Ch. Alawî a tenu un rôle socio-religieux très important pendant l’entre-deux-guerres dans l’affrontement entre les deux blocs mutuellement exclusifs que sont l’islam maghrébin traditionaliste, d’un côté, et le réformisme musulman algérien de l’autre. On ne dissertera pas ici sur la définition de l’opinion (doxa) ou de la doctrine islamiquement « droite », et d’ailleurs droite par rapport à quoi ? L’orthodoxie musulmane peut-elle être définie par une lecture individuelle et libre du Coran et du hadith, ou doit-elle nécessairement intégrer la compréhension et la pratique, par exemple, des premiers califes ou d’autres « Compagnons » du Prophète, des fondateurs d’école juridique, des Médinois qui gardaient bien vivante la mémoire de la sunna, et plus généralement de toutes les autorités traditionnelles dont les « recherches » visaient précisément à codifier et systématiser le contenu des différentes « sciences » religieuses à partir de sources souvent à première vue ambivalentes ? Dans la première hypothèse, chacun peut donner son avis, mais dans la seconde, la doctrine s’avère inévitablement encadrée par des principes herméneutiques stricts qui fondent l’autorité d’un corps social particulier, celui des savants religieux, et lui confèrent un monopole de fait dans l’interprétation du texte coranique.
S’il est probable que le salafo-wahhabisme, qui incarne la première option (mais produit évidemment comme la Réforme son propre cléricalisme une fois qu’il a « gagné »), soit largement devenu aujourd’hui la nouvelle orthodoxie de l’islam mondialisé en contexte post-moderne, comme le pense l’universitaire tunisien Hamadi Redissi[1], il n’en demeure pas moins vrai qu’il n’est resté pendant des siècles qu’une tendance individuelle considérée comme hérétique et sans inscription sociale, puis une secte très minoritaire à partir de la fin du XVIIIe siècle puis un régime à éclipse confiné géographiquement au XIXe siècle à la péninsule arabique, dont la survie n’a tenu qu’à la décomposition de l’Empire ottoman. Gilles Veinstein[2] a bien montré par exemple la situation d’extrême fonctionnarisation du domaine de la science religieuse en régime ottoman, avec les avantages qui en découlait pour le pouvoir comme pour le corps des savants. Or cette organisation excluait toute possibilité d’émergence réussie d’un aventurier religieux comme ont pu l’être Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb au XVIIIe, Afghânî au XIXe, ou Sayyid Qutb et Albânî au XXe siècle. Bien sûr, il n’est pas niable que les manifestations les plus folkloriques du confrérisme de type populaire du Maghreb prêtent largement le flanc à la critique religieuse, censure qui émane d’ailleurs souvent d’autres cercles confrériques plus sobres. Mais les exagérations de ce « culte des saints » et de ses moussems à buts parfois bien peu « spirituels » ne sont, pour les Shâdhilis, qu’une simple dégénérescence.
Généralités sur le réformisme musulman
Avant d’aborder l’histoire et les thématiques du combat mené par l’Alawiyya contre le réformisme, il est nécessaire de présenter ce mouvement. Le développement de l’Alawiyya, qui aurait très bien pu ne rester qu’une confrérie « quiétiste », et son inscription à partir des années 1920 dans le débat religieux au travers de la presse et de structures associatives, ne peuvent se comprendre sans situer cet adversaire qui affiche clairement sa volonté d’éradiquer totalement l’hérésie que représente à ses yeux le soufisme confrérique.
Le réformisme algérien est en fait une force non seulement « montante » de l’époque mais qui a même pratiquement gagné la partie avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale dans la compétition pour la représentativité religieuse, même si cela ne devient évident qu’au moment de l’alliance avec le nationalisme puis de la guerre d’Algérie.
Vinrent les réformistes. Ils mirent en question l’ordre malikite et maraboutique ; ils rompirent la quiétude religieuse qui baignait les consciences musulmanes. Ils remuèrent la tradition dont tout laissait croire qu’elle était immuable ; ils proclamèrent l’islâh, la réformation[3], au grand scandale des traditionalistes, qui ne voyaient nullement la nécessité d’une telle agitation religieuse. En fait, l’islâh proclamé par les réformistes n’était pas uniquement une louable tentative d’améliorer ce qui était corrompu, de corriger ce qui était déformé. Il allait plus loin et plus profondément. Il opposait au malikisme conservateur une conception différente de la vie islamique, une vision nouvelle de l’Islam. Contre le règne triomphant du fiqh, contre le culte de la règle, il invoquait la prééminence du texte sacré et l’exemplarité de la Tradition, la vraie, celle du Prophète, de ses Compagnons, et des vertueuses générations de leurs Suivants et Successeurs. Le réformisme badisien, c’était beaucoup plus que l’islâh au sens modéré du terme. Il impliquait une offensive générale contre le système traditionaliste. S’il fallait résumer en un mot cette sorte de protestation du mouvement réformiste contre les croyances et pratiques des traditionalistes, ce pourrait être par la formule suivante : « Le Coran et la Sunna avant toute chose » [4].
Ce passage est extrait de l’ouvrage de l’historien Ali Mérad, lui-même un ancien du réformisme[5], ce qui explique sa présentation généralement négative du soufisme confrérique, toujours désigné par le classique mais très négatif vocable « maraboutisme », et son recours permanent à des expressions telles que « saine doctrine islamique », « orthodoxie », « islam sain », « bonne doctrine islamique », « ancienne orthodoxie retrouvée » et « authenticité islamique », jamais définies ni contextualisées, tandis que tout ce qui est confrérique est réputé « sans légitimité orthodoxe ni références classiques », « survivances d’un lointain passé de paganisme », « croyances incompatibles avec les données coraniques et les conceptions du Prophète », etc. L’extrait cité résume l’objectif du réformisme et illustre bien sa revendication de l’orthodoxie la plus pure, prétention que récusent ses détracteurs qui font généralement remarquer que treize siècles de penseurs musulmans l’ont précédé, au cours desquels les savants religieux se référaient eux aussi au Coran et à la sunna.
Il y a au fond trois questions essentielles auxquelles il est rare de trouver dans les ouvrages consacrés au sujet une réponse détaillée satisfaisante. La première porte sur la nature et les origines de tous ces mouvements qui se présentent comme réformateurs ou strictement fidèles au Coran et à la sunna. La seconde est celle des caractéristiques particulières du seul réformisme algérien, et la troisième tient tout entière dans un constat historique évident : pourquoi les doctrines d’un groupe réduit d’individus sans légitimité religieuse ou sociale, dissemblables et étrangers dans leur propre pays, arrivent-elles, en très peu de temps et parties de rien, à supplanter la religion traditionnelle de l’Algérie, face à un corps social ultra-majoritairement conservateur qui leur est au départ radicalement hostile ?
Si le wahhabisme et le réformisme ont en commun de prêcher un retour aux sources, largement fantasmé aux dires de leurs adversaires, par la dénonciation des « innovations » (bid‘a, pl. bida‘) et de l’« associationnisme » (shirk), le premier ayant largement déteint sur le second, ils sont très différents en termes de doctrines en ce sens qu’il existe dans le second un effort intellectuel absent du premier et il est facile de comprendre pourquoi : le wahhabisme apparaît dans un désert à l’écart de l’évolution du monde et est le fait d’un ensemble d’agents dont l’animateur, Muhammad b. ‘Abd al-Wahhâb, tout en étant le plus « intellectuel », ne représente cependant pas l’élite officielle locale reconnue. Le wahhabisme est pour ses adversaires une non-doctrine et se limite à un catalogue de mesures de réaction contre certaines pratiques populaires. Il en va tout autrement de la Salafiyya égyptienne et proche-orientale, qui est, elle, le produit de la rencontre, par des élites déjà en voie d’acculturation, des idées et techniques européennes : c’est donc une tentative de réponse, sur le plan intellectuel, à ce qui est vécu comme une défaite du monde islamique face à l’Occident, par des musulmans parfois déconnectés de la société traditionnelle dont ils sont issus et largement influencés par un certains nombre d’idées ou d’idéologies européennes. La Salafiyya va donc, contrairement au wahhabisme, s’intéresser à la plupart des domaines de la pensée, afin de produire une explication doctrinale au problème du « retard » du monde musulman et une solution « islamique » pour répondre au challenge posé par la suprématie scientifique, technique et militaire de l’Occident : la Nahda, la « renaissance » des réformistes, outre qu’elle affirme sans équivoque dans le choix de ses slogans sa volonté d’imiter l’Europe, consiste finalement non pas à rejeter la civilisation moderne mais à islamiser dans les formes cette modernité, sans en rejeter le cadre idéologique sous-jacent.
La pensée du réformisme musulman algérien
Malgré le volume impressionnant de la thèse d’Ali Mérad, il est frappant de constater, comme il l’affirme lui-même à plusieurs reprises, que le réformisme algérien n’a quasiment rien produit comme doctrine au sens strictement « intellectuel » du terme. Le seul ouvrage doctrinal écrit par un Algérien, en l’occurrence Mubârak Mîlî, est un compendium de protestations et de critiques d’esprit purement wahhabite[6], et son titre à lui seul, Traité de l’associationnisme, en est le clair symptôme : c’est la raison pour laquelle les adversaires confrériques des réformistes algériens et même le simple milieu traditionaliste des Vieux-Turbans les traitent purement et simplement de « wahhabites », et factuellement ils sont loin d’avoir tort, malgré les efforts de Mérad pour dédouaner au moins Ben Badis[7]. Si les autres leaders que sont Oqbi et Mîlî affichent ouvertement leurs tendances wahhabites[8], Ben Badis s’en tire par une simple pirouette[9] : non seulement, il ne condamne pas le wahhabisme, mais Mérad montre « avec quelle fierté Ben Badis se réclamait explicitement de Rachid Rida[10] » : or, ce dernier « plus encore que son maître Muhammad ‘Abduh[11], a puisé largement dans les doctrines d’I. Taymiyya. Il justifie le wahhabisme et le défend contre ses détracteurs[12]. » L’esquive de Ben Badis ne correspond qu’à une tactique du moment, compte tenu de l’épouvantail que représente le wahhabisme pour 99 % des musulmans algériens de cette époque : « La conscience populaire en était arrivée à se représenter les wahhabites (et surtout les fameux “frères” – ikhwân – d’Ibn Sa‘ûd) comme de sauvages fanatiques, des impies et des sacrilèges[13]. »
Bien sûr, si Mérad a réussi à écrire 472 pages sur le sujet, c’est bien qu’il y a une pensée à décrire, mais en fait celle-ci est intégralement reprise de la Salafiyya égypto-orientale et surtout de Rachid Rida, car sur nombre de points, elle s’écarte de la ligne prêchée par Muhammad ‘Abduh. Seul Ben Badis, au travers de ses articles, produit une ligne doctrinale qu’on peut décrire, tandis que Tawfîq Madani[14], même s’il appartient au mouvement réformiste, n’en a pas au départ l’agressivité sectaire et s’intéresse plus à la restitution d’une histoire « nationale » dont les réformistes jugent à bon droit que la colonisation les a privés.
En matière strictement théologique, le réformisme, et c’est un comble pour un mouvement réputé « religieux », n’a presque rien à dire, puisqu’il déteste le kalâm, la théologie « scolastique », reprenant sur ce point les positions de Rachid Rida. C’est peut-être plus par prudence que les réformistes algériens ne répudient pas explicitement l’ash‘arisme, quand leur maître à penser en fait lui une nette critique[15], plutôt que parce que « la doctrine ash‘arite originale, nous dit Mérad, satisfait les exigences réformistes en ce qu’elle paraît répondre à une volonté plus ou moins obscure de rendre à l’unicité divine sa valeur de mystère ». En réalité, sur Dieu, non seulement le réformisme n’entend rien dire, mais il revendique même comme plus authentiquement islamique ce non-discours et pour tout dire un certain agnosticisme[16] :
Or, l’affirmation du mystère absolu de Dieu est l’une des préoccupations centrales des réformistes, qui répugnent à toute interprétation abusive, à tout allégorisme, à toute voie ouverte sur l’anthropomorphisme. S’ils fondent leur doctrine théologique directement sur la doctrine ash‘arite primitive, c‘est sans doute en raison de la méfiance que leur inspiraient les continuateurs d’Ash‘arî, dont certains étaient fortement imprégnés de soufisme[17].
En fait, ce que les réformistes appellent tawhîd n’est pas une sorte de théologie apophatique de type religieux ou mystique mais un catalogue de négations, de ce qu’il ne faut pas croire ou généralement plutôt ne pas faire :
La part de la spéculation pure, mettant en œuvre une information théologique et un lexique métaphysique dignes d’attention, se trouve bien réduite dans la « théologie » réformiste. Peut-être s’agit-il simplement d’un manque de préparation, d’une faiblesse de moyens intellectuels, chez les réformistes algériens. En tout cas, l’aspect positif de leur travail théologique semble se réduire à une constante et vigoureuse protestation contre les diverses manifestations du shirk [associationnisme] qu’ils croyaient déceler dans la religion populaire, d’une part, et dans les enseignements et actes des maraboutiques, d’autre part[18].
Mérad montre également le rôle important dans la pensée réformiste de l’individualisme à la fois philosophique et pratique:
L’action réformiste (sinon leur enseignement explicite), eut pour conséquence de favoriser les tendances individualistes, et de préparer le terrain à la sécularisation de la vie musulmane en Algérie. Par leurs assauts continus contre le système maraboutique, dont ils ne rêvaient rien de moins que la désintégration, par leur refus catégorique de tout ce qui peut fonder la hiérarchie, le rite, l’obéissance inconditionnelle, autant qu’irréfléchie, les réformistes travaillèrent – sans doute inconsciemment – à la dislocation de l’ordre communautaire traditionnel, ordre qui reposait sur l’adhésion confiante à l’Autorité, et sur la pieuse soumission aux « maîtres ». La rupture de ces divers liens, en quoi se confondaient souvent l’affiliation spirituelle, la fidélité sociale et fraternelle, et une certaine résignation atavique, cette rupture entraîna la désarticulation de la Communauté. Bien que les réformistes n’eussent point cherché à briser les fibres essentielles de la Tradition, ni qu’ils prétendissent être les champions d’un modernisme individualiste, ils donnèrent néanmoins l’impression de vouloir émanciper la personne humaine de toutes les contraintes collectives, et d’alléger les emprises de la religion sur la vie communautaire[19].
Quant au rationalisme, si Mérad entend montrer que les réformistes algériens n’allèrent pas très loin en ce sens, arguant du fait qu’il ne s’intéressèrent pas à la pensée mu‘tazilite ou néo-mu‘tazilite et ne voulurent pas repenser les rapports de la foi et de la raison, il note leur « effort d’épuration des formulations théologiques », le « dépouillement extrême de l’appareil spéculatif ayant pour objet l’inconnu, ou l’inconnaissable (ghayb) », une certaine « régression de l’intelligibilité » dans leurs doctrines religieuses, et même une « rationalisation hautement revendiquée par quelques-uns de leurs apologistes »[20], les auteurs réformistes invoquant « volontiers l’argument de la Raison (‘aql), soit pour combattre les superstitions populaires, soit pour réfuter des croyances entretenues par la tradition et l’enseignement maraboutiques », même si « leur argumentation ne consistait souvent qu’en pétitions de principe[21] ». C’est en fait parce qu’il trouve qu’elles ne vont pas assez loin que Mérad juge les prétentions « rationalistes » des réformistes « purement formelles et sans réelle portée doctrinale », mais en revanche, il estime que cette attitude a « en fait ouvert la voie au scepticisme de la génération montante », contribuant en réalité « davantage à dépouiller la vie musulmane de ses valeurs religieuses »[22]. En réalité, on peut souvent identifier chez les réformistes des distinctions qui relèvent d’un rationalisme philosophique d’origine européenne, comme par exemple l’opposition typique « profane »/« sacré » qui sous-tend leur approche de la notion de bid‘a, « innovation », qu’ils réservent exclusivement au domaine du culte[23] quand la tradition musulmane classique, elle, ne conçoit pas de ligne de démarcation aussi marquée entre les pratiques.
Les réformistes ont par ailleurs un discours nettement progressiste[24], même si Mérad estime qu’il s’agissait cependant plus d’une posture que d’une réalité : « En effet, dès que l’on sort du domaine des généralités, on découvre l’inconsistance de la doctrine réformiste en matière de modernisme[25]. »
Le réformisme entend dépasser les quatre écoles juridiques traditionnelles, souhaitant revenir au Coran et à la sunna, qu’il affirme connaître mieux que les salaf (anciens) dont il se revendique pourtant[26]. C’est pourquoi, s’agissant des « sciences traditionnelles » musulmanes, le réformisme ignore largement le fiqh (le droit ou la jurisprudence musulmane) et revendique même un tel désintérêt : « L’étude du fiqh n‘avait pas dans l’enseignement réformiste la place privilégiée qu’elle occupait dans celui des zaouïas. Elle ne constituait pas non plus, pour les réformistes, le necplus ultra de la science religieuse[27]. » Typique de l’esprit du réformisme algérien, Mîlî reproche ainsi aux savants religieux musulmans du passé d’avoir préféré organiser la cité et la vie musulmane individuelle et collective, puisque c’est l’objet essentiel du fiqh, plutôt que de traiter les mille façons pour un musulman de devenir polythéiste et « associateur » :
Vous serez également d’accord avec moi pour trouver surprenant le peu d’empressement de nos savants [religieux] pour cette matière (le shirk), comme si elle ne présentait aucun intérêt pour les Musulmans. Dans leurs discours sur le fiqh, ils mettent un grand soin à traiter, avec un luxe de détails, des questions rares ou même sans rapport avec la vie ordinaire, tandis qu’ils négligent d’apporter le même soin à l’étude des Sources[28].
