À ses débuts, ch. Alawî n’est encore, comme la plupart des autres représentants de cette grande confrérie maghrébine des Darqâwâ divisée en de multiples branches, qu’un maître spirituel « normal » dont l’existence est partagée entre des activités religieuses ou spirituelles invisibles socialement et des fonctions économiques liées au classique rôle « humanitaire » des zaouïas au Maghreb.
Mais à partir des années 1920, l’Alawiyya prend un tournant majeur et fait irruption dans le panorama religieux algérien, en raison d’une part de l’aura et de l’envergure des compétences spirituelles de son principal dirigeant, mais également de circonstances historiques particulières qui l’amènent à investir de nouvelles fonctions et élargir son audience à des publics relativement éloignés du confrérisme-type de l’Oranie.
Le berceau mostaganemois, l’Oranie et le Rif
Mostaganem
Dès l’époque de son maître, le cheikh Bûzîdî, la confrérie présente un recrutement diversifié, s’adressant aussi bien à la masse qu’à l’élite, même si certaines catégories de la dite élite (au sens social du terme), tels les oulémas ou même les Français, n’y entreront que grâce à l’action de ch. Alawî.
Comme toute branche des Darqâwâ, le groupe des disciples de ch. Bûzîdî présente une base populaire, mais les marchands et négociants, parfois anciens artisans comme ch. Alawî lui-même ou le moqaddem en titre de la zaouïa, Ben ‘Awda Ben Slîmân, sont très présents et constituent manifestement le premier cercle de la confrérie, celui des plus proches disciples de ch. Bûzîdî. En plus des deux représentants les plus connus de ch. Bûzîdî, on peut donner les noms de Hammâdî Ben Qarâ Mustafâ, l’un des plus importants négociants en tissus et habits de Mostaganem, que ch. Alawî appelle le « connaissant par Dieu » et dont il épousera une parente, ou Sâlih Bendimérad. Viennent ensuite les fonctionnaires et notables politiques, qui appartiennent plutôt au deuxième cercle. Plusieurs d’entre eux jouent un rôle social important à Mostaganem : c’est notamment le cas de deux des trois principaux notables musulmans de Mostaganem qui se rattachent à ch. Bûzîdî vers 1896 : El Harrag Ben Kritly, homme politique, et Ahmad Bensmaïn, un riche négociant. Ces deux personnages feront une belle carrière dans l’Algérie française de l’époque[1]. Plusieurs conseillers municipaux sont liés à la confrérie, quand ils n’en font pas nettement partie : certains portent le nom Benalioua ou sont des cousins de ch. Alawî, comme ‘Abd al-Qâdir Ben Saftâ, qui déclarera pour l’état civil le décès du cheikh en 1934. Des parents de Bensmaïn[2] et Ben Kritly[3] sont également conseillers municipaux. C’est aussi le cas de Ba‘alî b. Qarâ Mustafâ, qui est le propre frère du condisciple et parent par alliance de ch. Alawî déjà cité, Hammâdî Ben Qarâ Mustafâ[4]. On trouve d’ailleurs dès cette époque des preuves évidentes que des membres du cercle en quelque sorte officiel de la confrérie sont à l’origine de multiples interventions dans le domaine social. De nombreuses anecdotes mettant en évidence à la fois leur statut de personnages liés à l’administration française et leur rattachement à la confrérie expriment l’idée que cette « voie » de ch. Bûzîdî est pleinement compatible avec une insertion dans l’organisation politico-sociale coloniale française. Un jour par exemple, le cheikh Bûzîdî teste la sincérité de Ben Kritly qui s’est revêtu de ses plus beaux habits pour recevoir le gouverneur général, en lui faisant porter dans tout le quartier arabe des abats de mouton dont le sang vient maculer sa tenue de cérémonie : Ben Kritly se soumet à l’épreuve sans broncher et ch. Bûzîdî atteste alors l’authenticité de son engagement. C’est donc à l’époque même de ch. Bûzîdî que se met en place ce soufisme pacifique, intégré et compatible avec le monde des colons, orientation qui perdurera et sera même renforcée par ses deux successeurs[5]. Les rapports de la sous-préfecture sur les Darqâwa