dans la lettre de 1924 de ch. Adda Bentounès publiée dans les Shahâ’id. Or Alawî connaît nécessairement le contenu de cet ouvrage de 1925 pour l’avoir parfois annoté lui-même, par l’intermédiaire de Jarîdî : il n’y a ainsi historiquement aucun doute que ch. Alawî, dès avant 1924, préparait le regroupement dans une « fondation pieuse » de différentes zaouïas acquises et/ou construites par ses disciples en son nom, et que ch. Adda Bentounès a été très tôt associé à cette démarche, puis désigné par plusieurs actes officiels comme le futur gérant du habous de la confrérie, et non pas des seuls intérêts privés de la famille du cheikh.
Son nom est cité dans beaucoup de lettres adressées à Alawî par ses disciples, notamment concernant les affaires courantes[30]. Les correspondants de ch. Alawî demandent souvent de le saluer comme cela se fait en fin de lettre pour les quelques proches disciples du cheikh à Mostaganem[31].
Même dans le domaine des relations de la confrérie avec ses ennemis, le rôle de ch. Adda est prépondérant : c’est lui qui répond à l’article outrageant et nominatif du Chihab qui taxe Alawî d’« Ibn Muljam » du XXe siècle, lui encore qui fait tout son possible pour que Ben Badis soit à l’aise lors de sa visite à la zaouïa, lui enfin qui joue un rôle d’intermédiaire entre le cheikh et l’une des plumes les plus acérées de la critique réformiste[32].
Si l’on passe maintenant à l’aspect proprement spirituel de l’activité confrérique, il est évident que la faiblesse puis la maladie de ch. Alawî vont lui faire jouer très tôt un rôle de direction spirituelle dans la zaouïa. C’est d’ailleurs plus tôt qu’on ne l’avance généralement que ch. Alawî tombe malade. Ainsi, le Balâgh du 22 mars 1929[33] contient un article sur la grave maladie contractée par le cheikh au début de l’année 1929, son état ayant même pu laisser penser que sa fin était proche ; dans la mesure où il ne pouvait plus parler que très difficilement selon cet article, ch. Adda a forcément assumé un rôle de direction spirituelle pendant cette période. L’état de santé de ch. Alawî ne fera qu’empirer après son pèlerinage de 1930. Selon le Docteur Carret : « Le pèlerinage à La Mecque qu’il avait voulu accomplir avant de mourir, et auquel il avait ajouté un voyage en Syrie et Palestine, l’avait épuisé. Il était d’une faiblesse extrême, mais son esprit travaillait toujours. » Le cheikh était donc assez diminué depuis ce voyage, ce qui déportait nécessairement sur ch. Adda une partie de son activité d’éducation spirituelle. C’est d’ailleurs ce que constate le médecin français lui-même : « Entretemps, Sîdî Mohammed, son neveu, qui faisait fonction de moqaddem était mort[34], et avait été remplacé par un autre de ses neveux qu’il affectionnait particulièrement, Sîdî Adda Bentounès. Ce fut Sîdî Adda qui l’accompagna à La Mecque, et c’est lui qui dirige actuellement la zawiya[35]. »
Même dans les relations avec les Occidentaux, ch. Adda est l’interlocuteur privilégié, et c’est lui qui accueille à la gare de Mostaganem le caricaturiste Gustave-Henri Jossot, l’un des trois français qui participent à l’ihtifâl de septembre 1924. Si ces derniers auront un contact direct avec Alawî, de même que d’autres Occidentaux comme Probst-Biraben, dont les relations avec le cheikh débutent avant 1928, ch. Adda deviendra avec la maladie de ch. Alawî le principal interlocuteur et formateur des disciples occidentaux à partir de 1930. À ce titre, il dirigeait certainement à l’occasion les retraites spirituelles des disciples de Mostaganem car ch. Alawî déléguait alors cette tâche à d’autres.
C’est d’ailleurs ch. Adda qui publie en 1930, du vivant même de ch. Alawî, un petit ouvrage qui présente les rites et pratiques de la confrérie : la Durra l-bahiyya. Ce texte reprend plusieurs passages de l’Irshâd de Qâdirî[36] sans le citer, mais pas textuellement concernant les litanies et invocations, et rapporte même des propos émanant directement de ch. Alawî. Ch. Adda commence par expliquer qu’il a écrit ce livre pour faire connaître aux tullâb les pratiques de la confrérie, précisant que pour certaines « choses difficiles à saisir s’agissant du wird al-khâss, il faut chercher auprès de ceux qui président à cet enseignement parmi les hommes de la tâ’ifa, car l’apprentissage [auprès d’un maître] est nécessaire pour celui qui veut véritablement profiter spirituellement[37]. » Par rapport à l’Irshâd de Qâdirî, sa description de la khalwa est d’ailleurs plus précise[38], ce qui montre bien que sa connaissance de cette technique était telle qu’il était non seulement chargé de la faire pratiquer aux disciples mais même de l’enseigner aux « cadres » de la confrérie.
Ainsi, qu’il s’agisse de gestion matérielle ou spirituelle, le rôle de ch. Adda Bentounès dans la direction de la confrérie, et singulièrement à Mostaganem, va croissant au cours de la décennie 1924-1934.
Notes
[1] Khelifa Salah, Alawisme et Madanisme, des origines immédiates aux années 50. Thèse pour l’obtention du Doctorat d’état en études Arabes & Islamiques. Université Jean Moulin Lyon III, 1987, p. 365 sq.