Au fond, la pensée développée du mouvement est principalement à vocation morale, sociale, culturelle et surtout politique, au fur et à mesure du basculement dans l’action politique, puis nationaliste[29]. C’est pourquoi dans le domaine socio-culturel, il existe malgré tout nombre de convergence entre les réformistes et leurs adversaires, et c’est ce qui explique l’accord de courte durée du mouvement naissant avec les confréries, qui pouvait laisser espérer l’émergence d’un rassemblement des différentes composantes de la représentation religieuse, centré sur des objectifs communs a minima, largement sociaux, tels que le développement de l’enseignement religieux et de la langue arabe, la question du statut personnel ou le domaine des mœurs, où le réformisme se montre juste un peu moins conservateur que le secteur religieux traditionaliste.
Les origines sociales du mouvement
Le réformisme est aussi une nouvelle religion qui s’inscrit très bien dans le cadre d’une remise en cause de la hiérarchie religieuse existante. Si le concept marxiste de « lutte des classes » pour expliquer l’évolution des doctrines religieuses, et notamment la Réforme, n’est pas totalement satisfaisant, on peut cependant rappeler que Max Weber associe directement l’essor du capitalisme en Europe à l’éthique du protestantisme : qu’on y voit un lien de cause à effet ou un simple symptôme, les modifications de doctrines religieuses sont en tous cas concomitantes d’une remise en cause par la bourgeoisie de la suprématie du clergé et de la noblesse. Selon Thierry Wanegffelen, la « protestation » de Luther et des grandes figures de la Réforme, « au-delà d’une révolte ponctuelle liée aux indulgences », s’assimile à un rejet total de « l’autorité de l’institution ecclésiale » et de sa fonction de médiation, les protestants proclamant la « royale prêtrise de tous les chrétiens », ce qui ne les empêchera pas de recréer un nouveau cléricalisme[30]. Or ce schéma convient également assez bien au réformisme musulman, à la différence que ce dernier, compte tenu du faible temps qui lui est imparti, du fait que la pression vient de l’extérieur du monde musulman, la civilisation européenne, et de la diversité des contextes locaux où il apparaît, regroupe parfois plusieurs luttes en même temps. Ainsi, il n’est pas niable que le wahhabisme est d’emblée un populisme, ses ikhwân bédouins représentant la classe sociale la plus basse, tandis que le réformisme syro-égyptien ou algérien marque plutôt l’émergence des bourgeois et classes moyennes[31], la phase populiste étant atteinte plus tard, lors de la décolonisation voire à la fin du XXe siècle avec l’émergence de l’islamisme politique. Mais ce qui est en revanche commun à tous ces mouvements, c’est la remise en cause de l’autorité de la noblesse religieuse ou d’épée, par des personnages qui n’appartiennent pas à ces castes et lui vouent même une claire hostilité.
On peut également lire ce phénomène en considérant que si les mouvements réformistes ne sont pas les seuls ou les véritables agents de cette révolution sociale, leur émergence est en tous cas le « témoin » ou le « marqueur » d’un changement d’ère, largement dû à la déstructuration de la société traditionnelle provoquée par la colonisation : l’apparition d’une nouvelle classe de leaders musulmans, différente de celle des chefs traditionnels que l’administration française s’employait à délégitimer et ruiner, était prévisible, conséquence, comme Ageron l’a bien montré, de même que Depont et Coppolani dans l’introduction de leur ouvrage sur les confréries, des effets de la politique coloniale[32] consistant à rabaisser l’élite traditionnelle de la société algérienne pour la remplacer par des « parvenus »[33]. L’historien français le constate :
Seul, Ismaël Urbain avait averti depuis longtemps qu’on faisait fausse route : « On n’a pas pris garde qu’en poursuivant ces fantômes (féodalités-aristocratie), on a complètement désorganisé la société indigène et quand nous avons besoin d‘agir sur elle, nous n’avons plus de prise, nous nous trouvons en présence d’individus isolés. » On ne pouvait mieux dire : l’émiettement de la société indigène, la décadence des classes dirigeantes qu’on avait décidé d’éliminer, allaient nous laisser comme le prophétisait Urbain, « sans intermédiaires pour faire connaître nos intentions et exécuter nos ordres, ni pour apprécier les besoins et les dispositions des populations[34] ».
Dans le passage où Ageron explique ce soudain constat d’échec de quelques intellectuels ou hommes politiques plus claivoyants que les autres, il rapporte à ce sujet une anecdote bien significative :
Cette disparition ou cet effacement des grandes familles, des « grandes tentes », avait frappé Jules Cambon plus directement que bien d’autres hommes politiques. Sans doute se souvenait-il des grandioses réceptions à l’orientale dont au temps de Chanzy les chefs traditionnels rehaussaient l’éclat. Comme il espérait reprendre cet usage, il demanda donc, peu après son arrivée, que fussent invités à un bal officiel vingt-cinq notables musulmans de l’Algérois, en indiquant que ceux-ci devaient avoir environ 6 000 F de rente ou de revenu. Il fut impossible à ses collaborateurs de les trouver. Cambon en fut stupéfait mais dut se rendre à l’évidence : l’aristocratie indigène était ruinée. L‘épisode fut rapporté au Congrès colonial de 1908 par Gervais Courtellemont. Cet Algérois, collaborateur de Cambon, avait dit-il été converti par lui à l’« arabophilie ». C’est lui qui fut chargé d’aller à la Mekke recueillir les fatouas demandées par Cambon. S’il ne pouvait plus être question pour lui de « réorganiser la féodalité arabe et de rétablir le panache des djouads » comme l’annonçait malignement la presse algéroise, il est certain qu’il s’efforça de sauver de la misère les chefs indigènes[35].
Cette explication sociologique d’un mouvement réformiste « témoin » plus qu’agent véritable d’un changement d’ère, d’une silencieuse révolution sociale, largement due à la déstructuration de la société traditionnelle provoquée par la colonisation, convient particulièrement bien au cas de l’Algérie. Selon Mérad :
En outre, la communauté musulmane d’Algérie, autrefois solidement prise dans un réseau d’obédiences traditionnelles, se sentait, au lendemain de la [Première] Guerre, comme libérée de bien des attaches, et délivrée de maintes entraves. C’est ainsi que le corps des « chefs indigènes », naguère si puissant, commençait à perdre de son autorité et de son prestige. Cette aristocratie lointaine, et redoutée pour son caractère oppressif, voyait de plus en plus se faire autour d’elle un vide réprobateur. Elle rencontrait, parmi ses administrés, plus de soumission résignée que d’obéissance fondée sur la reconnaissance de sa légitimité. D’autre part, le système maraboutique, en dépit d’une certaine mystification savamment entretenue par des chefs de zaouïas et de confréries, en dépit même du voile de mystère dont ceux-ci aimaient à entourer leurs desseins et leur comportement, ce système ne bénéficiait plus, de la part des populations musulmanes, de la foi naïve de jadis […] Ainsi, les réformistes se trouvaient-ils placés devant un public de plus en plus détaché de ses cadres traditionnels, de plus en plus disponible[36].
Le réformisme en Algérie naît donc des changements sociaux mais également de l’importation en terre traditionnelle de l’organisation urbaine moderne ; pour le dire autrement, il donne une orientation religieuse spécifique aux classes moyennes et aux prolétaires du nouveau monde issu des transformations et ruptures opérées par la colonisation. Cette réalité est ainsi formulée par Mérad :
Le réformisme a pu ainsi représenter une sorte d’offensive de la religion citadine, soucieuse d’intelligibilité et de simplicité, contre la religion du monde rural et tribal, portée au mysticisme, au surnaturel, aux croyances plus ou moins superstitieuses. C’est probablement là une raison profonde de l’acclimatation relativement facile du réformisme dans les centres urbains. C’est sans doute également ce caractère urbain de la confession réformiste qui en explique la tendance politique et les visées culturelles[37].
Ernest Gellner fait le même genre de constat à propos des invocations debout qu’on définit souvent comme une « danse sacrée », en remarquant qu’à l’époque de ch. Alawî deux factions se livraient à une quasi-guerre pour ce motif dans le Maroc du Centre : les opposants étaient souvent issus des villes et proches de l’esprit réformiste, tandis que les partisans étaient plutôt de la campagne[38]. Il est certain que le « maraboutisme » était plus à l’abri dans les campagnes, mais il me semble que le critère urbanistique n’est pas seul en cause ; c’est l’ambiance urbaine du Maghreb qui se modifie au contact de l’Europe ou sous l’influence de la colonisation, et si la ville du XXe siècle facilite ou accélère ces changements religieux, c’est sous l’effet de facteurs (effet uniformisant, déracinement, rupture des solidarités tribales et traditionnelles, émancipation des jeunes[39], etc…) dont certains étaient auparavant inexistants : Fès ou Tlemcen, par exemple, étaient bien des villes depuis déjà fort longtemps à l’époque, et pourtant on y pratiquait assidument la ‘imâra et les autorités religieuses y étaient très souvent affiliées au soufisme[40] ; de même, les premiers germes du wahhabisme étaient déjà discernables au Maroc au début du XIXe siècle[41], sans que cela ne modifie sérieusement les us et coutumes « maraboutiques » des villes et des champs.
La haine que vouent les réformistes algériens aux élites musulmanes traditionalistes est évidente, et d’ailleurs, ces dernières le lui rendent bien, considérant ces agitateurs comme des intrus sans aucune légitimité, qu’elle soit de type religieux ou guerrier. Autrement dit, les réformistes sont considérés comme des personnes n’appartenant pas aux grandes familles, et c’est effectivement le cas de la plupart de leurs leaders[42]. Il y a bien Ben Badis pour avoir une certaine légitimité mais la notoriété de sa famille tient surtout au rôle politique de certains de ses membres. Quant aux autres principaux dirigeants, aucun n’appartient à une famille connue pour sa généalogie religieuse ou guerrière, et il n’y a évidemment aucun chérif parmi eux : ce sont comme le dit Mérad des « hommes neufs », et pour la plupart « sans histoire[43] ». Ces hommes, même s’ils ont fait quelques études religieuses ne sont pas plus considérés comme des savants « autorisés », et les prétentions « scientifiques » de ceux dont Mérad reconnaît qu’ils sont plus des « instituteurs » que des savants[44] sont largement contestables et contestées, comme l’universitaire le souligne :
Il est indéniable, à ce propos, que le plus grand nombre des agents de la propagande réformiste en Algérie n’avaient qu’une honnête formation religieuse classique, acquise dans l’enceinte de la Zaytûna, et qui ne les aurait aucunement habilités à se passer des doctrines établies, pour se forger eux-mêmes leur propre doctrine.
De ce point de vue, compte tenu de la structure hiérarchique de l’islam traditionnel et de la place prépondérante qu’y occupent les chorfa, a fortiori au Maghreb, ce n’est pas l’une des moindres réussites des réformistes que d’avoir escamoté aux yeux de leurs affidés la masse de traditions dans le corpus du hadith insistant sur l’importance des descendants du Prophète. Ainsi, le « retour aux sources » revendiqué par les réformistes, tendant à placer, comme le dit Mérad, « l’autorité inhérente à l’Écriture et à l’enseignement du Prophète au-dessus de toute autorité religieuse, si prestigieuse et respectable fût-elle[45] », apparaît-il en définitive comme un argument typiquement « protestant » visant à remettre en cause la hiérarchie existante à laquelle ils n’appartiennent pas. Mérad ne fait d’ailleurs pas mystère de la véritable haine que vouent les réformistes à l’élite traditionnelle :
L’on ne peut affirmer que la critique réformiste du maraboutisme s’inspire de préoccupations religieuses à l’exclusion de tout mobile d’ordre affectif, comme par exemple un sentiment de révolte d’hommes issus du peuple, contre une caste qu’ils apprirent tôt à haïr, croyant voir en elle une incarnation de la puissance matérielle et de l’égoïsme[46].
Les réformistes l’expriment de multiples façons, comme lorsqu’ils prétendent que reconnaître aux chefs spirituels « la pleine faculté d’ordonner et d’interdire » serait leur attribuer « un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu[47] », reprenant ici l’argument typique de nombreux mouvements dissidents, dont notamment le fameux lâ hukmu illâ li-llâh (seul Dieu détient l’autorité) des kharijites, mettant là encore sous le boisseau les nombreuses sources scripturaires justifiant l’organisation religieuse hiérarchique de l’islam. Cet égalitarisme si peu conforme aux sources scripturaires et à l’histoire du monde musulman — d’après leurs adversaires, les réformistes étaient très sélectifs dans le choix de leurs sources —, Mérad l’exprime très bien lorsqu’il reprend à son compte les revendications réformistes faisant de la notion religieuse de tawhîd, la « doctrine de l’Unicité divine », un cri de ralliement pour une sorte de lutte des classes islamique :
En outre, l’action historique du maraboutisme semble avoir abouti à scinder la communauté musulmane en deux classes, contrairement à l’esprit égalitaire de l’Islam, et à sa volonté unificatrice : une classe minoritaire de maîtres, de « seigneurs », auxquels tous les égards et tous les services étaient dus, en vertu d’une sorte de droit divin ; et une classe de sujets, formée de la masse des fidèles qu’une longue tradition familiale, religieuse et folklorique avait conditionnés de telles sorte qu’ils ne concevaient pas autrement l’ordre du monde, et qu’ils se faisaient un devoir de défendre, le cas échéant, l’honneur (horma) de leurs marabouts avec une fougue et une ferveur extraordinaires. Pour les réformistes, cette discrimination était non seulement injuste, immorale, mais elle brisait l’unité de la Communauté, et mettait en échec le principe essentiel de l’Islam : l’unitarisme. Principe qui ne doit pas être seulement invoqué en théologie, mais à tous les niveaux, et dans tous les aspects de la vie islamique[48].
Rejetant les hommes de la hiérarchie traditionnelle, il n’est pas étonnant de voir les réformistes ne pas s’émouvoir outre mesure de la disparition de son institution politique centrale, le califat, au grand dam bien sûr des traditionalistes. Ben Badis se livre même à un véritable panégyrique d’Ataturk, lui donnant raison d’avoir mis fin au califat, « cette institution qui – selon I. Bâdîs – était devenue fantomatique et docile aux influences étrangères (principalement à celle de l’Angleterre), et qui ne jouissait plus de la confiance de la majorité des peuples musulmans[49]. » Il préconise même de remplacer le califat par une sorte d’assemblée parlementaire dans un éditorial du Chihab :
Pour le chef de l’École réformiste algérienne, l’assemblée conciliaire permanente qu’il préconise serait l’héritière des fonctions religieuses et morales du califat, tandis que les fonctions politico-administratives de ce dernier seraient assumées, pour chaque peuple musulman, par son État particulier[50].
Un mouvement essentiellement politique
Cette citation nous donne une transition assez paradoxale pour dire quelques mots de la vocation fondamentalement politique du mouvement dirigé par Ben Badis.
Le wahhabisme lui-même s’était affirmé d’emblée comme un mouvement politique : la geste des Saoud, tant à la fin du XVIIIe siècle qu’au début du XXe, est un processus de conquête du pouvoir, le wahhabisme ne fournissant que la légitimité religieuse à une action fondamentalement guerrière[51]. Pour la Salafiyya, le glissement est beaucoup plus progressif, mais si Rachid Rida, Sayyid Qutb, Mawdudi ou les Frères musumans égyptiens peuvent être considérés comme une évolution politique d’une doctrine initialement plus intellectuelle, il ne faut pas oublier que, dès le départ, l’exil d’Abduh est déjà dû à son soutien à la révolte nationaliste d’Urabi tandis qu’Afghânî, selon Redissi, a passé sa vie à offrir ses services aux Turcs, aux Anglais et aux Russes[52].
Sur cette question, les réformistes avancent masqués : la distinction « laïcisante » entre l’État et la religion qu’opère Ben Badis dans son projet d’organisation héritière du califat semble certes témoigner d’un certain apolitisme, mais Mérad montre bien qu’il n’est en fait que de façade :
En dépit de certaines précautions oratoires chez les uns, et de considérations d’opportunité chez les autres, la plupart des prédicateurs réformistes algériens furent en même temps des propagandistes politiques. Du reste, à partir de 1936 (année marquée par la réunion à Alger du 1er Congrès Musulman Algérien), l’engagement du mouvement réformiste bâdîsien dans le domaine politique ne fit plus de doute. Toutefois, il serait erroné de croire que c’est du fait des événements de 1936 que le mouvement réformiste subit une brusque mutation, pour devenir l’une des tendances « nationales » du peuple musulman algérien. Si le Congrès de 1936 fut pour les réformistes la grande occasion d’expliciter leurs visées culturelles et politiques, cette manifestation solennelle, et en quelque sorte « historique », était en fait l’aboutissement d’une dizaine d’années de recherches, d’interrogations, d’élaboration doctrinale. Car, dès l’origine (1925), les ambitions culturelles et politiques du mouvement de réforme lancé par I. Bâdîs, étaient clairement discernables (notamment à travers les éditoriaux du Muntaqid). Et dès le début, il apparut aux observateurs les plus lucides (ainsi qu’à l’Administration), que les amis d’l. Bâdîs n’allaient pas se contenter d’assumer la charge d’innocents prédicateurs religieux et de simples instituteurs de langue arabe, mais qu’ils entendaient contribuer plus que quiconque à la restauration de la culture arabe en Algérie, ainsi qu’à l’affirmation de la personnalité nationale du peuple musulman algérien[53]…
Abdelkader ben cheikh Belkassem Kassimi, l’un des chefs de confrérie les plus importants de l’époque, celui de la zaouïa d’El Hamel, cite ainsi les multiples déclarations de Ben Badis selon lesquelles l’Association des oulémas musulmans algériens (A.O.M.A.) ne ferait jamais de politique et devrait s’interdire toute discussion qui ferait naître les divergences[54]. Tournant le dos à la fameuse instruction d’Abduh[55], ce qui est une ligne de fracture définitive avec la tendance de Tayyeb Oqbi, Ben Badis fait par exemple une alliance contre nature avec le communisme, pourtant encore taxé de « maudit » et de « contraire au véritable islam[56] » en 1930, mais qui se voit soudain qualifié de « levain des peuples[57] » lorsqu’il offre son appui et son expertise révolutionnaire pour accéder au pouvoir.