de Mostaganem signalent systématiquement que « l’attitude des chioukhs et des moqaddems est des plus correcte. » Et quand l’ensemble des démarches indigénophiles[6] en faveur de réformes visant à une plus grande attention aux intérêts des « indigènes » conduisent à la création en 1913 d’une alliance franco-indigène[7] qui essaime dans toute l’Algérie, où l’on voit se constituer des associations locales qui semblent se faire l’écho des idées des Jeunes-Algériens[8], ce sont manifestement des proches de la confrérie qui fondent avec quelques notables français ce Cercle franco-arabe de Mostaganem qui mérite bien d’être considéré comme une sorte d’ancêtre « laïque » de l’Association des amis de l’islam de ch. Adda Bentounès. L’Indépendant de Mostaganem du 2 février 1913 dit de ce cercle que son « nom est un symbole d’union et d’espoir ». Quasiment tous les noms des responsables musulmans sont liés à ch. Bûzîdî ou ch. Alawî : le vice-président est Mustapha Ben Kritly (le président étant le Docteur Queyrat) ; l’un des trois administrateurs est Ba‘alî b. Qarâ Mustafâ ; l’un des deux secrétaires est un Alioua Mustafâ ; ‘Abd al-Qâdir Ben Safta, cousin de ch. Alawî et conseiller municipal, en est membre ; l’un des deux trésoriers est un Mohammed Benyekhou (nom de l’oncle maternel de ch. Bûzîdî), et l’archiviste est un Habib Benguettat, nom d’une famille très présente dans la confrérie.
J’ai parlé de la catégorie des artisans et commerçants, de celle des politiques et fonctionnaires travaillant pour l’État français, mais quid des savants religieux ? Il semble bien que le cheikh Bûzîdî n’ait parmi ses disciples aucun savant connu. Le mufti de Mostaganem, par exemple, est manifestement plutôt lié à l’autre groupe darqâwî, celui de Qaddûr b. Slîmân. On pourrait faire valoir qu’il y en a au moins un, le cheikh Ibn Yallas, mais ce dernier n’intègre la confrérie, vers 1902/1903, que quelques années avant le décès de ch. Bûzîdî et justement à l’initiative de ch. Alawî, qui rend seul visite aux disciples Habriyya de Tlemcen et en attire immédiatement quelques-uns, parmi ceux qui lui seront le plus fidèles, ce qui montre que l’extension de la confrérie dans le milieu des savants est bien son œuvre[9]. Quand à ch. Bûzîdî, il reste parfaitement dans la lignée de ch. Darqâwî, auquel il ressemble à bien des égards[10], étant assez critique à l’égard des oulémas. C’est un homme simple qui a gardé de son séjour au Maroc des habitudes par trop libérales pour le milieu algérien, et tout en étant bien sûr foncièrement orthodoxe, il n’a rien du scrupule formaliste qu’on trouve d’ordinaire dans les milieux religieux.
Le groupe qui ne comptait qu’une vingtaine d’adeptes en 1896 voit croître ses effectifs. En 1906, l’ensemble des Darqâwâ est évalué par l’administration à 200, inclus les Slîmânîs, qui constituent une branche distincte. On peut donc en déduire que l’ordre de grandeur pour l’effectif des disciples mostaganémois de ch. Bûzîdî est la centaine.
L’Oranie
En dehors de Mostaganem, il y a également des disciples et moqaddems mais la pauvreté des sources écrites les concernant est telle qu’on peut en conclure qu’il devait s’agir de quelques groupes relativement peu nombreux. L’auteur d’une biographie de ch. Bûzîdî en arabe, Ibn Taha, ne mentionne que quatre adeptes dont deux qui sont de sa famille : Tayyib b. Taha et son frère Muhammad b. Taha, qui était le moqaddem de ch. Bûzîdî dans le village de Sîdî l-Khattâb ; le troisième, Bûzîd b. Moulay, est également cité par ch. Adda Bentounès[11], les deux auteurs le présentant comme le moqaddem du village de ‘Utba ; il y a enfin Muwaffaq b. ‘Umar qui habitait le village d’al-Mahâfîdh dans les environs de Relizane. D’autres sources mentionnent de rares disciples ou moqaddems, tels que Bouzid Ben Sabhât, moqaddem de ch. Bûzîdî, ch. Alawî puis ch. Adda Bentounès[12]. Tout cela confirme que la confrérie reste encore au tournant du siècle une entité purement locale.
