La
confrérie poursuit son expansion de façon continue, à la fois sur
le plan spirituel du soufisme confrérique, qui correspond à son
origine et son centre, mais également
en se diversifiant si l’on peut dire par une implication dans le
domaine exotérique. La mutation fondamentale de la confrérie, qui
va incarner désormais non plus une congrégation d’esprit
shâdhilie, mais la religion musulmane traditionnelle elle-même,
face à des menaces à la fois externes (la désislamisation) et
internes (le nationalisme et le réformisme), date de la fondation du
premier journal de ch. Alawî, dont le nom est particulièrement
explicite : le Lisân
al-dîn
est la « voix de la religion » musulmane, et non
l’organe d’une organisation « initiatique ».
Distinguant lui-même le « cœur » de l’Alawiyya, de
nature ésotérique, des pratiques religieuses et de la doctrine
rationnelle qu’il enseigne dans un cercle beaucoup plus large, ch.
Alawî répond ainsi à un savant tunisien, Manachou :
Au commun des
croyants (‘âmma), nous prescrivons seulement quelques
litanies et formules de prière et ne leur enseignons qu’une
doctrine extrêmement facile et simple (basîta), qui se
trouve dans un ouvrage imprimé : al-Qawl al-maqbûl. Quant
aux secrets de l’élite spirituelle (khâssa), ils n’ont
cessé et ne cesseront jamais d’être réservé à l’élite : on
les obtient sous certaines conditions.
Cette
« mutation », qui n’affecte pas le « fond »
ou les « proches » correspond en fait à un plan
manifestement volontariste de réislamisation de la société
algérienne. Si le « cœur » de l’Alawiyya correspond à
ce résumé que ch. Alawî en donnait dans ses Mawâdd dans
les années 1900 : « Le but des connaissants, c’est de
rejoindre Dieu et rien d’autre, c’est-à-dire arriver à le
connaître comme celui qui se manifeste au travers de la création,
d’une manifestation à laquelle il est impossible de se soustraire,
lors du dévoilement et de la contemplation directe », sa
périphérie est bien décrite dans cette lettre au réformiste
« indécis » Abû Ya‘lâ, rédigée vingt ou trente ans
plus tard :
Puisque notre tarîqa
consiste à suivre les états intérieurs et extérieurs auxquels la
révélation nous
convie, celui qui agit ainsi en fait partie, quand bien même il nous
serait très hostile. Quant à celui auquel il ne paraît pas
important d’essayer de se conformer à [la Loi], et tout croyant a
le devoir d’essayer d’y arriver, il doit être considéré comme
extérieur à notre tarîqa,
et quand bien même il nous témoignerait toutes les marques d’amour.
Voilà ce que nous pratiquons comme voie menant à Dieu et nous
espérons que tout croyant la suive[1].
Voilà
pourquoi le nom de la confrérie va désormais « identifier »
des individus aux motivations relativement diverses, selon le niveau
qui concentre leur attention, mais également les phénomènes
sociaux qui résultent de leurs activités ou sont suscités par la
confrérie dans le cadre de son projet de défense extérieure de la
religion. Que l’Alawiyya devienne alors une organisation à la fois
exotérique et ésotérique, de par la volonté même de ch. Alawî,
et non comme conséquence d’une extension non maîtrisée, cela
résulte des déclarations mêmes de ses dirigeants. Lors d’un
ihtifâl,
pour répondre aux critiques des réformistes sur les motivations
d’un tel rassemblement, ch. Alawî en souligne les vertus, lui
assignant pour finalité de « propager les enseignements qui
incitent à la vertu et constituent une source de guidance pour
l’ensemble de la communauté, dans toutes ses composantes[2]. »
C’est encore à propos des ihtifâl
que la finalité surtout exotérique de tels rassemblements est
soulignée dans le journal du maître, qui lance cet appel :
« Tous nos frères musulmans sont instamment priés d’y
participer, tout particulièrement parmi eux les savants et les
personnes ayant un rôle de direction spirituelle […] compte tenu
des enseignements religieux et “scientifiques” dont l’ihtifâl
est émaillé […] Les conseils y sont donnés sous une forme
religieuse et par la voix de l’amour, car ce rassemblement n’est
organisé qu’à cette fin[3]. »
On ne saurait trouver affirmation plus claire du fait que l’ihtifâl
sert
ici essentiellement un objectif socioreligieux, là où le majlis
ou jamâ‘a
des turuq
n’est en général ouvert et destiné qu’aux disciples. Ch. Adda
Bentounès affirme encore plus explicitement cette double nature de
l’action de son maître, qu’il met d’ailleurs directement en
lien avec la notion d’héritage prophétique commentée plus haut :
Sa voie n’était
pas seulement un cheminement initiatique (sulûk),
c’est-à-dire limitée à des enseignements réservés, mais elle
représentait un mouvement de prédication des principes pérennes et
exemplaires de l’islam, et concrètement, par son action, des
hommes importants et disposant d’une certaine reconnaissance parmi
les leurs entrèrent en islam[4].