Les années 1936 et 1937 voient le rapprochement des réformistes et des communistes qui « se rejoignent pour conduire les manifestations et délégations, et préparer, en mobilisant les associations qu’ils conduisent, le second rassemblement du Congrès musulman qui se tient à Alger du 9 au 11 juillet 1937[58] ». Le communisme n’est plus « maudit », et les réformistes ne sont pas loin de chanter l’Internationale[59]. C’est d’ailleurs vers 1936 que le mouvement badisien devient une force politique importante, Ben Badis disposant alors dans toute l’Algérie de disciples qui se comptent par milliers[60]. Son alliance avec le communisme, confirmée après guerre par le nouveau chef Ibrahimi[61], puis son glissement vers le nationalisme ne peuvent être interprétés autrement que comme une volonté d’accéder au pouvoir politique. Après la Seconde Guerre mondiale, l’A.O.M.A. deviendra résolument nationaliste[62] :
L’idée nationale apparaît comme la clef de voûte de la doctrine culturelle des réformistes. Tout est rapporté à elle, en définitive. Non seulement les réformistes préconisaient la résurrection de la culture nationale, et militaient en faveur de la reconnaissance de la personnalité nationale – arabo-islamique – de l’Algérie, mais, par le biais de l’enseignement arabe libre, ils entendaient développer chez leurs compatriotes un véritable esprit national[63].
L’air du temps
Tout ce qui précède explique largement le succès du réformisme sur le long terme : ce mouvement triomphe simplement parce qu’il est dans l’air du temps et correspond à une nouvelle époque où les cadres anciens disparaissent avec les hommes qui les représentent, à la fois parce qu’ils sont des restes anachroniques d’une époque qui n’a plus les moyens de lutter contre la civilisation européenne et parce qu’on a beaucoup travaillé à les faire disparaître. Aucun cas d’émergence du réformisme en terre musulmane n’est plus significatif que le cas algérien lorsqu’il s’agit de constater la vitesse à laquelle un mouvement parti de rien semble faire muter toute la société en un temps relativement court.
Comme le montre Mérad, l’Algérie, du fait du modèle de colonisation directe et acculturante qui y prévaut, est le pays au Maghreb où les nouvelles idées venues du Machreq arrivent le plus tard. Avant la venue d’Abduh en 1903, la tendance réformiste ou wahhabite ne semble pas s’exprimer en Algérie, même si les germes, notamment sociaux, en sont bien là comme on l’a vu. Si la thèse de Mérad montre bien la préparation du mouvement pendant la Première Guerre mondiale puis sa croissance dans les années 1920, le mouvement qu’il appelle badisien reste une affaire très circonscrite jusqu’au début des années 1930. D’ailleurs, le réformisme est au départ « une affaire presque exclusivement constantinoise » et les premiers « maîtres » formés par Ben Badis sont tous Constantinois[64]. Même si le Chihab est diffusé à partir de 1925 dans toute l’Algérie, il reste longtemps un petit fanzine dont les rares lecteurs sont eux-mêmes réformistes.
Des individus dissemblables et divisés.
Ce qui est encore plus fascinant, c’est de constater que les leaders du mouvement sont en réalité très dissemblables, divisés, changeants et incohérents : il est évident au vu de la geste chaotique de nombre d’entre eux que ce ne sont pas leurs qualités individuelles qui peuvent expliquer le succès final du mouvement, et l’on peut même aller plus loin : sans autre facteur de succès, la médiocrité et l’inconstance de plusieurs réformistes de premier plan auraient certainement fait capoter l’affaire.
Ben Badis manifeste incontestablement un certain charisme. Mérad présente plusieurs leaders qui n’ont produit comme doctrine que quelques « études[65] », tels qu’Ibrahimi, comme des orateurs doués et cultivés, captivant leur auditoire. Les prédications d’Oqbi sont dites remuer les âmes et tel poète travaillant pour les réformistes dispose d’une maîtrise de l’art poétique reconnue. Certes, mais tout cela ne garantit en rien la viabilité doctrinale et religieuse d’un mouvement dont la plupart des acteurs suivent des objectifs et des pentes différents, et même en se limitant aux principaux leaders (Ben Badis, Mîlî et Oqbi, puis Ibrahimi) et « grands auxiliaires » (Lamoudi, Zâhirî, Tébessi et Madanî), on constate une très grande variété de positions politiques et religieuses, sans parler de la moralité ou même de l’orthopraxie discutable de certains.
Zâhirî, poète à la plume acérée, est l’un des atouts majeurs des réformistes et du Chihab de Ben Badis. Gallissot le présente comme un « leader politique plus que religieux, [qui] tire autant à lui les confréries qu’il sert les Oulémas, en poussant en avant l’entente avec les communistes[66]. » Mais au début des années 1920, il n’a pas encore opéré cet infléchissement et c’est probablement le premier réformiste à attaquer publiquement ch. Alawî. Dans une lettre à Manachou déjà citée, le cheikh affirme que seul un individu en Algérie le critique « mais que personne ne le prend au sérieux compte tenu de la faiblesse de sa pratique religieuse » ; or seul Zâhirî peut correspondre à cette description et effectivement Mérad signale que la « liberté de sa vie privée » était « jugée alors incompatible avec la mission réformiste dont il était plus ou moins officiellement investi », le poète « vivant une vie proche de la bohème[67] » : autrement dit, il n’appliquait pas des règles basiques de l’islam mais les réformistes n’avaient pourtant aucun scrupule à le laisser vilipender de pieux musulmans au nom même du « vrai » islam. En réalité, les idées de Zahîrî sont aussi instables que sa vie privée puisqu’il prend un virage à 180 degrés probablement au début des années 1930 et écrit même à ch. Alawî pour lui parler de l’amour qu’il ressent pour lui :
Votre salutation m’est parvenue par l’intermédiaire de Sîdî Adda. J’avais déjà l’intention de vous écrire avant, pour vous exposer l’état de sécheresse spirituelle qui était le mien, suite à votre départ, afin de vous parler de cet amour profond que je ressens pour vous. J’ai apprécié l’excellence de votre caractère et de vos façons, et je ne pouvais m’empêcher de les rapprocher des qualités prophétiques et d’imaginer visuellement lorsque je regarde l’Alawiyya que je vois les ancêtres purs les plus anciens de cette communauté, comme s’ils venaient de ressusciter et de sortir de leur tombeaux[68]…
En 1937, « Zâhirî, les Oulémas, Oran républicain, et les communistes s’accordent dans l’hostilité aux nationalistes du PPA », mais pourtant notre poète quitte les réformistes vers 1937, et on le retrouve qui dirige en 1947 l’hebdomadaire El Maghreb Al Arabi pour le compte des nationalistes de Messali Hadj. En juillet 1950, il crée avec Oqbi un journal de tendance anti-réformiste[69], puis finit assassiné par le FLN en 1956, ayant été désigné comme « agent du colonel Schoen »[70].
Un autre réformiste très versatile, et non des moindres, est Oqbi. Mérad oublie ainsi de signaler le rapprochement des confréries entamé par Oqbi après la guerre, alors qu’il s’agit au départ du leader le plus virulent contre le soufisme, dont l’universitaire signale à de multiples reprise l’« âpre » lutte contre le maraboutisme ; sa hargne n’épargne même pas le milieu des oulémas non réformistes, puisqu’en 1932, il n’hésite pas à lancer une malédiction publique sur les savants de l’Association des oulémas de la sunna (A.O.S.), rivale de l’A.O.M.A., lors de la réunion hebdomadaire du 3 juillet au Cercle du Progrès[71]. Or le cheikh Oqbi de l’après-guerre est devenu excessivement critique avec les réformistes de la tendance Ibrahimi et nettement conciliant avec les confréries. En juillet 1947, il assiste à la fête de fin d’année organisée par le cheikh Belhamlaoui à la Médersa « El Kittania » de Constantine, du nom d’une importante confrérie. Il y prend la parole pour déclarer qu’il n’est pas hostile aux zaouïas qui travaillent pour le bien des musulmans, mais ne peut certes « se retenir de condamner néanmoins certaines pratiques comme le port du chapelet, ce qui ne [peut] que déplaire à une partie de l’auditoire[72] ».
C’est en juillet 1950 qu’il crée à Alger avec Zâhirî un nouveau journal, Assa Moussa (« Le bâton de Moïse »), où il attaque ses détracteurs. Ibrahimi y est qualifié de « Stavisky algérien » et aussi traité d’ex-franc-maçon et de musulman ne faisant pas ses prières. Il lui est enfin reproché de ne pas avoir réuni l’assemblée générale de l’A.O.M.A., de crainte de ne pas être réélu président[73]. Le périodique ne tiendra que six mois. Un autre rapport le montre participant à la clôture d’une école « maraboutique »[74].
Tawfîq al-Madanî est également très éclectique. Né en Tunisie, il est au nombre des fondateurs du parti nationaliste du Destour. On le voit écrire en 1923 dans le Lisân al-dîn de l’Alawiyya[75], avant de rejoindre les rangs des réformistes, jouant tout de même un rôle plutôt modérateur, lors des polémiques de 1927, entre réformistes et Alawis. Puis il participe à la fondation de l’A.O.M.A. avant de devenir l’un des réformistes majeurs de l’après-guerre et de participer à la fondation du FLN. Selon l’historien Ali Mérad, « il fut l’un des personnages qui contribueront le plus activement à l’élaboration du nationalisme au cours de l’entre-deux-guerres ». Après l’indépendance en 1962, il sera ministre des Habous sous la présidence d’Ahmed Ben Bella, et à ce titre l’artisan de la nationalisation des biens des confréries dont ceux de l’Alawiyya[76], abrogeant ainsi une institution millénaire de l’islam, le habous, entreprise que même les Français n’avaient jamais totalement achevée, qui plus est dans une logique collectiviste.
Ces trois cas sont un bon exemple du caractère relativement instable et incohérent des positions des leaders réformistes, mais l’on pourrait certainement trouver bien d’autres exemples de contradictions internes du réformisme. À propos de Mîlî, l’imam traditionaliste de Mila, Mahmoud Zerrouki, informe l’administration de la récupération par les réformistes d’une mosquée et d’un « marabout » qui avait toujours été dans le giron des traditionnalistes[77], et l’on voit que pour récupérer l’argent des offrandes, les réformistes savent mettre de côté à l’occasion leur « prévention » contre la visite des tombes. À Tlemcen, le R.M.P.R.A. de juin 1946 constate que les étudiants algériens à la Zitouna de Tunis formulent à l’encontre d’Ibrahimi « de violentes critiques pour avoir procédé au mariage de Ferhat Abbas avec une chrétienne, en dépit de la fetoua qu’il avait prise antérieurement contre les mariages mixtes, et pour avoir conseillé aux musulmans de voter le 2 juin pour les listes de l’U.D.M.A. alors qu’il avait déclaré l’an dernier que ceux qui votaient devaient être considérés comme des traîtres et des renégats[78] ».
Une administration pas si hostile
Mérad insiste beaucoup dans sa thèse sur les freins mis par l’administration à l’expansion du réformisme, reprenant globalement la doctrine de l’Algérie indépendante en la matière. Il cite à cet égard de nombreuses données historiques, telles que les deux « circulaires Michel » des 16 et 18 février 1933[79], effectivement hostiles aux réformistes. Il note que trois publications lancées en 1933 par l’A.O.M.A., al-Sunna (« La Tradition orthodoxe »), al-Shari‘a (« La Loi religieuse ») et al-Sirât (« La Voie »), ont été successivement suspendues par l’Administration, en raison de leur propagande dirigée contre les « maraboutiques » et les chefs indigènes « jugée dangereuse pour l’ordre public, et contraire à l’intérêt supérieur de la France ». Il faut dire que cette propagande est tout sauf pacifique, et un quatrième périodique publié par les Oulémas remplaçant al-Sirât, Abou El Adjaib, sera d’ailleurs interdit par arrêté ministériel du 23 décembre 1933. Un rapport du G.G.A. présente ce journal qui est dirigé par Bouchemal Ahmed et rédigé par Ben Badis. Le rédacteur de la note fait une critique impitoyable du « fanatisme » de Ben Badis et d’Oqbi, « qui ne signent pas mais dont le style fanatique et insolent les identifie ». Le périodique est qualifié de « nationaliste » et l’auteur donne tous les éléments pour statuer sur l’interdiction qu’il propose, proposant également une analyse du réformisme : sa vraie nature, son origine étrangère, sa destruction de l’islam local, sa tentative de contrôle des mosquées, mentionnant notamment les appels de Oqbi à refuser le clergé officiel[80].
Cette hostilité de l’administration va crescendo, notamment à l’issue du premier Congrès musulman algérien :
Le développement de l’influence culturelle du mouvement réformiste, parallèlement à l’extension de son audience politique, au lendemain du 1er Congrès musulman algérien de juin 1936, jeta l’alarme dans les rangs de ses adversaires (maraboutiques irréductibles, Musulmans naturalisés français, partisans de l’assimilation franco-musulmane totale, porte-parole des Européens d’Algérie). L’inquiétude finit par gagner les milieux dirigeants, à Alger. Bientôt l’Administration adopta une nouvelle politique à l’égard du mouvement réformiste, en s’efforçant de réduire au minimum les mesures de faveur ou de tolérance dont il pouvait encore bénéficier, de-ci, de-là, Et dès le début de 1937, commence à se dessiner une réaction administrative contre les activités culturelles des réformistes. Des médersas qui, jusque-là, fonctionnaient sans problème, furent menacées de fermeture, parce que non couvertes par des autorisations officielles en bonne et due forme. Cette situation s’aggrava lorsque l’administration algérienne obtint du gouvernement le renforcement de la législation en vigueur, en matière d’enseignement des indigènes, par le décret du 8 mars 1938[81].
Pourtant, à l’inverse de ce postulat, ce sont bien parfois les réformistes que l’administration choisit de favoriser. Ibrahimi par exemple n’est pas vraiment inquiété à ce moment-là puisqu’il réussit à ouvrir sa médersa Dâr al-hadith à Tlemcen en septembre 1937, ch. Adda Bentounès, pourtant typé « confrérie », se voyant refuser par le préfet Masselot d’en ouvrir une[82] à Mostaganem justement vers la même époque. Un an et demi plus tard, la préfecture d’Oran intercède auprès de Milliot par une lettre du 27 janvier 1939 pour que Boudilmi, disciple d’Alawî, recommandé par Lachachi, le président de la cultuelle musulmane de Tlemcen lui-même issu du milieu confrérique et traditionnaliste, autant dire Vieux-Turbans, puisse publier à Tlemcen son pamphlet anti-naturalisation et anti-réformiste. La préfecture reconnaît le bien-fondé de l’argument selon lequel les réformistes, eux, impriment impunément et librement à Constantine tout ce qu’ils veulent. La réponse manuscrite de Milliot est portée sur le document des archives du G.G.A. : « Non », avec cette explication : « Position trop nette contre l’Administration »[83].
Mérad reconnaît d’ailleurs qu’« il s’est trouvé des autorités préfectorales ou municipales assez clairvoyantes – et sans doute éprises de tolérance – pour ne pas s’opposer systématiquement à l’enseignement arabe privé animé par les réformistes » et mentionne notamment l’exemple de Constantine « où l’enseignement de ‘Abd al-Hamid b. Badis ne cessa d’être prospère[84]. » C’est effectivement le moins que l’on puisse dire. Bien plus significative est l’absence totale d’interruption du Chihab pendant 14 ans, malgré la violence de la presse réformiste. La thèse de Mérad qui attribue la bienveillance de l’administration à une « haute tenue » du périodique, plus que discutable, ou à la protection des deux frères de Ben Badis[85] paraît bien faible sur ce point. Si l’administration a toléré ce journal alors qu’elle n’était probablement pas pour rien dans l’interruption en 1923 du premier périodique de ch. Alawî[86], c’est peut-être tout simplement parce que l’hostilité « traditionnelle » des militaires et des politiques contre ces « foyers de subversion » qu’étaient selon eux les confréries n’avaient pas encore totalement disparue.
Dans une lettre, bien sûr partisane mais tout de même basée sur nombre de réalités historiques, le cheikh de la zaouïa du Hamel, Kassimi Abdelkader ben Cheikh Belkassem écrit le 16 octobre 1936 à Augustin Berque pour dénoncer l’attitude de l’administration favorable selon lui aux réformistes. Il fait un historique de l’action anti-confréries des réformistes et de la genèse de l’A.O.M.A., qui devait être au départ une association destinée à « prêcher l’union, à l’enseignement de la morale et de l’arabe et la lutte contre les superstitions mais sans violence ». Après la scission, l’auteur explique que la tendance confrérique remportait de gros succès mais que l’administration lui a mis des bâtons dans les roues, l’auteur citant notamment sans écrire son nom le « directeur des Affaires indigènes » de l’époque, à savoir Mirante. Kassimi explique que ce dernier agissait sous l’influence d’un « inspirateur », que le traducteur de la lettre identifie nommément : Kahoul. Le mufti voulant être le seul représentant « accrédité » des musulmans auprès des autorités françaises en venait donc à combattre autant les confréries que les réformistes. Cette lettre montre la responsabilité claire de l’administration dans les erreurs qui contribuèrent à légitimer progressivement les réformistes en discréditant leurs adversaires. L’auteur cite d’ailleurs d’autres exemples qui montrent que l’idée que les réformistes étaient systématiquement combattus et leurs adversaires systématiquement aidés par l’administration est fausse, au point qu’il juge, lui, la situation du moment favorable aux réformistes[87].