Les rapports de la sous-préfecture de Mostaganem ne disent rien de spécial sur les Darqâwâ de Mostaganem de 1906 à 1909. Ce mutisme des sources administratives sur ce qui se passe à Tigditt est encore plus étonnant pour la période 1910-1918 : les rapports se suivent et se ressemblent au mot près pendant huit ans, et le nom Benalioua n’y apparaît jamais. Un seul cheikh est mentionné pour Mostaganem, Khelifa ould Ben Slîmân (c’est le fils de Qaddûr b. Slîmân), et aucun effectif n’est fourni, ce qui doit signifier que l’effectif total est supposé rester aux alentours de 150, chiffre consigné dans le rapport du deuxième semestre 1909. L’influence des Darqâwâ est dite s’étendre vers Nedroma, Medea et Blida, mais c’est de la branche des Slîmânis dont il semble être question. Ce silence des sources, même en supposant une réelle « incompétence » des agents de la sous-préfecture, doit tout de même signifier que la croissance du groupe dans Mostaganem intra muros reste suffisamment modérée pour passer inaperçue, d’autant que la construction de la grande zaouïa Alawiyya, beaucoup plus visible, ne commencera véritablement qu’en 1920. D’un autre côté, les enquêtes équivalentes de la sous-préfecture de Tlemcen prouvent que celles de Mostaganem sont peu fiables, car les rapports des deuxièmes semestres 1913 et 1914 mentionnent ch. Alawî. Tous ces éléments contradictoires sont peut-être conciliables si l’on suppose que la croissance se fait surtout à l’extérieur de Mostaganem.
Effectivement, c’est plutôt à Tlemcen que la poussée de la confrérie mostaganémoise est attestée, selon toutes les sources. Fin 1913, selon la sous-préfecture de Tlemcen :
On observe aussi chez les Derkaouas un mouvement de progression très marqué depuis la visite qui leur a été faite, dans un but de propagande, par Cheikh Benalioua, de Mostaganem. Le nombre de leurs Khouans[13] doit dépasser 300. Leurs rapports avec les français en général sont très corrects[14].
Ce mouvement est confirmé dans le rapport du deuxième semestre de 1914, qui remarque que « l’opposition faite par une minorité au moqaddem Ahmed ben Alioua, de Mostaganem, subsiste toujours, quoique d’une façon atténuée. » Enfin, dans un rapport spécifique établi le 29 juillet 1918, ch. Alawî apparaît pour la première fois dans la colonne réservée aux cheikhs, en compagnie du cheikh Habrî du Maroc, les quatre moqaddems darqâwis connus étant Ouzzine, moqaddem de Muhammad Habrî fils, ‘Abd al-Qâdir b. Mâmash (ou Mamchaoui), moqaddem d'Ibn Yallas (qui a émigré en 1911 en Syrie), Ashwâr, moqaddem de ch. Alawî, et Guermouche, d’une branche distincte de Nedroma. Cette progression marquée à Tlemcen s’explique par une présence volontariste du cheikh dans cette ville. Ch. Adda Bentounès l’atteste dans un petit texte qu’il écrit pour compléter l’autobiographie partielle du cheikh, signalant qu’à partir de son retour de Turquie, ch. Alawî « faisait de nombreuses visites à Tlemcen, s’y rendant deux à trois fois par an. À chaque séjour, il restait de un à deux mois sur place. Chacune de ses arrivées faisait date, et la station de train était bondée, tant il y avait de personnes qui venaient l’accueillir, dans un climat général de joie et de considération pour sa personne. » La plupart des poèmes de son Dîwân, selon ch. Adda, ont été écrits à Tlemcen, « dont les habitants le révéraient grandement, qu’il s’agisse de cheikhs, de juristes ou de riches commerçants, ce qu’ils ne faisaient pour aucun autre de ses contemporains[15]. » Ce « volontarisme » du cheikh va rapidement conduire à la création d’une zaouïa distincte de celle des Habriyya[16].
