Le
développement très rapide de l’effectif de la confrérie dans
cette période 1920-1934 tient à de multiples facteurs. Tout
d’abord, l’extension est bien évidemment perçue comme
miraculeuse par les disciples et ch. Alawî lui-même. Elle
est même présentée
comme une prédiction faite bien en amont par ch. Alawî, à un
moment où la tarîqa
ne représentait rien numériquement parlant. Parmi les facteurs qui
expliquent le succès rencontré par la confrérie, il y a au premier
rang la personnalité de son maître et la fascination spirituelle
qu’il exerce sur ses disciples : cet aspect a été abordé
ci-dessus. Le saint, à partir du moment où il est reconnu par ses
disciples comme étant le « pôle » ou la principale
autorité spirituelle vivante du moment, suscite immédiatement une
adhésion intérieure extrême qui fait de ses adeptes ses plus
fervents avocats. Ce sont eux qui entreprennent alors de multiples
actions qui concourent à développer la notoriété du cheikh ou
défendre sa réputation le cas échéant. Le processus d’extension
s’appuie donc fortement sur l’action des disciples, même si
l’inspiration et la direction restent l’apanage du cheikh, qui demeure à toute époque le motif principal
d’attraction de la confrérie, par sa personnalité mais également
par sa réputation de maître spirituel apte à faire
cheminer rapidement dans la voie initiatique, notamment au travers de
la technique spirituelle de la khalwa.
Bien
sûr, le développement de la confrérie est rendu possible par
divers ressorts plus « matériels ». Il y en aurait
certainement d’autres à commenter, tels que le rôle des voyages
(siyâha) du maître, mais on se limitera ici à deux facteurs
qui touchent respectivement l’« élite » et la
« masse ».
Rôle
des livres
Un
moteur puissant de diffusion de la notoriété du cheikh est
l’édition. Plusieurs de ses livres jouent un rôle majeur dans
l’extension de la confrérie, et c’est particulièrement le cas
de son premier livre édité, dont l’effet public est le plus
évident : ses Minah
al-qudusiyya.
Or l’édition de ce livre date quasiment de l’installation d’ch.
Alawî dans la fonction de maître spirituel, et ch. Adda Bentounès
fait un lien direct entre cet ouvrage et la notoriété croissante du
cheikh : « Lorsqu’il revint du voyage en Turquie, les
Minah
al-qudusiyya
avaient été imprimés et le cheikh commença à être connu grâce
à ce livre[1]. »
De fait, on ne compte plus les témoignages de lettrés, car il faut
être particulièrement bien introduit dans les sciences islamiques
pour « mesurer » l’originalité et la maîtrise dont
témoigne un tel ouvrage, qui insistent sur le rôle des Minah
dans leur rattachement au cheikh, comme le faqîh
Hasûna b. al-Mashrî de Tébessa :
La cause
occasionnelle de ma rencontre avec lui, c’était l’un de ses
livres. Je vis que ce qu’il avait écrit dans l’introduction
montrait qu’il avait reçu ce maqâm
de la tarbiyya
et détaillé l’ensemble des conditions auxquelles doit satisfaire
le cheikh éducateur. Je m’engageai alors dans cette voie à Annaba
[Bône], voie que je reçus de l’un de ses cheikhs, l’excellent
Hasan Trabelsi[2].
Bien
d’autres témoignages similaires[3]
figurent dans les
Shahâ’id,
et Trabelsi lui-même s’est rendu à Mostaganem à la suite de la
lecture des Minah[4],
mais c’est celui de l’oncle du fameux Abû Madyan Boutchichi,
Idrîs b. al-Mukhtâr Boutchichi, qui évoque le mieux cette
« magie » des Minah.
Ce chérif et membre d’une confrérie à la notoriété pour
l’heure purement locale décrit ainsi dans une lettre à ch. Alawî
datée du 25 janvier 1920 l’effet qu’il a ressenti à la lecture
de l’ouvrage : « Sîdî ! Tu me demandes de mes nouvelles :
je vais bien, surtout depuis que j’ai reçu ton livre, al-Minah
al-qudusiyya
: sa lecture a élargi ma poitrine et fait disparaître toute idée
illusoire. »
Un
autre livre très apprécié, d’un contenu fort différent, est son
Qawl
al-ma‘rûf[5].
Il s’agit d’une défense très générale du soufisme qui n’est
pas spécialement axée sur la Shâdhiliyya et peut donc jouer un
rôle dans un cadre confrérique plus large ; c’est
probablement l’un des seuls ouvrages de ce type à l’époque
moderne au Maghreb, et il n’est donc pas étonnant que de nombreux
chefs de confréries en parlent. L’édition de 1920 intègre même
une postface du savant et futur homme politique ‘Abd al-Hayy
al-Kittânî[6].
Jarîdî insère plusieurs notes dans les Shahâ’id
sur l’importance de ce livre et ce qu’en disent ‘Abd al-Hayy
al-Kittânî et d’autres personnalités[7].
Au-delà
du cas particulier de ces deux livres, c’est toute l’œuvre
écrite de ch. Alawî qui joue un grand rôle dans la diffusion de sa
notoriété, comme l’affirme Jarîdî : « Les livres du
cheikh sont la cause de sa renommée et de l’affiliation de
personnes éminentes à sa voie[8]. »
Commentant l’attestation délivrée par le mufti malékite de
Bizerte, Idrîs b. Mahfûdh al-Sharîf al-Bakrî, Jarîdî précise
encore qu’il a connu de nombreux cas de savants qui sont devenus
des disciples de ch. Alawî après avoir lu ses livres[9].