Il n’est donc pas exclu que l’administration ait continué à jouer les uns contre les autres. Non seulement sa politique religieuse est souvent à cette époque inconséquente – on le voit avec les changements brusques d’un directeur des Affaires indigènes à l’autre – mais le danger représenté par le réformisme n’a peut-être été vu que tardivement. Bref, s’il est incontestable que les autorités tentent d’entraver, notamment avec Milliot à partir de 1935, les progrès du réformisme, cette orientation n’est peut-être pas aussi nette que ce que les réformistes puis les nationalistes ont voulu faire croire, exactement comme l’idée de même origine selon laquelle les confréries auraient toujours collaboré naturellement avec le pouvoir colonial[88]. D’ailleurs, même avec les difficultés liées à l’état de guerre, on constate que les réformistes ne seront pas autant persécutés par l’administration que d’autres tendances politiques :
En 1939, la répression redouble; les décrets-lois de mai 1939 permettent d’interdire tout écrit témoignant d’une propagande étrangère et d’opérer la saisie des journaux. La Défense doit cesser de paraître. L’Association des oulémas n’est cependant pas vouée à la clandestinité, à l’inverse de l’action du PPA et du Parti communiste, à l’ouverture de la guerre[89].
La colonisation : un contexte catalytique
Le réformisme est à la fois un produit du contact avec l’Europe et une interprétation de type « sectaire » à la fois ancienne et nouvelle des sources religieuses, mais ses doctrines n’ont pu s’étendre que parce que l’Islam n’était plus au XIXe siècle un milieu clos régulé par des instances hiérarchiques traditionnelles : sans le contexte colonial qui ôte tout pouvoir à ce qui restait d’aristocratie traditionnelle, le réformisme aurait peut-être germé mais serait mort dans l’œuf, car aucune société musulmane ne peut tolérer qu’un groupuscule traite les croyants de polythéistes sans réagir immédiatement et radicalement, comme cela s’était passé à toutes les époques précédentes, des kharijites jusqu’à Ibn Taymiyya lui-même, mis en prison quand son sectarisme était devenu un défi trop bruyant pour l’orthodoxie de son temps, en passant par les mu‘tazilites. C’est l’autorité religieuse traditionnelle, avec son organisation en différents corps spécialisés d’oulémas, qui est l’anticorps naturel face aux mouvements sectaires. Or c’est précisément cette organisation qui a été démantelée en Algérie par la colonisation, sans quoi la violence des diatribes réformistes, qui plus est au travers d’un vecteur évidemment impensable en milieu musulman clos, la presse d’opinion, aurait été impossible. Le Balâgh n° 479 du 8 mars 1940 le dit d’ailleurs très explicitement à l’occasion d’un article d’Oqbi, soulignant que la notion de « critique », telle que la pratiquent les réformistes, était inconnue antérieurement à la colonisation, reprochant ainsi aux réformistes d’être au fond des « modernes ». Les débats acharnés opposant les réformistes au reste de la société musulmane sont inconcevables en dehors d’une situation politique où les musulmans n’ont aucun pouvoir réel ; c’est d’ailleurs l’une des étrangetés de la politique religieuse menée par l’administration française qui contredit sérieusement l’une des thèses de Mérad et de bien des auteurs algériens sur la supposée hostilité coloniale aux réformistes : pourquoi le Chihab de Ben Badis n’a-t-il jamais été ni suspendu ni même inquiété pendant les quatorze années qu’ont duré ses attaques violentes et ses accusations d’« associationnisme » contre des compatriotes, la pire chose dont un musulman puisse être accusé ? Sans un certain laisser-faire, ou en tous cas une certaine inconséquence de l’administration, et sans l’absence de pouvoir de ce qui restait de l’aristocratie religieuse traditionnelle, le groupe très réduit de simple prédicateurs qu’étaient au départ pour l’essentiel les réformistes n’aurait jamais pu prospérer. C’est donc au fond l’un des produits de la liberté d’expression, et l’on retrouve là encore l’idée que le réformisme est un mouvement certes d’acculturés mais conforme à l’air du temps, ce qui est ainsi formulé par Mérad :
Quelles qu’aient pu être les faiblesses de la doctrine sociale et politique des réformistes algériens, la verbosité et le dogmatisme intolérant de certains d’entre eux, leur béate admiration de l’Orient, leur engouement excessif pour la théocratie sa‘ûdienne, on doit bien constater que leur mouvement correspondait à un vaste souffle de l’époque ; et que leur enseignement séduisait la génération montante en Algérie. D’autre part, dans ce monde en pleine mue de la période de l’entre-deux-guerres, il est incontestable que c’étaient les réformistes qui tâchaient de se mettre au rythme de l’histoire, tandis que leurs adversaires maraboutiques se complaisaient encore dans les rêves d’antan[90].
Arrivé au terme de cette ébauche d’analyse du réformisme musulman algérien, nous sommes en mesure de conclure cette présentation générale du mouvement tout en proposant une réponse à la troisième question évoquée ci-dessus : si le réformisme l’emporte en très peu de temps sur ses adversaires, ce n’est pas fondamentalement en raison de la justesse de ses vues philosophiques ou religieuses, ou de la pertinence de ses positionnement politiques ou sociaux, aussi changeants que discutables ; s’il triomphe, c’est parce que ses idées sont au fond simplement « dans l’air du temps » et donc en phase avec l’accélération de la mondialisation normative du début du XIXe siècle, comme le dit d’une autre façon Gellner[91] : qu’on considère ou pas le réformisme comme une évolution interne de la religion, il représente également un phénomène social témoin des mutations produites par le contact de l’Europe à partir du XIXe siècle, qui interfère désormais directement ou indirectement et, comme on le voit, même dans un domaine aussi interne a priori que la doctrine religieuse.
Bref historique de la lutte opposant l’Alawiyya aux réformistes
L’affrontement entre l’Alawiyya et les réformistes est inévitable. C’est que ch. Alawî a commencé très tôt à s’en prendre aux doctrines d’inspirations wahhabites et réformistes. L’un de ses tout premiers écrits est un commentaire rédigé en 1901 d’un poème de son maître, ch. Bûzîdî, dont il prend la défense face à des critiques qui ne peuvent émaner que de milieux lettrés, probablement hostiles au soufisme : il n’est certes nulle part question d’adversaire réformiste dans ce texte, qui peut s’adresser à des oulémas simplement « rigides », mais d’un autre côté, le germe de la mentalité salafite est nécessairement déjà là. C’est surtout avec la publication du Qawl al-ma‘rûf en 1920 que ch. Alawî assume publiquement le rôle de défenseur du soufisme face au réformisme. Cet ouvrage, dont il déjà été question plus haut, répond à un savant de la Zitouna, qu’on ne peut certes ranger dans la tendance badisienne puisqu’il fait preuve d’un certain rigorisme malékite propre à cette institution, rigorisme juridique auquel Ben Badis est ouvertement hostile, mais qui exprime bien les habituelles critiques wahhabites et salafites contre le soufisme, que le réformisme algérien reprendra telles quelles. Le Qawl al-ma‘rûf étant probablement unique en son genre à cette époque fait du maître, sans même qu’il ne connaisse à ce stade aucun des réformistes, l’un de leurs principaux ennemis déclarés.
Si l’on ajoute à cela que le Lisân al-dîn, dont la parution débute en 1923, s’affirme d’entrée comme anti-réformiste et tente de contrer les réformistes sur leur propre terrain, en revendiquant pour l’islam traditionnel le monopole du véritable islâh[92], que le Chihab est fondé en 1925, tout juste deux ans après, et que le nouveau périodique patronné par l’Alawiyya, le Balâgh, commence à paraître en 1926, on comprend que la rivalité et l’hostilité soient immédiates. Tout commence à la suite d’un article où un certain Baydâwî s’en prend à un autre contributeur très fréquent du Chihab, Abû Ya‘lâ al-Zwâwî, imam de la mosquée Sîdî Ramadân à Alger, pour avoir reçu ch. Alawî et ses disciples dans sa mosquée. Abû Ya‘lâ répond longuement à Baydâwî dans le numéro du 22 novembre 1926 du Chihab, faisant un éloge particulièrement appuyé de ch. Alawî qu’il compare à ce Compagnon que le Prophète avait renommé Zayd al-Khayr. Dans le numéro du 25 novembre, un article signé par un groupe d’étudiant d’Alger s’en prend à Abû Ya‘lâ en lui reprochant d’avoir hébergé une jamâ‘a des Alawis dans sa mosquée et d’avoir reconnu publiquement la sainteté de ch. Alawî, qu’ils accusent de pratiquer des « innovations » et (dans un autre article) de soutenir la doctrine de l’« incarnationnisme » (hulûl). Dans le numéro du 6 décembre, Baydâwî écrit un nouvel article très long tandis que dans le même numéro Abû Ya‘lâ répond aux étudiants d’Alger. C’est dans le numéro du 6 janvier 1927 du Chihab que Baydâwî attaque violemment ch. Alawî en publiant un long article intitulé « Le Ibn Muljam du XXe siècle », dont voici le début :
Qui est ce Muljam au chapelet de mille grains ? Qui est-il celui qui veut détruire la ville de la science ? Qui est-il celui que sa jalousie idolâtre (ghayra wathaniyya[93]) amène à se venger sur les réformistes, en s’en prenant à leur plus grand représentant, le professeur ‘Abd al-Hâmid Ben Badis ? Il s’agit d’un des disciples du soufi Abû l’Abbâs b. ‘Alîwa ! L’un des connaissants qui ont reçu l’illumination spirituelle grâce à sa khalwa ! Et qui est donc Ibn ‘Alîwa ? C’est un homme sans descendance qui ne travaille que pour son propre bénéfice ! Et qu’est-ce donc que sa khalwa ? C’est une pièce dans laquelle le disciple reste […] où il y a écrit devant ses yeux le mot « Allâh » ; il le regarde pendant tout son séjour, tout en jeûnant, et jusqu’à ce qu’il contemple Dieu clairement ! ou voit ses parents décédés ou quelque chose d’autre ! Lorsqu’il sort de la khalwa, le disciple éprouve désormais de l’amour pour le cheikh, devient un frère sincère pour ses disciples et un adversaire aveugle de tout le reste […] Puis [ses disciples] parcourent le pays, parlant du cheikh et de ses secrets et cherchant à acheter des témoignages de garants défectueux, parmi ceux qui se prétendent savants, afin qu’ils témoignent en faveur de leur cheikh ou qu’ils écrivent eux-mêmes quelque chose. Ils racolent ainsi les notables et les trompent en leur disant que leur cheikh est un grand savant, ou plutôt un océan sans rivage !
Ibn Muljam étant l’assassin du calife ‘Alî, le titre s’explique par le fait que dans l’un des articles précédents, il est reproché à Abû Ya‘lâ d’avoir cautionné publiquement l’idée que ch. Alawî serait le rénovateur (mujaddid) annoncé pour chaque siècle par le hadith. Mais on voit qu’au-delà du seul cheikh, ce sont toutes les autorités dont le témoignage a été publié dans les Shahâ’id que Baydâwî traite ici de « vendus ».
À partir de là, les polémiques s’enchaînent, d’autres auteurs interviennent tels le marocain Slâwî, et les plus extrémistes des réformistes jettent de l’huile sur le feu. En mars 1927, Abû Ya‘lâ appelle à un « armistice ». Quelques mois plus tard[94], il écrit dans le Balâgh lui-même pour expliquer sa démarche, disant se fonder sur les « propos de notre ami Ben Badis appelant à l’excellence du comportement vers juin 1927, ceux de l’écrivain Ahmad Tawfîq al-Madanî ainsi que ses étudiants à Alger, et ceux du cheikh ‘Alî al-Sadqâwî. » Son article vise également à démentir certaines rumeurs : il n’est pas rattaché à l’Alawiyya, n’a pas reçu d’argent pour défendre ch. Alawî, et si celui-ci est attaqué en Kabylie, c’est parce qu’il y promeut l’application de la religion. Ch. Alawî publie dans le numéro suivant[95] sa réponse à Abû Ya‘lâ au sujet des polémiques entre les réformistes et les Alawis, remerciant le savant pour ses réponses. Il déclare ne pas avoir les moyens de se défendre pour convaincre ses opposants et explique que répondre à toutes ces calomnies en détail est inutile, concluant qu’on ne peut rien contre les gens qui s’en tiennent à des on-dit.
Mais l’affrontement entre le Balâgh et le Chihab est nécessairement structurel, compte tenu des positions doctrinales respectives des parties en présence. En dehors des polémiques publiques via la presse, ch. Alawî a correspondu directement avec la plupart des réformistes, réagissant en général à l’une de leurs prises de position publiques. Ces lettres reprennent généralement les thèmes habituels de la polémique entre milieux soufis et réformistes : accusations de mécréance et d’associationnisme, critères pour être reconnu musulman, existence des saints, etc. Une lettre de ch. Alawî à Oqbi met en évidence les tentatives répétées de savants « neutres » pour éteindre les polémiques suscitées par le Chihab et montre l’entêtement manifeste d’Oqbi en particulier.
Quelques années plus tard, l’aventure de la fondation de l’A.O.M.A. va fournir une occasion de rapprochement aux deux parties. Comme j’ai beaucoup cité Mérad, je vais donner ici la parole à S. Khelifa, dont les thèses sur la genèse de l’A.O.M.A. sont un peu différentes de celles de Mérad. Si elles reflètent parfois plutôt les perceptions de l’Alawiyya, reprenant en fait un article rédigé par ch. Adda Bentounès et paru dans le Morchid — ce sont des extraits de cet article qui figurent ci-dessous entre guillemets —, elles fournissent certaines informations, bien souvent exactes, passées sous silence par le principal historien du réformisme, et témoignent du déséquilibre des forces en présence lors de la réunion du 5 mai 1931 au Cercle du Progrès, qui voit la nomination exclusive de réformistes aux postes clés du comité directeur de l’association :
Diffuser l’Islam, lui redonner la place qu’il occupait dans le cœur du peuple, par le passé, le revaloriser, nécessitait la conjugaison des efforts de tous les hommes de bonne volonté, soucieux de défendre leur identité culturelle, de préserver leur personnalité de la désintégration que faisaient peser sur la communauté algérienne les autorités coloniales et les partisans de l’assimiliationnisme. Ce fut ainsi que naquit l’association des Ulémas musulmans algériens. Ce que tous les historiens de l’Algérie contemporaine ignoraient pratiquement, c’est que quand l’idée germe dans l’esprit de ce riche bourgeois d’Alger d’origine kabyle, Omar Ismail, celui-ci s’en ouvrit au rédacteur d’al-Balâgh al-Jazaïri, Muhammad al-Mahdi qui, de son côté, en fit part à ch. Alawî ; ce dernier ayant jugé l’idée bonne y adhéra. Ce fut alors que l’hebdomadaire du cheikh mena une vaste campagne en vue de mieux faire connaître le projet. « Al-Balagh était donc le seul journal algérien qui avait loué les conséquences bénéfiques de la fondation d’une association de cette nature... jusqu’à ce qu’un groupe d’Ulémas répondit à ses exhortations... » Les Ulémas, cependant, étaient inquiets sur le sort de l’association future, ils craignaient qu’elle ne fût un instrument entre les mains des cheikhs de zaouïas, aussi lors de l’assemblée constitutive, s’arrangèrent-ils pour être plus nombreux que les chefs de zaouïas. Si al-Bachir al-Ibrahimi, al-‘Amûdi, al-‘Ûqbi, al-Zahiri, al-Zwawi [Abû Ya‘lâ] étaient présents en revanche, ‘Abd al-Hamid Ben-Badis s’était absenté « pour raison de maladie », mais à peine fut-il désigné par l’association comme président « qu’il fut guéri de sa maladie ». Du côté des cheikhs spirituels, seul trois hommes, jusque-là méconnus, négligés par les historiens, étaient présents à l’assemblée constitutive de l’association des Ulémas musulmans algériens, Ahmed al-Alawi, Muhammad al-Mahdî et Adda Bentounès. « Il fut clair qu’à partir de ce jour l’association passait aux mains des réformistes (al-Islahiyyûn) non des Ulémas... et chaque jour elle revêtit une parure nouvelle du réformisme au point qu’elle devint une association (néo) Wahhabite à cent pour cent... » Cette expérience de conjugaison d’efforts entre les différents groupements idéologiques musulmans ayant avorté, le cheikh al-Alawi ne s’avouait pas vaincu pour autant, il disposait de l’hebdomadaire dont on se flattait qu’il avait le plus fort tirage en Algérie et qu’il était lu partout[96].