Ch. Adda Bentounès donne également des informations sur d’autres parties de l’Oranie, précisant qu’au début des années 1910, la confrérie s’étend particulièrement, en plus de Tlemcen, dans la région de Relizane, et que ses disciples commencent alors à se compter par centaines, ce qui est un ordre de grandeur relativement cohérent avec les sources administratives. Plus intéressant encore, ch. Adda présente l’édition de son premier livre comme la cause principale de l’extension de la notoriété du maître : les Minah al-qudusiyya, commentaire ésotérique du Murshid al-mu‘în d’Ibn ‘Âshir, étaient terminés depuis 1907, mais ch. Alawî avait du mal à trouver un éditeur, et il ne fut finalement édité à Tunis qu’en 1911[17]. C’est également vers cette époque que ch. Alawî publie son commentaire de la sourate « l’Etoile »[18].
Cette notoriété acquise par le biais de l’édition me semble expliquer la configuration de l’extension de la confrérie dans la première moitié des années 1910 : la progression n’est pas marquée à Mostaganem, car l’implantation est déjà importante et la confrérie fait face à d’autres groupes également dynamiques, et parce que la publication d’un livre, qui impressionnera surtout le milieux des savants et la partie lettrée du soufisme, n’apporte là pas grand-chose de plus au prestige du cheikh. A contrario, les Minah al-qudusiyya jouent nécessairement un rôle dans la percée à Tlemcen, compte tenu de la place de la science religieuse (et notamment du fiqh, le Murshid al-mu‘în étant précisément l’un des traités de jurisprudence les plus étudiés au Maghreb) et des lettres dans l’ambiance spirituelle de cette ville. Enfin, les villes proches de Mostaganem telles que Relizane voient naturellement les effectifs augmenter par effet d’osmose, sans compter une implantation rurale déjà perceptible au temps de ch. Bûzîdî.
Au final, on peut estimer l’effectif pour l’Algérie de la confrérie au début de la Première Guerre mondiale, qui freine d’ailleurs son développement, à quelques centaines d’adeptes concentrés essentiellement sur Mostaganem et la région environnante, ainsi qu’à Tlemcen.
Le Rif
Géographiquement, il est évident que la proximité entre le Rif et l’Oranie garantit la diffusion immédiate de la renommée d’un cheikh important des deux côtés d’une frontière algéro-marocaine complètement poreuse à la sainteté : dans ce domaine, les dispositions religieuses des habitants de ces régions sont telles qu’aucun régime, qu’il soit turc, français au autochtone ne peut bloquer le « souffle de l’esprit ». C’est ainsi que la confrérie va s’étendre immédiatement et en masse du côté du Rif[19], et le meilleur témoignage en la matière est le texte du docteur Marcel Carret, médecin de ch. Alawî de 1920 jusqu’à sa mort, qui montre la présence constante de Marocains à la zaouïa, surtout des Riffains, qui passent en général deux ou trois mois à Mostaganem avant d’être remplacés par d’autres : ils forment l’essentiel des artisans — on trouve également des Tunisiens —qui construiront la grande zaouïa sous les yeux du docteur Carret, suffisamment impressionné par cet altruisme en plein XXe siècle pour qu’il en vienne même à comparer ce phénomène à celui de la construction des cathédrales au Moyen-Âge : comment un tel turnover serait-il possible, si ces groupes d’ouvriers n’étaient pas la partie émergée d’un iceberg d’affiliation générale de villages entiers[20] ? Nombre de mujarridûna, ces disciples qui vivent en permanence à la zaouïa, et qui sont au nombre d’une trentaine[21] en 1924 d’après Jossot, sont originaire du Maroc. Lors des rassemblements annuels, le contingent marocain est toujours très important et deviendra même parfois majoritaire après la guerre. Le S.L.N.A.[22] note ainsi que l’ihtifâl du 9 au 11 septembre 1949 a rassemblé à Mostaganem 5 000 adeptes dont 3 000 venus de la zone française du Maroc, et seulement 250 du Maroc espagnol, « par suite de la mauvaise volonté des autorités espagnoles qui ne délivrent des autorisations qu’au compte-gouttes[23] ». Jarîdî mentionne particulièrement la région de Melilla : « Il s’en fallut de peu que [l’affiliation à l’Alawiyya] ne se généralise dans toute la région, mais le gouvernement espagnol y fit obstruction[24]… »