Ch.
Alawî voit bien sûr se rattacher à lui nombre de chefs de
confrérie qu’il ne fait alors que confirmer dans leur position
d’autorité reconnue : c’est le cas d’Abû Madyan
Boutchichi cité plus haut, mais il y en a de nombreux autres
repérables dans les Shahâ’id.
Certains ne viennent d’ailleurs même pas à Mostaganem, leur
reconnaissance du cheikh s’effectuant à distance, comme Muhammad
b. al-Tâhir, un cheikh de zaouïa dans la ville de Zamora en Kabylie
que Jarîdî déclare n’avoir jamais rencontré et qui, héritier
de la zaouïa de ses ancêtres, se rattache avec tous ses disciples à
ch. Alawî[5].
Mais
la première « cible » externe qui répond à l’appel
de la confrérie, devant jouer un rôle de relais de la spiritualité
de ch. Alawî dans le monde de la science, ce sont les savants et
notables. Beaucoup de disciples qui ne sont pas forcément des
« proches » mais joueront un rôle important en ce sens
proviennent de cet univers. Ce sont essentiellement des savants
exotériques qui n’ont vraiment connu le soufisme qu’avec lui et
s’y intéressaient peu ou
pas avant :
ce dernier va les utiliser pour contrer l’action des réformistes
sur leur propre terrain. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs venus
au départ à la zaouïa pour polémiquer, et même lorsqu’ils
s’affilient à la confrérie, ils gardent ce profil de savant très
sourcilleux sur le dogme et l’orthopraxie, comme on le voit dans le
témoignage du professeur ‘Ammâr b. Bâyazîd al-Bû‘abdlî de
Relizane[6].
Dans cette catégorie des savants, certains seront à la marge,
idéologiquement à la limite du réformisme, comme ce professeur Abû
Ya‘lâ déjà cité qui y basculera franchement quelques années
plus tard[7],
après avoir pourtant écrit dans le Balâgh
et même pris la défense de ch. Alawî contre les plus virulents de
ses amis réformistes ; mais il est vrai qu’il ne s’était
jamais affilié à l’Alawiyya.
Cette
ouverture ne se limite pas aux lettrés, dont il s’agit surtout
d’obtenir l’adhésion afin de revivifier de l’intérieur le
monde des sciences exotériques. Elle se fait en direction de toute
la société musulmane algérienne, et l’absence d’élitisme de
la confrérie devient une orientation aussi volontaire
qu’évidente.
Jarîdî déclare ainsi à propos de la khalwa,
qui est pourtant théoriquement un rite réservé aux adeptes les
plus convaincus : « J’ai été témoin de choses
incroyables, quant à l’effet de cette pratique pour amener les
gens à améliorer leur comportement. J’ai vu des transgresseurs
chroniques et des délinquants professionnels se transformer
radicalement, et si nous voulions, nous pourrions citer des milliers
de noms dans ce cas[8]. »
Probst-Biraben, lui qui a vu de près le fonctionnement de la zaouïa
au temps du maître, constate comme Jarîdî qu’il y a parmi les
Alawis « d’anciens brigands de grand chemin, pillards de
caravanes, voleurs de bestiaux, et même quelques meurtriers.
Personne ne fait semblant de connaître leur passé, ce qui serait
manquer à la charité[9]. »
Non seulement, il n’y a pas d’élitisme, mais l’on peut dire
que la confrérie renoue avec ce « masque populaire » qui
est la marque même de la voie darqâwie et s’assimile à un net
rejet de l’élitisme formel et de toute prétention
« aristocratique ».