Ce compte rendu de la réunion au Cercle du Progrès n’est pas incompatible avec celui qu’en fait Mérad[97], qui affirme sans en fournir d’explication que sur 122 invités, 50 s’étaient fait excuser, seuls 72 « lettrés » étant présents. L’article du Chihab (mai 1931) auquel se réfère l’historien, écrit par Ibrahimi, se borne au même constat. Peut-être le choix des invités électeurs était-il déjà une manœuvre en faveur de la tendance réformiste, ce qui expliquerait pourquoi la majorité des « maraboutiques » avaient boycotté la réunion, comme semble le dire Khelifa. Il y avait cependant bien d’autres membres de confréries qui participaient aux assemblées, et Ibrahimi cite nommément Abdelkader Kassimi, le chef de l’association des confréries, et Trabelsi, moqaddem de ch. Alawî à Bône. Le récit de l’absence prolongée de Ben Badis et son apparition une fois élu est également confirmé par l’article[98]. Les six postes importants (président, vice-président, secrétaire général, secrétaire général adjoint, trésorier, trésorier adjoint) du comité directeur sont attribués aux principaux chefs réformistes : Ben Badis, Ibrahimi, Lamoudi, Oqbi, Mîlî et Bayyûd. Des noms de représentants de confréries (dont Kassimi) ou de savants non réformistes (Hâfidhî) apparaissent, mais seulement dans la liste des sept membres assesseurs du conseil consultatif, aux pouvoirs vraisemblablement limités : il est donc certain que pour obtenir un tel succès les réformistes devaient être largement majoritaires parmi les 122 invités et les 72 présents. Quelques membres de l’Alawiyya obtiennent un strapontin. Trabelsi est le n° 5 des sept membres du conseil consultatif et Muhammad al-Mahdî, directeur du Balâgh, est le n° 2 et secrétaire d’une autre instance, la représentation d’Alger (le n° 1 de celle-ci étant Omar Ismaël), l’association étant basée à Constantine.
Malgré ce premier coup d’état des réformistes en mai, l’année 1931 marque certainement une volonté de rapprochement de certains acteurs des deux camps, en particulier ch. Alawî et Ben Badis, le second étant invité par le premier dans sa zaouïa du bord de mer quelques mois plus tard. Ben Badis dit ne pas avoir rencontré le cheikh avant son voyage à Mostaganem (ils n’ont donc fait que se croiser à Alger, ce qui confirme l’absence prolongée du Constantinois au début du congrès).
Accompagné d’autre réformistes dont Ourtilani, le désormais président d’association réalise une tournée dans l’Ouest algérien pour promouvoir ses idées et la toute nouvelle A.O.M.A. C’est dans le numéro de novembre 1931 du Chihab qu’il relate une partie de ce voyage. Ce texte mérite d’être cité en entier pour l’intérêt qu’il présente d’un point de vue historique, sociologique et culturel, car bien des anecdotes jalonnant le déroulé des événements en disent long sur la diversité des personnages, y compris à l’intérieur de chaque bloc, et sans qu’il y ait besoin de les analyser en détail. Ben Badis commence par raconter assez brièvement ses séjours à Miliana, Khémis Miliana, El-Asnam (ex-Orléansville), Relizane et en vient à Mostaganem :
De la gare, nous nous sommes rendus à la mosquée du frère, le cheikh Belqasem b. Hallûsh, que je connaissais déjà pour avoir correspondu avec lui… et parce que son fils est l’un de mes disciples (murîd) les plus chers… Le lendemain, il invita certains notables de la région à dîner, dont l’éminent cheikh, le mufti [de Mostaganem], Sîdî ‘Abd al-Qâdir b. Qârâ Mustafâ[99] et l’éminent cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa, le cheikh de la célèbre tarîqa. C’était la première fois que je les rencontrai. De nombreuses personnes assistaient à cette réunion. Lorsque le dîner prit fin, je fis un discours sur l’amour (mahabba), la fraternité, la nécessité de nous entraider et de nous comprendre sur la base de ces deux obligations. J’y affirmai que nous ne devons pas laisser le peu de choses sur lesquelles nous sommes en désaccord ruiner notre entente sur l’essentiel, d’autant que les divergences ponctuelles sont inévitables entre les penseurs… Je mentionnai le remède qui nous permet de réduire l’importance de ces divergences et nous préserve de la rupture, et qui n’est autre que les décisions explicites contenues dans le Livre de Dieu et les hadiths authentiques de Son envoyé. Tous les cheikhs présents approuvèrent ce discours et l’acceptèrent. À la vérité d’ailleurs, la plupart des gens que nous avons rencontrés ont bien conscience de la gravité de ce mal que sont les dissensions. Ils veulent en sortir et approuvent les appels à la concorde et à l’amitié mutuelle. À la fin de cette réunion, le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa m’invita à diner chez lui le lendemain tandis que le cheikh de la tarîqa Qâdiriyya, al-Hâjj al-A‘raj Belahouel m’invitait pour le déjeuner. J’acceptai avec gratitude… Le lendemain soir, j’allai donc chez le cheikh Ahmad b. ‘Alîwa où il y avait une centaine de personnes, notables et disciples. Le cheikh se montra d’une cordialité et d’une amabilité extrêmes, au point de servir lui-même certains de ses invités. Les cœurs et les yeux se remplirent, et les langues lui témoignèrent de la reconnaissance. Après le repas on récita des versets du Coran, puis les disciples du cheikh se mirent à chanter des odes de ‘Umar b. al-Fârîd ; leur chant était d’une telle beauté que l’assistance en fut extrêmement émue. L’agrément de cette soirée fut encore rehaussé par des intermèdes de discussions littéraires portant sur la signification de certains vers. J’ai été témoin de la courtoisie du cheikh avec ses invités. J’ai été très impressionné par le fait que pas une seule fois il n’a abordé de sujet de désaccord entre nous qui eût pu m’obliger à exprimer mon point de vue et à le défendre. Notre conversation se déroula toute sur les nombreuses questions au sujet desquelles nous sommes en parfait accord, évitant les quelques points sur lesquels nos opinions diffèrent. Mais Sîdî Ahmad b. Ismâ‘îl[100], le propriétaire des magasins…, qui se tenait à ma gauche, rompit cette harmonie, et aborda un sujet qu’il convenait de laisser de côté, disant : « Ces mufsidûna[101], eux qui s’appellent eux-mêmes des “réformateurs”, nient la sainteté ! » Je vis alors sur le visage du cheikh Ahmad b. ‘Alîwa qu’il désapprouvait cette intervention hors de propos, et me vis contraint d’expliquer ma position : « Écoute, Sîdî Ahmad ! La sainteté, quant à son statut dans la Loi révélée (sha‘riyya), est attestée dans un verset explicite. Je lui récitai alors le verset : En vérité, les saints de Dieu…, puis fis un petit commentaire sur sa signification, ajoutant que celui qui nie l’existence de cette sainteté-là, le mot de « corrupteur » est bien faible le concernant, et il mérite bien plus d’être appelé « hérétique » (mulhid). Quant au mot muslih, il est plus élevé et plus noble que tout cela, et la question n’est pas là. L’important, c’est que tous les savants de l’islam du passé, qu’il s’agisse de commentateurs du Coran, de spécialistes du hadith, de juristes, de théologiens ou d’ascètes n’ont aucun problème avec cette expression[102]. Les seuls qui en ont un, ce sont des gens de la masse affiliés au soufisme qui refusent absolument que l’on puisse critiquer un cheikh quelconque, alors même que seul quelqu’un d’infaillible peut être parfait dans ses paroles et ses actes. En adoptant cette position, c’est comme s’ils se pensaient eux-mêmes infaillibles. Or l’imam de cette communauté, Junayd, a répondu après un moment de réflexion, quand on lui posé la question de savoir si un connaissant pouvait commettre l’adultère, par ce verset coranique : “Et l’ordre de Dieu est une affaire prédéterminée.” Ces paroles nous montrent ce que les maîtres ascètes enseignent à leurs disciples, à savoir qu’ils ne sont pas infaillibles…[103] Si nos frères affiliés au soufisme acceptaient que les paroles de leurs maîtres soient pesées dans la balance du Livre et de la sunna, comme les autres savants de l’Islam, et voulaient bien revenir vraiment à Sa Parole : Si vous êtes en désaccord sur quelque chose, remettez cela à l’arbitrage de Dieu et de l’Envoyé…, il n’y aurait plus ou peu de désaccords. Les personnes présentes furent satisfaites de ces paroles, et Sîdî Ahmad b. Ismâ‘îl se tut. Le cheikh Sîdî Ahmad [Alawî] dit alors : « Tout le monde est d’accord là-dessus. » Je lui dis alors que les gens comme lui tiennent ce même discours. Le cheikh mufti dit quelque chose dans le même sens. Puis les chants reprirent, ainsi que les discussions littéraires, et la soirée prit fin. Les invités s’en allèrent, moi compris, et nous remerciâmes l’éminent cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa pour son excellente prévenance, sa bienveillance, sa courtoisie et sa sollicitude. De même, nous témoignâmes notre reconnaissance à ses disciples pour leur grande courtoisie et leur sollicitude pour les invités, et tout particulièrement au cheikh Adda Bentounès, le disciple du cheikh le plus distingué (tilmidh al-shaykh al-khâss)….
Lorsqu’il revient en 1932 à Mostaganem dans le cadre d’une tournée très semblable à celle de 1931, Ben Badis n’est pas reçu par ch. Alawî. C’est qu’entre temps une deuxième manœuvre des réformistes en mai 1932 leur a permis d’évincer de l’A.O.M.A. toute autre tendance que la leur[104] (comme le dit Khelifa dans le texte cité ci-dessus), et notamment le chef de file de l’opposition, Hâfidhî, ainsi que tous les représentants de confréries hostiles aux réformistes. Un autre document explique de la même façon l’appropriation de l’A.O.M.A. par les réformistes. Il s’agit de la lettre déjà citée adressée le 16 octobre 1936 par Abdelkader Kassimi, le cheikh de la zaouïa du Hamel et chef de l’association des confréries, précédemment membre assesseur de l’A.O.M.A., à Augustin Berque. Le dignitaire fait un historique de l’action anti-confrérique des réformistes, insistant sur le caractère discontinu des attaques et les divisions entre les différentes tendances, Ben Badis étant moins outrancier que les autres. Il explique que « pour les faire taire », les traditionalistes ont essayé de leur donner quelque satisfaction sur certains points « pour les amener sur le terrain commun du prêche de l’union, de l’enseignement de la morale, de l’arabe, de la lutte contre les superstitions mais sans violence ». L’auteur dit que cela mena à la création de l’A.O.M.A. à laquelle il fut le premier à souscrire, puis il extrait des déclarations de Ben Badis l’affirmation selon laquelle l’A.O.M.A. ne ferait jamais de politique, et devait s’interdire toute discussion qui ferait naître les divergences. Mais, tout de suite, « les réformistes exécutèrent un tout autre programme ». Au Cercle du progrès à Alger, la « critique des pieux anciens » reprit. Le Chihab « reprit ses attaques contre le cheikh Ben Alioua qui avait cependant adhéré à la société ». Kassimi explique qu’à partir de là les réformistes firent de la politique, et c’est pour marquer leur opposition que les savants traditionalistes et les confréries créèrent l’Association des oulémas de la sunna (A.O.S.) et fondèrent le journal al-Ikhlas.
Effectivement, c’est suite à l’échec du rapprochement avec les réformistes qu’est créée l’A.O.S. dont le principal animateur est Mawlûd al-Hâfidhî, qui écrira d’ailleurs, sans pourtant être disciple de ch. Alawî, les meilleurs articles du Balâgh après 1936. Ce savant azharien était typique des milieux traditionalistes sensibles au thème de l’islâh, voire même hostiles à certaines pratiques ou concept soufis — il critique d’ailleurs sévèrement le tawassul et l’istighâtha (voir infra) —, mais devint suite à la scission le pire ennemi des réformistes. Les liens de cette A.O.S. avec l’Alawiyya sont évidents, et c’est notamment un disciple de ch. Alawî, Muhammad b. Qaddûr Majâjî de Blida, qui en est le trésorier. C’est d’ailleurs lui qui écrit en août 1933 au maître à propos des réformistes : « À ces gens-là, il suffit de mentionner le nom de l’Association des oulémas de la sunna ou celui de son organe de presse, al-Ikhlâs, pour qu’ils nous disent sur le ton de la colère : “Ceux-là sont les corrupteurs (mufsidûna) car ils sont les ennemis des réformistes musulmans”, et des paroles encore plus dures que cela. Nous leur disons alors que l’association n’est pas ce qu’ils croient[105]… » Hâfidhî crée en effet en décembre 1932 le journal al-Ikhlas qui sera sous sa direction jusqu’à son arrêt de parution en mars 1934.
De tout cela, il résulte que l’été et la fin de l’année 1932 marquent la scission définitive des différentes composantes du panorama religieux algérien, et la création concomitante d’associations et de revues rivales de l’A.O.M.A. Les attaques du Chihab reprendront désormais et ne cesseront plus, et l’hostilité mutuelle opposant réformistes et confréries constituera l’un des secteurs majeurs de l’activité extérieure de l’Alawiyya, y compris du temps de ch. Adda Bentounès et après la guerre. Son périodique, le Morchid, fera comme son prédécesseur une large place à la réfutation des idées réformistes et à la dénonciation de leurs manœuvres, démarche qu’on trouvera à l’identique et même de façon plus virulente chez d’autres moqaddems de ch. Alawî, notamment avec la reparution du Balâgh à partir de 1936. Cette animosité réciproque se traduira même parfois par des agressions physiques[106].
Les principaux chevaux de bataille
Il s’agit ici de mentionner les grands thèmes de polémique entre réformistes et Alawis, dont le principal est cette accusation générale d’associationnisme qui constitue le cœur de la pensée wahhabite et salafite.
Pour bien comprendre l’enjeu, il faut rappeler que le monothéisme est le cœur du message coranique et que le polythéisme ou l’« associationnisme » (shirk) en est le crime le plus abhorré : autrement dit, il n’existe absolument rien de plus grave en islam que de qualifier quelqu’un de mushrik, « associateur ». Cette accusation ne peut être lancée à la légère dans une civilisation islamique autorégulée, car cela entrainerait de funestes conséquences pour l’accusé, s’il était reconnu coupable, sans compter le déshonneur pour toute sa famille et sa lignée. En réalité, le terme « associateur » désigne en langage coranique essentiellement le polythéisme mecquois antéislamique ; même si le risque d’« associer quelque chose à Dieu » y est également pointé s’agissant du christianisme ou du judaïsme, les « gens du Livre » n’y sont pas désignés collectivement par le terme mushrik, réservé aux pratiquants de véritables cultes polythéistes. Appliquer ce terme à des musulmans est donc une forme d’hérésie dénoncée comme telle à toutes les époques où la tendance « réformiste » se manifeste.
La définition du shirk et l’argumentation fournie par les réformistes, à commencer par Ben Badis lui-même, sont souvent bâties sur des raisonnements sommaires qui ignorent largement le contenu des sources scripturaires sur lesquelles les mêmes prétendent s’appuyer. Quand Ben Badis explique que dire : « S’il plaît à Dieu et s’il vous plaît ! », c’est « associer quelqu’un à Dieu sous le rapport de la puissance[107] », il ne semble pas se rendre compte de la faiblesse de son argument, à la fois du point de vue de la raison et de la tradition (al-‘aql wa l-naql) : pour obtenir beaucoup de choses, on est bien obligé de solliciter à la fois les hommes et Dieu si l’on veut parvenir à ses fins ; un musulman n’a pas besoin d’être grand théologien pour comprendre qu’un refus humain sera la conséquence d’un refus divin préalable, et pareil en cas de succès. De façon similaire, remercier quelqu’un pour un cadeau, ce n’est pas de l’associationnisme, d’autant qu’un hadith très connu « associe » en la matière directement l’homme à Dieu : « Celui qui ne remercie pas les hommes ne remercie pas Dieu ». De même, quand le maître à penser du réformisme estime que « quiconque prie quelque chose l’institue, par cela même, comme divinité[108] », il plaque sciemment du culte (‘ibâda) et donc du shirk sur de l’intercession (shafâ‘a)[109], oubliant là encore que le Coran lui-même enjoint aux croyants de s’adresser à Dieu directement et de s’adresser en même temps à Lui par l’intermédiaire du Prophète : Si ces gens qui se sont fait tort à eux-mêmes venaient à toi en demandant pardon à Dieu et si le Prophète demandait pardon à Dieu pour eux, ils trouveraient sûrement Dieu prêt à revenir vers eux et à leur faire miséricorde (4, 64).
Il ne faut d’ailleurs pas croire que l’idéologie réformiste présente sa critique du shirk comme une démarche s’appuyant sur une interprétation somme toute allégorique des textes, le public étant censé comprendre que l’exagération ne vise qu’à redresser un credo local déviant : en se bornant à un exemple tiré du numéro 172 du Chihab, on peut voir comment Muhammad al-Hilâlî, un Marocain enseignant à la Mecque, n’hésite pas à citer des textes eschatologiques mentionnant un culte fétichiste pré-islamique précis, qui prouvent selon lui que les musulmans de son époque sont devenus des adorateurs de fétiches. Comme le dit Mérad, les réformistes algériens entendent dénoncer « non seulement les cas de shirk caractérisé, mais aussi les “voies” risquant de mener au shirk » :
On n’en finirait pas de citer les exemples fournis par la critique réformiste des croyances populaires et maraboutiques en Algérie. L’œuvre d’I. Badis, comme celle des autres grands prédicateurs réformistes, est, sur le plan théologico-moral, ce que l’on pourrait appeler une œuvre de dépistage du shirk à travers les croyances et pratiques religieuses de la communauté musulmane d’Algérie[110].