C’est qu’en effet l’implantation de la confrérie dans le nord du Maroc sera telle que les autorités espagnoles feront tout pour l’empêcher de s’y développer, y voyant un agent d’influence de la France. L’un des cas les plus significatifs de cette perception nous est fourni par l’histoire de Muhammad b. al-Hâjj al-Tâhir al-Qil‘î : en plus du problème politique avec les Espagnols, il est intéressant car typique du mode d’extension de la confrérie par le biais de mujarridûna n’appartenant pas au monde des savants[25], qui sont tout d’abord formés à la zaouïa puis « missionnés » pour l’implanter dans une région particulière. Jarîdî évoque ainsi les freins mis à sa prédication dans le Rif :
J’ai rencontré beaucoup de ses disciples et vu leurs belles qualités, notamment leur endurance face aux châtiments et à l’humiliation infligées par les autorités espagnoles, aux restrictions et aux emprisonnements pour qu’ils abandonnent leur affiliation[26] ; ils ne l’ont pas fait et ne le feront pas si Dieu veut. Ils ont fini par être libérés.
Au moment où Jarîdî rédige les notes des Shahâ’id, soit en 1925, Muhammad b. al-Hâjj « est encore assigné à résidence ; on lui a proposé de le laisser sortir à condition de ne pas “prêcher”, ce qu’il a refusé jusqu’à aujourd’hui. » Le secrétaire de ch. Alawî explique :
Ce que voulaient les autorités espagnoles, c’est qu’il renonce à guider les gens et diffuser la confrérie... Quant à sa relation au cheikh, il se considérait comme son esclave. Il a passé des années comme mujarrid ; au début, son travail consistait à abreuver le bétail, puis à la fin, c’était lui qui faisait l’appel à la prière et diverses tâches, jusqu’au jour où le cheikh Alawî le renvoya dans son pays, après qu’il eut atteint son but dans la voie. Il lui ordonna de guider les créatures et lui délivra une autorisation en ce sens. Lorsqu’il arriva dans sa région d’origine, les choses lui parurent difficiles car il ne trouvait personne à fréquenter. Il revint alors chez le cheikh Alawî. Celui-ci le renvoya une deuxième fois, et il revint encore peu après à la zaouïa. Le cheikh le renvoya alors une troisième fois, et les gens répondirent cette fois-ci positivement à son appel. Il devint connu, et beaucoup de gens bénéficièrent de sa compagnie, dont des notables qui témoignèrent de ce qu’ils avaient atteint grâce à lui. On a déjà cité plus haut le cadi des cadis[27] [...] Jusqu’à aujourd’hui, ses disciples et les gens de sa tribu viennent à la zaouïa de Mostaganem malgré les difficultés[28]…
La seconde phase d’extension hors de l’Oranie
La confrérie commence à s’étendre dans de nouvelles directions dès avant la fin de la Première Guerre mondiale, même si ce n’est qu’en 1921 que l’administration prend soudainement conscience de l’existence d’une nouvelle organisation religieuse en pleine essor. On a vu que les sources françaises étaient peu loquaces sur la confrérie dans la période précédente, les autorités ne voyant même pas l’extension rapide de celle-ci dans la région de Mostaganem. Et si A. Berque écrit que la confrérie « s’est développée, après 1920, avec une incomparable rapidité », c’est surtout parce que les archives officielles sur lesquelles il s’appuie ne l’ont pas détectée avant. C’est manifestement la reprise en 1920 de la construction de la grande zaouïa Alawiyya de Mostaganem, beaucoup plus visible, qui marque une prise de conscience brutale et affolée de la part des autorités de l’existence d’un nouveau groupe en pleine expansion : c’est ce dont témoigne la suspicion anxieuse des rapports spécifiques sur l’Alawiyya en 1921.