[2] Catherine Delorme, Le chemin de Dieu, Paris, Albin Michel, 1979, p. 275-276.
[3] Khelifa, op. cit., p. 349.
[4] Il y a un curieux lien entre la Shâdhiliyya et ce métier puisqu’à Fès, Ibn ‘Abbâd est le patron des cordonniers. Un autre Alawî très connu, al-‘Arabî al-Ashwâr, moqaddem de Tlemcen pendant plusieurs décennies, y compris du temps de ch. Adda, était babouchier.
[5] K. Bentounès, Soufisme - L’héritage commun, Alger, Ed. Zaki Bouzid, 2009, p. 211. Cf. également Khelifa, op. cit., p. 349 sq.
[6]Ibid., p. 45-46, et Khelifa, op. cit., p. 350.
[7] Khelifa raconte que dès ses treize ans, Alawî « le rapprocha davantage de lui ; c’était lui qu’il envoyait à sa maison demander telle ou telle chose à sa mère, et celle-ci trouva à son tour l’enfant éveillé pour son âge, plein de dévouement » (Khelifa, op. cit., p. 351).
[12] Ageron, De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne, op. cit., p. 237-238.
[13] Khelifa, op. cit., p. 352.
[14] Muhammad ibn ‘Abd al-Bârî, al-Shahâ’id wa l-fatâwî fî mâ sahha ladayy al-‘ulamâ’ min amr al-shaykh al-‘Alâwî, compilé et annoté par Muhammad al-Jarîdî, Tunis, 1925, sans indication de l’éditeur (désormais désigné simplement par Shahâ’id), p. 169.
[15] Signalons également que ch. Adda Bentounès est considéré très tôt à l’égal de son frère aîné comme l’un des meilleurs musammi'ûna de la confrérie (cf. Khelifa, op. cit., p. 352).
[16]Ibid., p. 352.
[17]Shahâ’id, p. 169.
[18] Selon une anecdote orale, Alawî aurait eu notamment maille à partir au Maroc avec des individus hostiles, et c’est l’intervention autoritaire de ch. Adda, excipant de sa qualité de sergent de l’armée française, qui aurait permis de sortir Alawî de cette situation délicate.
[19] C’est-à-dire Ibn ‘Abd al-Bârî, le secrétaire de ch. Alawî et concepteur des Shahâ’id.
[20] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 182-183.
[21] Khelifa, op. cit., p. 349 sq.
[22] Khelifa, op. cit., p. 349 sq.
[23] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 197-198.
[24] Cf. la lettre de 1924 du cadi de Mondovi, qui ne sait pas que l’intéressé n’est plus alors à Mostaganem dans ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 198, ainsi qu’un autre de 1920 cité dans Balâgh II, op. cit., p. 453-458.
[25] Cité par Abd al-Qâdir ibn Taha, al-Diyâ’ l-lâmi’ fî ta‘rîf manba’ al-nûr al-sâti‘, Matba‘ dâr Hûma, 2001, p. 27-30.
[26] Le moqaddem historique de la zaouïa, Ben ‘Awda Ben Slîmân est d’ailleurs toujours vivant en 1925 ; il fait partie des signataires de l’attestation du 17 janvier 1924 des notables de Mostaganem en faveur de ch. Alawî, où il est présenté comme « moqaddem de la tarîqa Shâdhiliyya ». Une note des Shahâ’id (p. 196) de Jarîdî montre qu’il est toujours vivant lorsque ce dernier finalise l’ouvrage. En revanche, lorsque ch. Alawî rédige son autobiographie, probablement peu après 1925, il en parle comme « mon défunt frère le moqaddem al-Hâjj Ben ‘Awda ».
[27] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 55-61.
[28] Cf. Khelifa, op. cit., p. 353 sq.
[29]Ibid., p. 652-653.
[30] Cf. par exemple la lettre de ch. Hâshimî du 25 octobre 1930 à propos de l’édition syrienne du Dîwân (Al-Balâgh : réédition en deux volumes d’une sélection d’articles dans Balâgh, Tanger, Alif, 1986 [I] et 1987 [II], p. 427-429).
[31] Cf. par exemple la lettre de mars 1931 du moqaddem du Yémen, Sa‘îd Sayf (ibid., p. 465) ou celle du 30 août 1926 d’Ahmad Shu‘ayb al-Azmûrî, cadi de la mahkama des Beni Ahmad au Maroc (Ibid., p. 468).
[32] Muhammad al-Sa‘îd al-Zâhirî.
[33]Balâgh I, op. cit., p. 309-311.
[34] Le neveu de ch. Alawî décède en 1928, et comme signalé plus haut, il n’est pas crédité dans les sources écrites du « titre » de moqaddem. Le docteur Carret ayant fréquenté de près la zaouïa, cela me semble montrer que les titres n’avaient au fond pas grande importance aux yeux de ch. Alawî et de ses proches.
[35] J. Cartigny, Cheikh al-Alawî : Documents et témoignages, Drancy, éd. Les Amis de l’Islam, 1984, p. 25-29.
[36] Hasan b. ‘Abd al-’Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna, intégré à Alawî, Dîwân, Beyrouth, Dar Al-kotob Al-Ilmiyah, 2006 [1e éd. 1920]. Le tout premier ouvrage historique sur la confrérie, datant des années 1910, Najm al-thurya fî l-ma’athir al-alâwiyya, a été écrit par ce même secrétaire du cheikh, Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz Qâdirî : il était est déjà introuvable en 1925. Ce second ouvrage, l’Irshâd al-râghibîna, est publié en 1920.