Le fait d’accuser l’ensemble de la population musulmane d’un pays d’associationnisme est évidemment impensable sans le contexte évoqué plus haut : ce discours récurrent des wahhabites et des réformistes n’est possible qu’en raison de la désagrégation de l’autorité religieuse traditionnelle, d’autant que les accusations à la légère sont radicalement combattues non seulement par des sources scripturaires plus que dissuasives mais également par tout l’esprit juridique régulateur du droit musulman. Sur ce point, les réformistes sont de vrais « innovateurs » car même le théologien auquel ils prétendent se référer, Ibn Taymiyya, exclut qu’on puisse parler sérieusement de shirk pour des communautés musulmanes entières et produit un discours sur ce sujet tout à fait classique, qui consiste à distinguer entre le véritable shirk, celui de l’Arabie préislamique, et ce shirk occulte dont parlent les soufis, qui vise simplement une motivation ou un « amour pour quelque chose de créé », « dont nul, dit-il, n’est à l’abri », et qui n’a donc rien à voir avec le péché que constitue le premier : plus encore, comme tous ceux qui réfuteront les réformistes au XXe siècle, il cite, juste après avoir montré que tout le monde succombe d’une façon ou d’une autre au shirk occulte, un dit qu’on rapporte à propos de la communauté musulmane : « Le shirk dans cette communauté est plus subtil qu’un flux de fourmis[111] », également cité par ch. Alawî, qui explique ainsi à un réformiste la tournure de certaines sources scripturaires :
Ne comprends-tu donc pas que le Prophète a ainsi parlé de manière à mettre en garde sa communauté ? C’est ainsi que Dieu intimide Ses serviteurs. Car en réalité, il était bien convaincu de la ferme certitude de sa communauté [dans l’adoration du Dieu unique] et du fait qu’elle ne serait pas ébranlée. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’il en a lui-même témoigné ? D’après le fils de ‘Umar, l’envoyé de Dieu a dit : « Aucune communauté n’a reçu de plus grande certitude [de l’Unicité divine] que la mienne[112]. »
Pour les traditionalistes, le principe posé par les sources fondamentales et la jurisprudence postérieure, c’est qu’il n’appartient à personne dans l’aire musulmane, sur la base de son seul jugement, de dénier à un individu quelconque le droit de s’affirmer musulman, quelles que soient ses fautes par ailleurs, ce qui, disent-ils, « garantit alors sa vie, ses biens et son honneur ».
Il faut dire également que proférer de telles accusations, même en tenant compte du fait que la colonisation définit les règles du jeu de la libre expression mais exerce également des pouvoirs de police pacificateurs, peut s’avérer très dangereux, car ce qui n’est que rhétorique inconsciente chez les prédicateurs réformistes peut conduire leur auditoire à passer à l’acte. C’est exactement ce qui se passe avec le mufti Kahoul, dont l’assassinat n’est probablement pas étranger à la parution dans La Justice du 1e août sous le titre « Les traîtres se démasquent » d’un article particulièrement violent : « Aux traîtres avérés et éventuels, nous donnons ce solennel avertissement : désormais aucun acte de trahison ne restera impuni.» Le journal LaVoix Indigène dira d’ailleurs de ce texte qu’« un article violent est en Algérie un appel au meurtre[113] », jugement qui peut être appliqué à bien d’autres écrits de la presse réformiste.
Pour prendre un exemple typique de doctrine réformiste, on peut se référer à un texte d’Oqbi publié en août 1925 dans le premier journal de Ben Badis, al-Muntaqid, sous la forme d’une longue pièce de vers que Mérad a analysé et dont il affirme lui-même que cet article « paraît avoir été le mieux “pensé” par Oqbi » :
Dans ce document, intitulé : Pour la Religion Pure (« Ilâ l-Dîn al-khâlis »), la notion de shirk est mentionnée explicitement deux fois (vs 38 ; vs 63). Mais, d’un bout à l’autre de cette pièce de 67 vers, l’auteur ne traite en fait que deux thèmes qui tenaient à cœur aux réformistes algériens : a) les innovations blâmables (bida‘) ; b) le shirk[114].
Mérad n’est lui-même pas tendre avec l’article « le mieux pensé » d’Oqbi :
Telles sont les grandes lignes de ce curieux exposé théologique en vers. Les critiques de l’auteur y paraissent destinées aux maraboutiques. Il y a, dans l’expression, un évident grossissement des erreurs imputées au maraboutisme, erreurs dont certaines ne résistent guère à un examen approfondi. La tendance de T. ‘Uqbî à exagérer les « déviations » de ses adversaires, la description caricaturale de la religion maraboutique, s’expliquent probablement par le désir de frapper l’imagination des lecteurs, en leur désignant les maraboutiques comme des gens qui, du fait de leurs pratiques et croyances « blâmables », méritent d’être exclus de la définition orthodoxe de l’islamisme. Certes, dans une pièce de vers, si longue soit-elle, il est malaisé de faire une critique sérieuse, c’est-à-dire à la fois précise et honnête, des arguments attribués à l’adversaire. Cette pièce offre un exemple des condamnations sommaires du maraboutisme, qui sont bien dans la manière de quelques polémistes algériens du mouvement réformiste, et de T. ‘Uqbi en particulier. L’intérêt que revêt pour nous la pièce en question réside davantage dans l’énumération des griefs réformistes contre le maraboutisme que dans la qualité du contenu idéologique. La plupart de ces griefs peuvent être rangés sous la rubrique du shirk. L’argumentation est insignifiante[115].
C’est à la suite d’un article semblable publié par Oqbi dans son journal al-Islâh que ch. Alawî lui écrit ceci :
Pourquoi ne sommes-nous pas capables de suivre les exhortations des anciens ni les conseils de nos contemporains ? Pourquoi n’acceptons-nous pas que les gens soient musulmans quand ils respectent la définition que le Prophète en a donné ? Le Prophète nous a ainsi décrit ce qu’est un musulman dans un hadith rapporté par Bukhârî et d’autres : « Celui qui prie comme nous prions, se tourne comme nous vers la Mecque, et mange de nos aliments consacrés : voilà celui qui est musulman ; il bénéficie donc de la protection de Dieu et de celle de Son envoyé : ne trahissez pas Dieu dans la protection qu’il accorde ! » Tout d’abord, je ne pense pas, ô cheikh, que tu doutes un seul instant que le Prophète soit mieux placé que quiconque pour savoir qui est musulman et qui ne l’est pas. Ensuite, si l’attestation qu’« il n’y a de divinité que Dieu » ne protège pas le musulman, quant à sa vie, ses biens et son honneur, et si elle ne prouve pas qu’il reconnaît l’Unicité de Dieu et que sa croyance est conforme au dogme de l’Unicité, alors à quoi bon dire et répéter un tel témoignage ? Et si l’associationnisme ne se définit pas précisément par la négation qu’« il n’y a de divinité que Dieu », alors dis-nous quel est le contraire de ce témoignage de foi monothéiste ? Quant à moi, je pense qu’il n’y a pas de parole plus conforme à [la conviction monothéiste et au rejet de l’associationnisme] que ce témoignage de foi : c’est mon credo et c’est manifestement celui de tout musulman. C’est aussi ce qui découle de la définition prophétique donnée plus haut. Mais si vous, éminent cheikh, vous avez un autre credo concernant ce qui a été dit plus haut, c’est un credo qui vous est personnel, mais qui ne doit pas vous empêcher de respecter celui des autres, tant qu’ils professent qu’« il n’y a de divinité que Dieu et que Muhammad est l’envoyé de Dieu » et reconnaissent les cinq piliers obligatoires de l’islam : or il ne me semble pas que ton peuple soit dénué de ce minimum, et quand bien même il lui en manquerait tout ou partie, on ne peut solliciter l’attention des gens en les traitant de déviants, de mécréants, en les insultant, les déshonorant, les rudoyant et les agressant[116].
Quant à l’intentionnalité (niyya), c’est en fait l’aspect « intérieur » de la même question : on déclare « mécréant » ou « associateur » quelqu’un lorsque l’on se croit apte et autorisé à déduire l’intention qui l’anime des actes extérieurs qu’il réalise. Dans une réponse à un savant tunisien, Mohammed Manachou, ch. Alawî s’en prend aux gens qui critiquent les membres des confréries sans tenter de comprendre l’intention réelle de leurs actes : c’est la critique essentielle qu’il adresse toujours aux réformistes ; pour lui, ces derniers vilipendent les musulmans, et singulièrement les membres des confréries, sur la base d’actions qui peuvent très bien avoir une motivation louable, niant systématiquement que cela puisse être le cas ; ils se mettent ainsi « à la place de Dieu » car « un seul sonde les cœurs ». Là où, traditionnellement, on jugeait les gens uniquement sur des faits avérés dont on pouvait tirer des conséquences juridiques certaines, les réformistes prétendent savoir ce qui se passe à l’intérieur des consciences et traitent les gens de mécréants ou de polythéistes à la légère : la preuve avec eux n’est plus à fournir par l’accusation mais par la défense, contrairement à la tradition juridique de l’islam. Dans sa Lettre ouverte, ch. Alawî insiste sur ce point :
Tu mentionnes ensuite l’un des piliers les plus importants de la religion, celui qui permet de concilier toutes les parties antagonistes — quoique tu l’aies un peu perdu de vue dans ce pamphlet, avec toute cette critique des membres des confréries. Il s’agit de ton affirmation : « Seule compte son intention. » Puisque tu reconnais ce principe, tu dois veiller à ne pas caricaturer l’intention des gens, quelle que soit la nature de ce qu’ils entreprennent, car leurs actes peuvent très bien être authentiquement et purement consacrés à Dieu. Bukhârî et Muslim ont rapporté ce hadith : « En vérité, les actes ne valent que par les intentions, et chacun n’aura que ce qu’il vise. Quiconque émigre pour Dieu et Son Envoyé, son émigration lui sera comptée comme telle... » On a aussi rapporté le hadith suivant, transmis par Abû Hurayra : « Lors de la résurrection, c’est l’intention qui sera prise en compte. » Voilà le fond du problème, pour toutes les questions d’ijtihâd [effort personnel d’interprétation] ou les cas de divergence. Tout croyant fait en effet sincèrement ce qu’il peut pour se rapprocher de Dieu : tout dépend donc de l’intention comme on l’a dit[117].
L’Alawiyya va même plus loin car elle applique en fait un principe d’action exactement à l’opposé de celui des réformistes quant à l’accusation d’hétérodoxie. Dans une lettre à un disciple tunisien en butte à des attaques réformistes, ch. Alawî lui explique qu’il faut les supporter patiemment, précisant « qu’il vaut mieux se tromper en pensant du bien des gens que d’avoir raison en pensant du mal d’eux[118] » :
Nous ne devons pas prêter attention à nos adversaires : s’ils veulent nous accuser de ceci ou cela, nous ne le faisons pas avec eux. On rapporte des plus grands Compagnons [du Prophète] qu’ils n’accusaient jamais un croyant de kufr ou de déviation (tafsîq) tandis que les autres le faisaient avec eux, comme les kharijites le firent avec ‘Alî, Uthmân, Talha et Zubayr, ou les râfidites avec Abû Bakr et Omar.
Cette question du shirk est le cœur de la dogmatique réformiste et donc l’objet de critiques récurrentes de la part des Alawis. Ainsi, un pamphlet écrit par Boudilmi reproche à Ibrahimi de dire que ceux qui demandent aux saints et prophètes d’intercéder sont des « associateurs »[119]. Répondant à une question sur l’idée réformiste que la vénération d’un homme et l’attitude de soumission devant lui sont une œuvre d’adoration (ou un « culte », ‘ibâda), or « adorer autre chose que Dieu est du shirk », ch. Alawî répond en pointant le caractère égalitariste du réformisme :
Si vénérer un homme était du shirk, alors le respect sacré des prophètes et des envoyés serait invalide, de même que le respect de leurs disciples, parmi les imams de la religion, et ce serait alors l’anarchie (fawdî) parmi les gens : il n’y aurait [en matière de religion] ni supérieur ni inférieur, ni autorité (matbû‘) ni subordonné (tâbi‘), et cela est totalement contraire à ce que la révélation [coranique] enseigne explicitement… Prouvons-le d’une autre façon : si la vénération pour une créature s’opposait à la foi en l’Unicité divine, Dieu n’aurait pas ordonné aux anges de se prosterner devant Adam… Or, il n’y a aucun doute que la prosternation est le summum en termes de manifestation de respect et de vénération, et qu’elle ne devrait être réservée qu’à Dieu. Alors a-t-on le droit de dire que Dieu a prescrit aux anges la ‘ibâda d’un autre que Lui, du simple fait qu’Il leur a ordonné de se prosterner ? À Dieu ne plaise qu’un croyant ose dire cela ! Idem avec Jacob, sa femme et ses fils se prosternant devant Joseph… Bien sûr, nous ne voulons pas dire qu’il faut se prosterner devant les gens, mais simplement que la vénération d’un homme, si elle est faite pour Dieu, ne contredit en rien la vénération de Dieu ; notre conviction est que cette vénération n’est au fond que de la vénération pour Dieu [comme le dit le Coran] : Celui qui obéit à l’Envoyé obéit à Dieu, et celui qui vénère l’Envoyé vénère ainsi Dieu. Et quand nous parlons de vénération ici, nous ne visons rien d’autre que ce que la révélation nous enseigne... Enfin, il faut ajouter que si la vénération enseignée par la révélation, à l’égard des élus de Dieu, disparaît du cœur, il ne respecte plus rien (ihâna)[120].
Également typique de l’approche du réformisme, à la fois réductrice et contraire au discours traditionnel sur la foi, est le très médiocre procès religieux que Ben Badis intente à Hâfidhî[121], qui nous permet au passage de nous faire une idée de la « tenue exemplaire[122] » du Chihab. Hâfidhî ayant écrit un texte au sujet des degrés du culte (‘ibâda), qui sont résumés dans trois motivations religieuses essentielles : échapper à l’enfer, entrer au paradis, et adorer Dieu pour Lui-même, Ben Badis s’en prend au théologien azharite en contestant la classification proposée, s’appuyant sur les versets 63 à 65 de la sourate al-Furqân : Les serviteurs du Tout-Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent : « Paix », qui passent les nuits prosternés et debout devant leur Seigneur ; qui disent : « Seigneur, écarte de nous le châtiment de l’Enfer » – car son châtiment est permanent. Ben Badis estime que s’il y avait quelque chose de plus élevé, cela aurait été mentionné dans ce verset, et c’est sur la base de cette interprétation qu’il nie qu’on puisse adorer Dieu uniquement pour Lui-même. Pourtant, si ce thème est bien sûr un motif particulièrement fréquent dans le soufisme, il n’y a pas à chercher bien loin pour en trouver des traces ou des preuves un peu partout dans les sources scripturaires, ou même chez Ibn Taymiyya, l’auteur de référence du réformisme, qui produit un discours sur la ‘ibâda aussi classique que soufi[123], dans lequel on retrouve notamment, exprimés sous une autre forme, ces trois degrés :
Sache que les mouvements du cœur vers Dieu sont de trois sortes : l’amour, la peur et l’espoir. Le plus fort, c’est l’amour, et cette motivation est désirable par elle-même, car elle est souhaitable en ce monde et dans l’autre, au contraire de la peur, car cette dernière cesse dans l’autre monde. Dieu a dit : En vérité, les saints de Dieu n’auront pas peur et ne seront pas attristés. Le but de la peur, c’est la contrainte, afin d’empêcher [le serviteur] de sortir du bon chemin. Quant à l’amour, il l’engage à cheminer vers son Bien-Aimé […] Quant à l’espoir, c’est une sorte de provision pour la route. Cette question est fondamentale, et tout serviteur doit en prendre conscience, car il ne pourra sans cela réaliser l’adoration pure (‘ubûdiyya). Tout être doit adorer Dieu et rien d’autre. Si l’on me dit : « Il arrive parfois que le serviteur à certains moment n’éprouve pas cet amour qui le conduit à rechercher son Bien-Aimé : qu’est-ce qui peut alors faire bouger son cœur ? » Je réponds : « Deux choses : la première c’est de multiplier le dhikr de son Bien-Aimé, car cette répétition fait que son cœur s’attachera à Lui, et c’est pour cela que Dieu nous a ordonné de multiplier le dhikr…[124] »
Pourtant, Ben Badis critique les auteurs anciens et les accuse de parler de religion sans la connaître, affirmant que rien dans le Coran ou le hadith ne justifie la position de Hâfidhî. La polémique semble durer des mois et chacun campe sur ses positions. Le Balâgh, qui dans ce cas n’en est pas à l’origine et n’y participe pas au départ, en tire quelques conclusions :
La première, c’est que le cheikh Ben Badis est très satisfait de lui-même et n’accepte aucune autre opinion que la sienne, qu’il s’agisse de ses contemporains ou de tous ceux qui l’ont précédé, comme s’il savait absolument tout, et comme si le verset : Au-dessus de tout savant il y a un savant, n’avait pas de sens […] Nous avons vu que rien ne peut le déstabiliser même quand son contradicteur a le bâton de Moïse dans la main droite et le signe de Jésus dans la gauche […] Qu’il met explicitement les envoyés et prophètes au même niveau d’adoration que le croyant le plus humble, et pire encore que son credo (‘aqîda), c’est que la seule motivation de tous les croyants dans leur actes d’adoration, des envoyés et prophètes aux plus humbles, c’est la crainte du feu ou le désir du paradis, en sorte que s’il n’y avait ni enfer ni paradis, personne n’adorerait Dieu. Quant à nous, nous ne connaissons personne d’autre que Ben Badis pour soutenir cela[125]…
Le Balâgh commence par expliquer que le verset cité par Ben Badis n’a pas le sens qu’il y voit. Puis il passe à l’idée que si le réformiste ne voit, lui, rien dans la tradition qui exprime ces trois degrés d’adoration, il suffirait qu’il se rappelle que la religion a trois degrés : islâm, imân et ihsân. L’article cite également les trois types de destinée post-mortem promis par la sourate « L’Événement » (qui distingue les « compagnons » de la droite, ceux de la gauche et les « rapprochés »), puis enchaîne avec les Compagnons de la bataille de Badr qui reçurent la bonne nouvelle de la certitude de leur salut : pourquoi donc auraient-ils continué à adorer Dieu puisqu’ils n’avaient plus à craindre l’enfer et que le paradis leur était assuré ? Idem pour le Prophète qui a reçu le même type d’annonce dans le Coran, et dont on sait qu’il a alors redoublé d’effort dans sa pratique des rites d’adoration (‘ibâda), disant, selon le hadith : « Ne serais-je pas un serviteur reconnaissant ? ». Le Balâgh interpelle alors Ben Badis en lui demandant ce que pouvait bien être sa motivation.