Cette époque voit certes une augmentation des effectifs et l’ouverture de zaouïas dans des régions relativement différentes du berceau oranien (comme on l’a vu ci-dessus, l’Oranie penche plutôt du côté de l’ancien Empire mérinide et de la culture arabo-andalouse que du côté de l’Empire ottoman, sans même parler des différences ethniques avec la Kabylie), mais elle témoigne également d’une première transformation de la nature même de la confrérie, d’un premier degré d’extériorisation de ce qui n’était encore jusqu’ici qu’une classique confrérie aux activités « purement spirituelles ». La tarîqa Alawiyya va en effet se développer conformément a des besoins locaux qui à la fois expliquent sa présence et modèlent sa forme locale, selon les environnements rencontrés, très différents les uns des autres et bien éloignés de l’ambiance mostaganémoise.
Alger
Alger représente un milieu urbain moderne et désislamisé, dont le soufisme confrérique est quasiment absent comparé à l’Oranie. Ch. Alawî y envoie comme moqaddem l’un de ses disciples tlemcéniens, ‘Abbâs Jazâ’irî, mais l’effectif à Alger semble rester assez faible puisqu’il n’y aura pas de zaouïa à Alger avant 1922/1923[29]. Ce sont donc essentiellement des ralliements épars et individuels qu’on constate à partir de 1918, particulièrement dans le milieu des notables et lettrés, dont certains exercent déjà une action extérieure, religieuse et non soufie. Mustafâ Hâfidh en est l’exemple type. Il s’agit du directeur d’une école coranique d’Alger, dont l’action en faveur de l’éducation musulmane est particulièrement appréciée de ch. Alawî, au point qu’il lui confie la direction de son premier périodique, le Lisân al-dîn, fondé en 1923. Mustafâ Hâfidh ne semble pas avoir de passé confrérique, mais apparaît plutôt comme le cas typique de religieux à mi-chemin entre les milieux traditionaliste et réformiste : c’est en effet un ami du miniaturiste Omar Racim, dont les tendances nationalistes apparaissent très tôt. Les deux sont d’ailleurs occasionnellement journalistes, et il est donc clair qu’en prenant contact et en s’appuyant sur les compétences techniques journalistiques et rédactionnelles de ce milieu lettré algérois, la confrérie entre dans un territoire qui lui est relativement étranger et qui témoigne d’orientations intellectuelles beaucoup plus ouvertes sur le nationalisme et le réformisme que les siennes, et d’un intérêt a priori moins marqué pour la partie « spirituelle » de son enseignement.
Ce milieu lettré n’est bien sûr pas le seul qui répond à l’appel de la confrérie à Alger, et comme partout, le recrutement est assez diversifié. La finalité « sociale » de l’implantation à Alger est même affirmée explicitement par ch. Alawî lui-même dans une lettre au gouverneur général : il y explique qu’il est venu à Alger pour prêcher devant des « pécheurs », que ces gens ont fini par suivre l’enseignement et la bonne morale préconisée par sa confrérie, mais que tout ce travail de lutte contre la délinquance urbaine risque d’être anéanti par une interdiction de réunion prononcée à l’encontre de ses disciples (probablement à l’instigation du mufti Kahoul). Le compilateur de l’ouvrage dans lequel cette lettre a été publiée insiste effectivement sur le fait que l’action du cheikh était à Alger au départ d’ordre social et visait des gens complètement éloignés de la religion qu’il s’agissait de convaincre de renoncer à leurs vices[30].