Un autre cas est celui du yéménite Abû Ghayth Muhammad Hassân
al-Yamanî, cheikh de nombreuses zaouïas au Yémen, dont la relation
avec le cheikh est uniquement épistolaire et qui l’a connu par ses
livres[10].
Jarîdî cite deux autres savants qui ont loué les livres du cheikh
: un professeur de la Zitouna, ‘Umar al-Riyâhî, et l’ancien
mufti de Tlemcen, Muhammad Shalbîn, qui disait même : « Peu
s’en est fallu que la lecture des livres de ch. Alawî ne me fasse
rater l’heure de la prière[11]. »
Si
c’est évidemment plutôt le monde des lettrés qui est en premier
lieu impacté par la lecture des ouvrages du cheikh, il ne faut pas
oublier que la structure hiérarchique du monde des sciences
traditionnelles islamiques fait que les ralliements dans ce milieu
sont collectifs. Ainsi, lorsqu’il commente l’attestation d’un
disciple, le professeur ‘Abd al-Rahmân b. Abî Jinân al-Bûzaydî
al-Tilimsânî[12],
Jarîdî prend soin de remarquer que ce cheikh « avait des
disciples en dehors de Tlemcen dans un village appelé Ouzidane
auxquels il enseignait la science religieuse », et cela parce
que le ralliement d’un seul savant entraîne bien souvent celui de
l’ensemble de ses élèves, a
fortiori
s’agissant du cas d’un chef héréditaire de confrérie.
Rôle
des « missionnaires »
En
ce qui concerne les disciples, plusieurs cas de « missionnaire »
ont déjà été évoqués plus haut : ce sont souvent des
fuqarâ’ qui séjournent relativement longtemps à
Mostaganem puis sont envoyés dans une région précise ou
« exercent » de façon ambulante, comme Muhammad Arazqî
b. al-A‘lâ, un sayyâh (missionnaire voyageur) de Kabylie,
ainsi présenté par Jarîdî :
Je l’ai rencontré
à Bougie et l’ai trouvé effacé, digne et conseillant les
serviteurs autant qu’il le pouvait. Il vint voir le cheikh des
environs de Constantine à Mostaganem à pied, ce qui était un geste
important aux yeux du cheikh. Lorsqu’il eut pris sa part, le cheikh
l’envoya conseiller les gens, après lui avoir donné une ijâza
pour le tadhkîr.
Jusqu’à aujourd’hui tu peux le voir parcourir le pays (sâ’ihan),
indifférent aux problèmes rencontrés[13].
Jarîdî
insère dans les Shahâ’id une note dans laquelle il donne
la parole à Ibn ‘Abd al-Bârî, qui explique assez bien ce que
faisaient les « missionnaires » envoyés par ch. Alawî et
comment procédaient ces « conseillers » voyageurs
envoyés vers la Kabylie et ailleurs :
J’ai rencontré à
la zaouïa de Mostaganem l’un de ces mujarridûna
habitués à
voyager : il s’appelait Muhammad b. Mûsâ. Le cheikh l’avait
envoyé en siyâha
au Sahara. Je lui demandai ce que le cheikh lui avait recommandé
concernant l’acceptation des oboles (ziyâra).
Le cheikh lui avait dit de ne pas les accepter et d’avoir une
« haute aspiration » autant que possible, y compris pour
boire et manger, à part l’eau des ablutions.
Ibn
‘Abd al-Bârî demande au « missionnaire » comment il
faisait, et ce dernier lui répond :
Les gens étaient
étonnés de notre refus. Nous leur disions que nous ne venions que
pour qu’ils apprennent de nous la voie (tarîq)
et au minimum qu’ils s’engagent à faire la prière à l’heure
et à craindre Dieu autant qu’ils le pouvaient. Alors, ils s’y
engageaient et nous promettaient de ne plus négliger la prière.
C’est ainsi que nous allions de village en tribu, et chaque fois
que nous partions, grâce à Dieu, les gens faisaient la prière et
invoquaient Dieu. Voilà comment nous procédions dans nos
siyâhât[14].
Leur
travail est d’une grande efficacité, ce qui, vu de la confrérie,
ne fait que mettre en évidence la baraka
du cheikh dont ils sont porteurs : comment, de leur point de
vue, expliquer autrement le rattachement à la confrérie de zaouïas
entières alors que ces « missionnaires » sont parfois
peu formés académiquement[15],
et en tous cas moins que beaucoup de ceux qu’ils font entrer dans
la tarîqa ?
C’est le cas de Muhammad al-Razqî b. ‘Abd al-Mu’min que
Jarîdî présente ainsi :
Il était bien connu
dans sa région ; il y avait dans sa zaouïa 70 étudiants du Coran.
Je lui ai rendu visite et suis resté avec lui plusieurs jours…
Il se rattacha au
cheikh, ainsi que les étudiants de sa zaouïa et d’autres, au
simple contact avec sa prédication, par l’intermédiaire d’un
sayyâh[16].
[15]
Il y a bien sûr des
« missionnaires » cultivés tels que le zitounien et
chérif Ahmad b. al-Hâjj Muhammad al-Maslâtî al-Tarabulsî (cf.
ibid.,
p. 247).