Cet exemple de débat théologique, qu’il est intéressant d’exposer en détail pour son caractère très représentatif des polémiques entre les deux tendances, montre encore une fois l’approche théologique à la fois « étriquée » et « libérée » (à l’égard des commentateurs anciens) du réformisme algérien.
Toujours dans ce registre de la foi, l’accusation de « mécréance » ou d’apostasie est très semblable à celle qui porte sur l’« associationnisme » et en constitue même une simple conséquence juridique, puisque l’associationnisme est l’une des formes de l’apostasie. Dans une civilisation musulmane autorégulée, elle a donc normalement de graves conséquences pénales et sociales. Or là encore, les réformistes sont prompts à lancer des anathèmes, parfois sur des critères totalement inédits. En août-septembre 1937, ils multiplient ainsi les fatwas contre les naturalisations, ce qui est compréhensible, mais également contre les mariages avec des Européennes[126], ce qui est bien évidemment aberrant compte tenu des dispositions explicites du Coran sur ce sujet ; pour eux, « celui qui acquiert, par naturalisation, une nationalité non musulmane est un renégat auquel on doit refuser la sépulture dans un cimetière musulman[127] ».
Un autre cas typique est celui des fatwas réformistes d’inspiration nationaliste qui nient la validité religieuse des prières accomplies sous la direction d’un imam de mosquée officielle, notamment celles du vendredi. Il s’agit bien sûr d’une stratégie de prise de contrôle des mosquées et d’une tentative de discréditer le clergé officiel. Dans le numéro 46 du Morchid du 8 février 1951, ch. Adda Bentounès s’en prend à Ibrahimi qui vient de décréter, dans les derniers numéros de sa revue al-Basâ’ir, que la prière derrière un imam fonctionnaire du gouvernement n’est ni valide ni acceptée par Dieu (en fait, on a vu que Boudilmi lui reprochait déjà cette opinion en 1937) : « De ce fait, dit ch. Adda, seule la prière du cheikh Ibrahimi et de ses semblables parmi les wahhabites vaut. Un tel avis juridique sur la nullité des prières des musulmans n’est pas étonnant de la part de quelqu’un qui hier les qualifiait juridiquement (yuftî) de mécréants. » Reprenant le constat d’Ibrahimi (les musulmans algériens sont sous domination chrétienne), ch. Adda montre que c’est le cas dans la plupart des pays musulmans, et demande alors au réformiste s’il pense que la prière des musulmans de tous ces pays est invalide. C’est exactement ce genre d’interprétation rapide et, pour lui, peu soucieuse des textes et de la méthodologie de la jurisprudence islamique que ch. Alawî dénonçait déjà dans sa Lettre ouverte :
Si tu n’as pas une intuition claire de ce qui distingue le bien du mal, comment peux-tu ordonner ceci et rejeter cela ? Avant de te prononcer sur un sujet quelconque, tu dois t’en faire une juste conception, le jugement particulier n’étant que l’application de celle-ci. Et lorsque tu tranches, tu ne dois le faire que selon le jugement de Dieu, ordonnant ou interdisant suivant les ordres et interdits divins. Scrupuleux à l’extrême, tu dois t’abstenir de parler de la religion selon ton opinion ou de prononcer des interdits en fonction de tes préférences. Dieu n’a-t-Il pas dit : Ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a révélé, ceux-là sont les injustes ! As-tu bien appliqué cela, toi qui viens interdire ceci, blâmer cela, déclarer tel groupe dans l’égarement et traiter tel autre d’innovateur[128] ?
Les accusations de « mécréance » sont récurrentes de la part des réformistes, ce qui leur vaut des répliques du secteur traditionaliste tout aussi récurrentes et de plus en plus péremptoires. Dans une lettre ouverte à Ibrahimi citée par le Morchid, Ahmad b. Muhammad, président de l’Association des oulémas de la sunna, lui reproche d’avoir écrit dans le n° 95 du Basâ’ir du 14 novembre 1949 que « la communauté musulmane d’Oran adore des idoles et est mécréante s’agissant de Dieu et du Prophète », l’invitant à un « débat scientifique sur ces paroles que vous avez prononcées là ou ailleurs auparavant [129] ». Un an plus tard, le Morchid publie dans le numéro 44 du 11 décembre 1950 la réponse d’un savant damascène, Alî b. Muhammad al-Rashîdî al-Jazâ’irî, au wahhabite ‘Abd al-Rahmân b. Qâsim al-Najdî qui traite des musulmans de mécréants, ce dernier présentant à la façon habituelle des salafites et wahhabites le tawassul et le tashaffu‘ comme un « culte » (‘ibâda) du Prophète qui rend son auteur « mécréant »[130].
Les accusations d’hérésie sont donc liées à la doctrine de l’intercession et de l’intermédiation et aux pratiques qui en résultent. Dans l’ouvrage A‘dhabu l-manâhil, le problème suivant est posé à ch. Alawî : « Certains disent qu’il ne peut y avoir d’intermédiaire (wasîta) entre l’homme et Dieu, car cela contredirait la doctrine de l’unicité divine (tawhîd) ; Dieu n’a pas laissé de place pour un intermédiaire, puisqu’Il est “plus proche de l’homme que sa veine jugulaire”. » Le cheikh répond ainsi à cette affirmation théologique typiquement réformiste[131] :
Cette parole est vraie pour celui qui a véritablement réalisé la proximité de Dieu à son égard. Mais pouvons-nous demander à notre éminent interlocuteur si cette proximité faisait défaut au Prophète au point qu’il ait dû prendre Gabriel comme intermédiaire entre Dieu et lui ? Le fait qu’il ait eu recours à cet intermédiaire contredisait-il son affirmation de l’Unicité divine ? Le Coran n’a-t-il pas dit : Recherchez le moyen (wasîla) d’aller vers Lui ?[132]
Ce thème du tawassul est périodiquement abordé dans le Balâgh[133], comme il le sera plus tard dans le Morchid. Par exemple, dans le numéro 47 du 10 mars 1951, un auteur défend le tashaffu‘, la demande d’intercession, contre un article réformiste qui assimile explicitement la demande d’intercession du Prophète à du shirk, faisant de son auteur un « infidèle », « qu’il prie ou qu’il jeune ». L’auteur entend montrer le caractère orthodoxe de cette demande à l’aide de hadiths authentiques explicitement favorables au tashaffu‘.
Lié à celui qui précède, il y a bien sûr le thème de la visite des tombes, une figure imposée pour tout réformiste qui se respecte : c’est d’ailleurs l’un des sujets les plus fréquents traités par le Chihab, qui cite invariablement un hadith qui exclut tout autre pèlerinage que ceux de La Mecque, Médine et Jérusalem, attribuant ainsi à la visite des tombes pratiquée dans tout le monde musulman une valeur « liturgique » qu’elle n’a pas. C’est également dans sa Lettre ouverte que ch. Alawî traite lui-même de la licéité de la visite des tombes et affirme notamment que lorsque certaines conditions sont respectées, celle-ci est non seulement permise mais même « recommandée en raison de l’ordre donné par le Prophète dont témoignent les traditions[134]. »
Boudilmi, par exemple, publie justement sur ce sujet l’un de ses tout premiers textes suivant sa « conversion » par ch. Alawî. Dans cet article sur la visite aux saints de Msila, il parle du tawassul, du tabarruk et de la visite aux saints vivants ou morts comme d’une pratique des « gens de la sunna et de la jamâ‘a (communauté) ». Affirmant que cette pratique a de nombreux détracteurs, dont les kharijites et les wahhabites, il s’emploie à réfuter leur argumentation supposément coranique et fondée sur la sunna. Puis il cite différentes sources et justifications en faveur de la visite des tombes issues de deux ouvrages religieux qui font autorité : l’Ibdâ’ et le Madkhal d’Ibn al-Hâjj[135].
Tout ce qui précède porte sur des disputes qui peuvent paraître un peu byzantines, mais c’est bien sur ce terrain que tout mouvement religieux conquiert sa légitimité. Pour toutes les parties en présence, les pratiques n’apparaissent souvent en définitive que comme les applications particulières d’un credo préalable : l’hétérodoxie des premières ne sera jamais que la conséquence de la « déviance » de ce dernier.
En matière de rituel, les critiques les plus fréquentes portent sur le dhikr, l’invocation, c’est-à-dire la répétition méthodique d’un nom divin ou d’une formule religieuse. C’est la plus attaquée de ces « innovations blâmables[136] » que les réformistes imputent aux confréries, et toutes les variantes ont droit à leur critique particulière. Ben Badis s’en prend ainsi à la pratique traditionnelle de la récitation du Coran à l’occasion des enterrements[137]. Comme les wahhabites, les imams réformistes[138] veulent interdire la récitation à voix haute de litanies immédiatement après la prière, quand, pour les traditionalistes, cette pratique musulmane est attestée à l’époque du Prophète par les recueils de hadiths les plus « canoniques ». Le samâ‘, l’art du chant spirituel et les pratiques d’invocation debout telles que la ‘imâra sont évidemment attaqués de façon récurrente par les réformistes (encore qu’on a vu Ben Badis écouter des chants spirituels sans broncher lors de sa visite de 1931 à la zaouïa Alawiyya).
Parfois, certaines attaques sont assez inattendues, et c’est le cas d’une série d’articles publiés par Larbi Tébessi dans le Chihab, qui commence au n° 166, le 3 octobre 1928, et continue dans les n° 168 et 169. L’attaque est curieuse car elle vise des choses inhabituelles : Tébessi reproche aux confréries de définir le nombre de formules et de les faire réciter à des moments précis, et aux cheikhs de faire passer un pacte à leurs disciples. Ch. Alawî lui répond par une lettre personnelle[139] dans laquelle il commence par lui reprocher son manque de science. Le texte du cheikh consiste en trois chapitres reprenant les trois points cités, et intègre une multitude de hadiths « authentiques » et bien connus, et même des versets coraniques dont il se demande comment Tébessi peut feindre de les ignorer. Sur le « pacte », ch. Alawî cite plusieurs versets coraniques[140] et renvoie Tébessi à un traité bien connu, le Madkhal, qui affirme que cette pratique se faisait à l’époque des « pieux anciens ».
Il serait assez fastidieux de passer en revue l’ensemble des thèmes de la polémique réformiste, mais avec ces quelques exemples, on a un bon aperçu des centres d’intérêt du mouvement de Ben Badis et des contre-attaques qu’il occasionne côté confréries.
Malgré une influence certaine dans les années 1930, de par ses publications et le dynamisme de ses projections sociales, l’Alawiyya et plus généralement les organisations confrériques ont rapidement perdu la partie dans l’après-guerre, face au mouvement réformiste. D’ailleurs, si la ville de ch. Alawî, Mostaganem, a son université baptisée du nom de Ben Badis, et si le quartier de sa zaouïa, Tigditt, dispose d’une école Larbi Tébessi, tandis que le cheikh soufi n’a lui droit à aucun patronage officiel dans sa propre ville, on peut se douter que l’Algérie indépendante a choisi dans le domaine religieux d’honorer le mouvement badisien et de gommer toute référence au soufisme.
Cette victoire fut peut-être de courte durée, car le réformisme musulman algérien, d’un certain point de vue, a surtout joué un éphémère rôle d’autorité religieuse pour les acteurs du mouvement de décolonisation. Après l’indépendance, les controverses abordées dans cette section semblent avoir assez rapidement disparu du débat religieux local, ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu du faible intérêt des productions propres du réformisme spécifiquement algérien[141].
Ce qui est certain en revanche, comme le dit Mérad, c’est que, même oubliés, « les réformistes contribuèrent davantage à dépouiller la vie musulmane de ses valeurs religieuses[142] », et en dehors de quelques îlots de résistance ici et là, le monde atemporel tissé de merveilleux et de piété dévotionnelle qui était celui de l’islam confrérique a effectivement cédé la place à ce nouvel islam moderne plus orienté sur le politique, le social et l’économique, et donc plus soluble dans la mondialisation : l’univers du soufisme lui-même a dû évoluer afin de garder une légitimité face à cette nouvelle religion normée, bien différente des cultures traditionnelles qui formaient ce patchwork qu’était l’ancien dâr al-islâm. L’ancienne hérésie s’est emparée du flambeau de l’orthodoxie, autrement dit « l’islam sectaire est devenu l’islam » tout court selon la thèse de Hamadi Redissi[143], tandis que l’ancienne orthodoxie, mélange local à dose variable de sciences traditionnelles, de droit (malékite pour l’Algérie), de théologie (souvent ash‘arite), de coutume locale (‘urf) et de soufisme confrérique, n’a dû sa survie, en Algérie, qu’à une mutation laissant de côté tout le folklore « maraboutique » qui avait tant étonné les Français au XIXe siècle.
Or ch. Alawî a tout de même joué un rôle majeur dans cette phase de transition en Algérie, à la fois pratique et doctrinal : sa confrérie a lutté pied à pied avec les réformistes pour montrer en quoi leur définition de l’hérésie et de l’orthodoxie était de son point de vue religieusement suicidaire et pour freiner leur prise de pouvoir, mais elle a également rendu possible, malgré la défaite, le maintien d’un soufisme « réformé », « épuré », certes moins répandu que dans les époques passées, mais tout de même « intégrable » dans le « village global » issu de la séquence colonisation/décolonisation/mondialisation.
[1] C’est l’une des thèses de son ouvrage très documenté : Le pacte de Nadjd, ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Paris, Seuil, 2007.
[2] Cf. tout son article « Les Ottomans : fonctionnarisation des clercs, cléricalisation de l’État », dans Histoires des hommes de Dieu dans l’islam et dans le christianisme, op. cit., p. 179-204.
[3] Le mot islâh signifie « amélioration », « réforme », mais dans le sens d’un retour à une perfection originelle. Ce terme coranique est évidemment bien antérieur aux mouvements dont il est ici question ; si les « maraboutiques » critiquent son emploi, c’est parce qu’ils accusent les réformistes d’en faire une interprétation déviante, entendant montrer qu’ils sont eux les vrais muslihûna (réformateurs). C’est pourquoi on emploiera plutôt pour décrire la figure de ch. Alawî le terme « réformateur », réservant comme c’est l’usage le terme « réformiste » au mouvement badisien.
[4] Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, Paris, Mouton & Co, 1967, p. 241.
[5] Cf. notamment ibid., p. 17, où il explique avoir connu directement quelques-uns des « grands » du réformisme et parle d’une « lente expérience de pénétration et de connaissance par le dedans ». L’historien Raberh Achi dit plus nettement que Mérad faisait partie de la jeune génération des réformistes rassemblée autour de l’organe Le Jeune Musulman, où il côtoyait notamment le fils d’Ibrahimi : cf. Raberh Achi, « La mobilisation de l’association des oulémas d’Algérie pour la séparation du culte musulman et de l’État (1931-1956) », Genèses, n° 69, décembre 2007, 49-69, p. 57.
[6] Même l’Association des oulémas musulmans algériens (A.O.M.A.), reconnaissait qu’il ne s’agissait pas de « théologie » (cf. Mérad, op. cit., p. 266-267).
[8]Ibid., p. 219 : « C’est pourquoi, si un Tayyib ‘Uqbî (en souvenir de son enfance et de sa formation hijâziennes), et même un Mubârak Mîlî (l’austère théologien de Risâlat al-Shirk), ne cachaient point leur penchant pro-wahhabite… »
[9]Ibid., p. 219. Mérad renvoie au Chihab de mai 1935, p. 108.
[11] Abduh trouvait quant à lui l’obédience des wahhabites « bonne, mais excessive ». « Quel est l’intérêt, disait-il, de démolir le dôme du Prophète, d’accuser les musulmans d’impiété et de les soumettre par l’épée ? » (Cf. Redissi, op. cit., p. 165).
[14] Non seulement il a écrit, à ses débuts, dans le Balâgh fondé par ch. Alawî, mais il fait partie, avec Abû Ya‘lâ, de ceux qui tenteront d’empêcher le débat de dégénérer, à la suite des violentes attaques du Chihab contre l’Alawiyya qui démarrent en janvier 1927. Cf. l’article d’Abû Ya‘lâ dans Balâgh I, p. 298-301 (n° 38 du 30 octobre 1927).
[26] Par exemple, les réformistes n’hésitent pas à critiquer le Compagnon Abû Dharr al-Ghifârî, « formé à l’École du Prophète, nous dit Mérad (ibid., p. 288), au point qu’il était l’un des rares Compagnons à mériter pleinement la qualité de “disciple”… Ceux-ci, tout en constatant qu’il fut “le premier socialiste de l’Islam” [Chihab, juil. 1935, p. 211, lg 14], présentaient ses vues économico-sociales non seulement comme très singulières (shâdhdh), mais surtout comme incompatibles avec la doctrine islamique en la matière, telle qu’elle fut notamment dégagée par le calife ‘Uthmân, à savoir une doctrine de modération (iqtisâd) et de juste milieu. » Cela ne les empêchait pourtant pas de rappeler eux-mêmes à l’occasion « aux mauvais riches, aux usuriers, les annonces coraniques susceptibles de les amender » (ibid., p. 288), ce qu’ils reprochaient précisément à Abû Dharr de faire.
[29] Là encore, le Chihab empruntait beaucoup de textes aux Orientaux, avec une prédilection pour Chakib Arslan. Cf. Mérad, ibid., p. 365.