C’est
cette posture qui explique la pénétration de la confrérie dans les
milieux les plus reculés et les plus improbables, là où la plupart
des adeptes ne parlent que le berbère et ne connaissent parfois que
les rudiments de l’islam ; c’est ainsi que dans les milieux
populaires, notamment du Maroc, les moqaddems alawis font bien
souvent la majeure partie de leurs mudhâkarât en dialectal,
même quand il s’agit de lettrés. C’est d’ailleurs pour cette
catégorie qui représente la masse des fuqarâ’ que ch.
Alawî a écrit en dialectal de nombreux poèmes, ceux qui servent
pour le chant spirituel lors des réunions et résument sous une
forme facilement assimilable les grands principes du soufisme.
Présentant
une lettre du maître, Ibn ‘Abd al-Bârî signale que beaucoup de
gens reprochent à l’Alawiyya d’enseigner ses litanies au commun
des croyants. Se référant à un hadith connu, le secrétaire répond
que « le guide spirituel doit conseiller l’ensemble des
hommes » et que le « commun des croyants » (‘âmma)
a encore plus besoin de conseils que les autres. Ch. Alawî lui-même,
dans la lettre en question, explique que « si certaines
personnes ne peuvent accéder aux connaissances divines, il n’en
demeure pas moins que le guide spirituel ne doit jamais repousser
quelqu’un qui s’adresse à lui pour trouver Dieu ; la seule
chose, c’est qu’il guide chaque personne en fonction de ce qui
lui convient : l’intention du cheminement revient à Dieu[10]. »
C’est que le maître spirituel shâdhilî entend parler aux gens
selon leur capacité, conformément à l’exemple prophétique[11],
ce qu’exprime ainsi ch. Adda :
Un soufi a dit dans
sa sagesse : « Celui qui ne peut pas porter le fardeau de Dieu
ne peut pas porter le fardeau du monde. » […] Pour celui qui
peut guider ce monde, sa place est au faîte de la pyramide, comme le
commandant à son poste, surtout par mauvaise mer. Mais s’il est au
sommet il doit être aussi à la base, la tête en haut et les pieds
en bas. Celui qui est à cette place accepte tout le monde, tous les
êtres, tous les hommes, qu’ils soient honnêtes ou qu’ils soient
malhonnêtes[12].
Khelifa
rapporte également cette anecdote bien significative racontée
par un disciple du maître :
Je me souviens d’un
jour où nous étions à la zaouïa d’Alger avec le vénéré
cheikh al-Alaoui ; tout à coup, au milieu des fokaras, un déchu de
l’Islam fit son entrée ; il était ivre mort ; il insistait pour
voir le Cheikh. Les disciples ne voulaient pas le laisser passer de
crainte qu’il n’insultât ou frappât le maître. « Allons,
Allons, laissez-le passer ! » s’exclama le cheikh.
« Sîdî, demandez à Dieu qu’Il me pardonne ! »,
implora l’homme. « Je le ferai, répondit le cheikh, et
pourquoi ne deviendrais-tu pas un adepte de notre confrérie ? »
« Comment ! Vous acceptez un ivrogne comme moi pour disciple
? » « Oui, je t’accepte et avec tout mon cœur ;
est-ce que toi-même tu m’acceptes ? » Et le cheikh [...]
donna la main au dévoyé[13].
L’universitaire
tunisien le constate : « Au soir de la vie du cheikh, la
confrérie était en voie de devenir réellement cosmopolite ; elle
acceptait pratiquement tout le monde en son sein ; elle était loin
de ce qu’on appelle une confrérie sélective ; ses adeptes, en
tous cas, n’étaient pas triés sur le volet[14]. »
[1]BalâghI, op.
cit.,
p. 302-303. Cette
lettre rentre dans le cadre des relations complexes avec le milieu
réformiste, et mériterait donc une analyse plus fine que
cette rapide citation.
[7]
Cf. un rapport du directeur de
la sécurité générale de l’Algérie du 7 juillet 1932 adressé
au gouverneur général de l’Algérie, à propos de l’une des
réunions hebdomadaires des réformistes au Cercle du Progrès à
Alger (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72), celle du 3 juillet 1932. On
y voit Abu Ya‘lâ nier l’existence des saints et faire
l’apologie d’Oqbi, ce dernier lançant une malédiction sur les
savants de l’A.O.S. (voir infra).
[8]
Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id,
op. cit.,
p. 105-111.