[30] Cf. Thierry Wanegffelen, dans Histoires des hommes de Dieu dans l’islam et dans le christianisme, op. cit., p. 109.
[31] Ageron (Genèse de l’Algérie algérienne, op. cit., p. 373) remarque pour l’Algérie que « dès les années 1900, apparaissait dans les villes où n’habitent alors que 8 % de la population musulmane, une nouvelle petite bourgeoisie, au sens de Marx, issue des transformations économiques et culturelles du pays » : c’est exactement à ce moment que le réformisme syro-égyptien arrive en Algérie.
[32] Ageron (Les Algériens musulmans et la France, op. cit., I, p. 298) évoque également l’action du clergé catholique : selon lui, le fait n’est pas démontré, mais « il paraît peu douteux en tous cas que dans certains milieux, catholiques ou non, l’on espérait avoir plus facilement raison des Musulmans, en laissant leur culte sans organisation et déconsidéré (Ismaël Urbain). »
[33] Tocqueville, constatant que la politique française en Algérie s’était opposée « passivement ou directement au libre exercice de la religion » et avait stoppé net le « recrutement des hommes de religion », estimait que ce serait une grande imprudence de croire que ces « passions religieuses hostiles » disparaîtraient avec les interprètes naturels et réguliers de la religion, prophétisant : « Vous en livrerez seulement la discipline à des furieux ou à des imposteurs » (A. de Tocqueville, Œuvres complètes, Paris, 1962, III, p. 326).
[34] Ageron, Les Algériens musulmans et la France, op. cit., I, p. 392-393.
[36]Ibid., p. 435-436. La perte de « prestige » signalée est cependant contestable pour ce qui concerne le « peuple » et la campagne. Elle est plus évidente dans le cas de la bourgeoisie ou des classes moyennes et urbaines, qui représentent effectivement la clientèle « naturelle » des réformistes.
[38] E. Gellner, « Sanctity, Puritanism, Secularisation and Nationalism in North Africa », Archives des sciences sociales des religions, n° 15, 1963, p. 71-86, p. 81.
[39] Comme leur nom l’indique (Jeunes-Algériens, Jeunes-Turcs, Jeunes-Tunisiens, Jeunes-Yéménites,…), les premiers vecteurs de diffusion des idées nationalistes dans le monde musulman étaient des hommes relativement jeunes, ayant parfois émigré en Europe où ils prenaient à l’occasion leurs distances avec les règles religieuses de leur milieu d’origine. Or si la ville moderne d’Europe ou du Maghreb facilite en ce sens l’émancipation, un jeune campagnard marocain qui arrivait à Fès au XVIIe siècle avait toutes les chances d’y trouver un réseau familial et tribal tout aussi structurant que celui qu’il avait quitté.
[40] Pour un exemple particulièrement marquant, cf. Jacques Berque, Ulémas, fondateurs, insurgés du Maghreb, Paris, Sindbad-Actes Sud, 1998 [1e éd. 1982], p. 138 sq., qui raconte l’histoire d’un grand savant de Fès soufi et à l’occasion malâmatî, ‘Abd al-Qâdîr al-Fâsî, petit-fils de Yûsuf al-Fâsî, disciple de son grand-oncle ‘Abd al-Rahmân al-Fâsî et de Muhammad b. ‘Abdallâh, trois maillons de la silsila de l’Alawiyya. Aux dires de voyageurs et historiens français de l’époque eux-mêmes (op. cit., p. 237), c’est ‘Abd al-Qâdîr al-Fâsî qui avait présidé l’assemblée des notables et savants de Fès qui devait décider du ralliement au sultan alaouite Moulay Ismaël au tout début du XVIIIe siècle.
[41] Comme on peut le voir dans les lettres de ch. Darqâwî et dans le bref épisode d’attrait de la dynastie alaouite pour ces doctrines à l’époque de Moulay Slimane.
[42] Un chef de zaouïa comme Kassimi l’exprime bien dans sa lettre à A. Berque (voir infra) : pour lui, les réformistes sont en majorité issus de familles obscures et sans nom.
[51] Muhammad b. Saoud, le premier des Saoud à faire alliance avec le wahhabisme, en la personne de son maître éponyme, Muhammad b. ‘Abd al-Wahhâb, est devenu gouverneur de l’oasis Wadi Hanifa vers 1726-1727 après avoir assassiné son oncle (cf. Redissi, op. cit., p. 38).
[61] Selon le Rapport Mensuel sur les Problèmes Religieux en Algérie (désormais R.M.P.R.A.) d’avril 1946 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 81), Ibrahimi fait alliance avec Ferhat Abbas et lui laisse le choix d’alliances avec des partis, déclarant exclure l’action violente, mais disant qu’on peut collaborer avec les communistes.
[69] B.M.Q.I. de juin 1950 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 80).
[70] Maurice Faivre, « Le colonel Paul Schoen, du SLNA au comité Parodi », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2002/4, n° 208, p. 69-89, p. 71.
[71] Cf. le rapport du directeur de la sécurité générale de l’Algérie du 7 juillet 1932 adressé au G.G.A.
[72] R.M.P.R.A. de juillet 1947 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 81).
[73] B.M.Q.I. de juillet 1950 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 80).
[74] R.M.P.R.A. d’octobre 1947 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 80).
[75] Il écrit un article dans le n° 7 du 13 février 1923, qu’il signe en tant que « président du comité du califat ». Autrement dit, ses positions sont alors très éloignées de celles de Ben Badis.
[76] K. Bentounès, La fraternité en héritage, op. cit., p. 69.
[77] Bulletin de renseignement de la préfecture de Constantine, Centre d’informations et d’études, n° 482 CIE du 15 juin 1942 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72), suite au dépôt d’une plainte collective.
[80] Rapport sur le journal « Abou El Adjaib » adressé au chef du service des communes mixtes/Affaires indigènes, au G.G.A. (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72).
[82] La fiche de renseignements adressée le 12 mars 1938 par le préfet d’Oran au Gouverneur général de l’Algérie/direction des Affaires indigènes (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72), tout comme d’autres rapports, affirme explicitement, s’agissant de cette demande de création de médersa, que « l’autorisation lui [en] a été refusée par M. le sous-préfet Masselot »
[83] Bulletin de renseignement de la préfecture d’Oran, Centre d’informations et d’études, n° 48 du 27 janvier 1939 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72). Ce texte était probablement le même que celui qui avait été publié à Fès en 1937/1938 où Boudilmi s’en prenait à la suppression du voile et à la naturalisation et attaquait les réformistes sur ce terrain.
[86] C’est la seule explication plausible car la confrérie était alors suffisamment « riche » pour affronter d’éventuelles difficultés économiques.
[87] Lettre déjà citée de Kassimi à A. Berque, administrateur principal au G.G.A. (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 72).
[88] Cette idée est encore plus aberrante pour la simple raison qu’il n’y avait pas d’autre force structurée que les confréries pour résister à la colonisation au XIXe siècle.
[89] Gallissot, La République française et ses indigènes, op. cit., p. 128.
[91] Cité par Irwin (op. cit., p. 174), qui reformule les propos de Gellner en termes de « mondialisation ».
[92] Ce thème est omniprésent dans le premier numéro, publié le 9 janvier 1923, et même dans l’éditorial. À cet égard, on ne peut que constater que l’Alawiyya n’est pas uniformément hostile au réformisme syro-égyptien dans son ensemble. Elle reprend même parfois des textes ou des idées de leaders proche-orientaux comme Abduh ; après la guerre, un article d’Afghânî sur « le matérialisme [qui] tue la foi » est repris dans le n° 8 du Morchid. On y trouve même des articles de Chakîb Arslân. Tout cela montre que du point de vue de la confrérie, le réformisme algérien est beaucoup plus proche du wahhabisme que de la Salafiyya syro-égyptienne, plus intellectuelle et moins centrée sur l’anti-confrérisme.
[93] Les awthân sont les « fétiches » du polythéisme.
[98] Ben Badis s’est absenté de la réunion, prétextant la maladie (il s’en excuse même en invoquant l’exemple d’un Compagnon excusé par le Prophète) pour ne pas paraître avoir comploté pour se faire élire président de l’association, mais revient guéri dès le vote passé (Cf. Khelifa, op. cit., p. 281 sq., qui se réfère à un article de ch. Bentounès, physiquement présent lors de cette réunion).
[99] C’est le mufti de Mostaganem dont il a déjà été question.
[100] C’est le notable Ahmad Bensmaïn, déjà disciple de ch. Bûzîdî, dont il a été question plus haut.
[101] Litt. : « corrupteurs » ; c’est le contraire de muslih, « réformateur ». Bensmaïn se réfère au verset (2,11) : Et lorsqu’on leur dit : « ne semez pas la corruption sur la terre », ils répondent : « Nous ne sommes que des réformateurs. » C’était évidemment une attaque frontale de Ben Badis assez mal venue, mais qui ne faisait que refléter et même reprendre ce que disait et écrivait ch. Alawî dans d’autres contextes. La « faute » de Bensmaïn, c’est le caractère inopportun d’une telle attaque à un moment où le maître tente d’empêcher la guerre ouverte qui reprendra d’ailleurs quelques mois après cette rencontre.
[102] Il est vrai que ce mot a une signification généralement positive dans le Coran, mais elle est parfois nettement négative lorsqu’il s’agit de dénoncer les « faux » réformateurs. Ben Badis oublie ainsi de dire que le verset (2, 11), qui est nettement négatif, est tout de même l’un des tout premiers du Coran.
[103] La démonstration de Ben Badis, qui avait eu un maître tidjânî et reprend même à son compte au sujet de Junayd le titre soufi traditionnel « imam de cette communauté », est assez habile, mais elle ne précise pas jusqu’à quel point on a le droit de critiquer un musulman. Or ce que les confréries reprochent aux réformistes, c’est de passer leur temps à traiter les musulmans d’associationnistes, c’est-à-dire de polythéistes, d’adorateur de tombes, etc.
[104] Pour un compte rendu très partial des événements, cf. Mérad, op. cit. p. 131-132. Il parle du « sang-froid » et du « savoir-faire » de Ben Badis, leur opposant le comportement de « maraboutiques » ne comprenant rien aux débats et soucieux probablement par avarice de ne pas faire les frais d’un séjour trop long : c’est leur départ qui modifie le rapport de force en faveur des réformistes. Mérad trouve que Ben Badis est « autorisé » à s’écrier à propos du coup de force des réformistes pour contrôler l’AOMA : « Quel homme épris de vérité pourrait prétendre, dans ces conditions, que l’Association ne représente qu’un clan ? », tout en écrivant six lignes plus bas que non seulement les confréries en étaient exclues mais même tous les savants officiels non acquis au réformisme, ce qui constituait tout de même la majorité de la représentation musulmane de l’époque. Selon lui, c’est Omar Ismaël et Hâfidhî qui avaient au départ tenté une manœuvre pour reprendre le contrôle de l’association à l’occasion du renouvellement du comité directeur.
[106] Selon un bulletin de renseignement de la préfecture d’Oran, Centre d’informations et d’études, n° 285 du 21 juillet 1939 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72), « deux militants ibrahimistes ont agressé Boudilmi », ce disciple de ch. Alawî dont il a déjà été question.
[107] Mérad, op. cit., p. 262, qui cite un article de Ben Badis dans le Chihab de juin 1932. Il est vrai que l’auteur traite ici du cas de demandes adressées à des saints, mais cela ne change rien au raisonnement.
[108]Ibid., p. 262, où Mérad cite un autre article de Ben Badis dans le Chihab de novembre 1932.
[109] La shafâ‘a est mentionnée treize fois dans le Coran, et les soufis rappellent d’ailleurs souvent à leurs adversaires l’existence de versets qui établissent formellement l’importance de l’intervention « personnelle » du Prophète, comme par exemple : Prie pour eux. Ta prière pour eux est une paix (9, 103).
[116]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 210 sq.
[117] Ch. Alawî, Lettre ouverte, op. cit., p. 170-171.
[118]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 155-159. Sur ce dernier point, il se réfère à un principe d’action que la tradition musulmane fait remonter au fils du calife ‘Umar (cf. Lettre ouverte, op. cit., p. 183).
[119] Un bulletin de renseignement de la préfecture d’Oran, Centre d’informations et d’études, n° 285 du 21 juillet 1939 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72), fait un compte-rendu très détaillé de ce pamphlet : « L’auteur, Boudilmi M’sili, rappelle qu’il a été invité par Brahimi à se rendre à Tlemcen, mais que contrairement à ce qu’il espérait, la réunion n’a pas eu lieu en public au cercle de l’Islam et Brahimi n’a jamais osé l’affronter… » Puis le bulletin résume les principales critiques adressées sous forme de questions par Boudilmi à Ibrahimi, dont le reste de la publication, par le biais de témoignages de savants orientaux, vise à montrer que le chef des réformistes soutient des positions hétérodoxes (ex. : Pourquoi n’assistez-vous pas à la prière du vendredi ? Sur quoi vous basez-vous pour la déclarer nulle ? Pourquoi dites-vous qu’Adam n’est pas venu du paradis mais d’Aden ? Pourquoi dites-vous que les parents du Prophète iront en enfer ? Sur quoi vous basez-vous pour affirmer qu’Adam n’a pas été envoyé par Dieu ? Comment pouvez-vous dire que l’aumône ne profite pas au repos de l’âme de la personne décédée pour qui elle a été faite ? Sur quoi vous basez-vous pour dire que ceux qui demandent aux marabouts et aux prophètes d’intercéder auprès de Dieu sont des « Moushrikine » ?). De plus, selon le pamphlet, « Brahimi ose taxer Tidjânî d’hérétique ».
[120]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 64-65.
[121] Ce savant formé en Égypte, où il avait étudié à al-Azhar les sciences islamiques, les mathématiques et l’astronomie, était devenu la bête noire des réformistes. Malgré ses seize années d’études religieuses, Mérad le présente comme un « aventurier intellectuel […] très imbu de sa personne (ibid., p. 131) », sans en fournir de justification autre que le fait qu’il ne voulait pas laisser l’A.O.M.A. aux mains des réformistes.
[122] Selon Mérad (ibid., p. 149), « la continuité du Chihab peut en outre s’expliquer, nous semble-t-il, par la tenue exemplaire de cette revue, dont les responsables s’interdisaient les basses polémiques, et se faisaient un honneur de ne jamais se permettre des propos vulgaires ou diffamatoires. » Diffamatoire, le Chihab l’était à peu près à chacun de ses numéros si les mots ont un sens, car traiter un musulman de polythéiste est de son point de vue bien plus grave que n’importe quelle accusation ou insulte, ce qui explique pourquoi les autorités françaises considéraient « l’enseignement réformiste comme une école de fanatisme, d’agitation politique, d’incitation à la haine raciale, au gihad (guerre sainte) », et lui déniaient par conséquent toute valeur éducative. Traiter, sans le connaître, un homme connu en bien de tout le monde et de tous les dignitaires religieux de sa région d’ « Ibn Muljam (l’assassin d’Alî) du XXe siècle », c’était tout de même un peu de la « diffamation ».
[123] Cf. Ibn Taymiyya, Majmû‘ fatâwâ, Markaz al-turâth li-abhâth al-hasîb al-âlî, 1420/1999, I, p. 88-96.
[125]Balâgh II, p. 204-210 (n° 321 du 12 mai 1933).
[126] Ibrahimi, qui a lui-même délivré une telle fatwa, officiera pourtant lors du mariage quelques années plus tard de Ferhat Abbas avec une chrétienne.
[127] Gallissot, La République française et ses indigènes, op. cit., p. 127. Les réformistes ont des positions variables sur ce sujet. Dans le pamphlet cité plus haut, publié à Fès en 1937/1938, Boudilmi les accuse d’être en faveur de la naturalisation. L’auteur cite un article de ch. Alawî dans le Balâgh n° 313 qui met en demeure Oqbi de cesser sa campagne en faveur de la naturalisation. Citant le texte des premières fatwas de Ben Badis contre la naturalisation, il entend mettre ce dernier face à ses contradictions.
[128] Ch. Alawî, Lettre ouverte, op. cit., p. 36-37.
[131] La ressemblance entre le protestantisme et les mouvements wahhabite et réformiste est bien connue : la présente controverse théologique en est un exemple parmi bien d’autres.
[132]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 70.
[133] Cf. par exemple Balâgh II, p. 83-89 (n° 238 du 11 décembre 1931), p. 90-97 (n° 317 du 17 novembre 1933) et p. 98-101 (n° 286 du 6 janvier 1932).
[134] Notamment deux hadiths qui figurent à la fin du kitâb al-salât du recueil de Muslim : « Visitez les tombes, cela vous rappelle la mort (n° 2130). » « Je vous interdisais auparavant de visiter les tombes, mais maintenant visitez-les (n° 2131). »
[136] La notion de bid‘a est le thème central de la Lettre ouverte de ch. Alawî.
[137] Selon un rapport français sur le Chihab d’avril 1936 (A.N.O.M., G.G.A., 15 H 13), dans lequel Ben Badis est dit s’attaquer aux positions en la matière d’une grande autorité religieuse, le shaykh al-islâm Tahar b. ‘Ashûr.
[138] Cf. par exemple un cas de ce genre signalé par le R.M.P.R.A. de juillet 1947.
[139]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 117-138.
[141] Les quelques centaines d’exemplaires de la réédition complète du Chihab imprimés en 2001 au Liban, à destination de l’ensemble du monde arabe, sont semble-t-il encore loin d’être épuisés, et s’agissant de la recherche universitaire, les historiens français arabisants ayant pris la peine de lire dans le texte le Chihab ne doivent pas être nombreux.