La Kabylie
Le développement en Kabylie répond à une dynamique similaire : quoiqu’un peu différente, l’extension dans cette région a également une forte coloration sociale. La région est à l’époque livrée à une certaine anarchie, qui est la conséquence d’années de politiques contradictoires menées par les autorités coloniales : le « mythe kabyle » a conduit à tout faire pour supprimer les cadres traditionnels musulmans ; les gouvernants et le parti colonial ont travaillé à délégitimer les chefs et notables locaux ; les atermoiements de la politique éducative ont conduit à des générations de Kabyles auxquels l’enseignement traditionnel fait totalement défaut, sans que pour autant ils bénéficient de l’école laïque française. Le résultat logique de cette déconstruction est une dérégulation sociale qui, combinée aux problèmes économiques[31], explique le développement de la délinquance et du brigandage, avec leur cortège d’assassinats dont la presse coloniale se fait régulièrement l’écho, en faisant mine de s’étonner d’une telle situation[32]. Or, toutes les sources alawies le disent : si la confrérie s’est rapidement implantée en Kabylie, c’est parce que les notables kabyles l’ont en quelque sorte appelée au secours. Elle va donc jouer dans ces territoires, dont l’ambiance est beaucoup plus remuante que celle de l’Oranie, un rôle clairement social de pacification ; c’est cet aspect qui explique le caractère massif des affiliations en Kabylie, la tarîqa ayant alors une fonction fondamentalement religieuse et véhiculant un enseignement qui s’adresse à tous et non aux seuls « chercheurs » de Dieu (murîdûna). Dans une lettre au secrétaire général de la préfecture et sous-préfet d’Oran, ch. Alawî dit ceci :
Concernant l’embuscade des Bibans, il faut dire qu’à l’époque cette région avait besoin de quelqu’un qui arrange la situation, fasse cesser les meurtres, les vols, les agressions récurrentes et tous les troubles du même ordre. C’est pourquoi des gens de cette région vinrent me voir pour que j’intervienne et apporte des conseils afin de pacifier leur région. Nous répondîmes favorablement à cette demande dans le but d’arranger les choses. Lorsque nous allâmes là-bas, nous fîmes tout notre possible pour atteindre ce but, et cette visite eut grâce à Dieu un effet bénéfique manifeste[33].
L’historique du développement dans cette région est bien détaillé par les sources alawies elles-mêmes, ce qui va nous permettre d’analyser les différentes étapes de l’extension. Comme ailleurs[34], tout part d’une relation forte entre ch. Alawî et l’un de ses disciples mujarridûnâ : en l’occurrence, il s’agit de Muhammad al-Sharîf b. al-Hasan al-Ja‘fârî al-Zwâwî qui, comme son nom l’indique, est originaire de Kabylie, et plus précisément de Djaafra. Jarîdî le présente ainsi :
Avant de rencontrer ch. Alawî, c’était un illettré qui ne connaissait à peu près rien de la religion à part les rites de base et quelques sourates apprises dans l’enfance. Il resta comme mujarrid de longues années servant le jour de l’eau aux fuqarâ’ et se consacrant au dhikr du nom suprême la nuit, jusqu’au jour où le miroir de son intérieur devint parfaitement poli. C’était un faqîr au comportement excellent mais il était impensable que quelqu’un comme lui puisse exercer une action de guidance spirituelle (irshâd). Après quelques années à la zaouïa, il dit un jour au cheikh qu’il avait vu en rêve une sorte de coffre. Lorsqu’il l’ouvrit, un homme en sortit et il apparut que c’était le Prophète. Celui-ci lui dit : « Tu m’as démasqué. Que Dieu te démasque par la lumière que nul ne peut éteindre ! » Il raconta sa vision au cheikh, auquel elle fit de l’effet et qui lui dit alors : « Retourne dans ton pays et guide les gens vers ce que tu sais être la bonne voie et la science que Dieu t’a donnée. Quant à moi, je vois que tu seras assisté, aidé dans ta mission d’appel à Dieu. » Il quitta alors la zaouïa, et à chaque fois qu’il passait dans une région de la Kabylie et appelait les gens à se rattacher à la confrérie et revenir à Dieu, ceux-ci répondaient à son appel, hommes ou femmes. Il est l’unique « cause seconde » du développement de la confrérie en Kabylie et des savants éminents ont suivi sa direction spirituelle. J’ai vu que ces derniers jusqu’à aujourd’hui reconnaissent parfaitement ses vertus, et c’est le cas de l’auteur de la présente attestation[35].
Cette mission que ch. Alawî confie à Muhammad al-Sharîf est nécessairement antérieure à 1919, puisque c’est cette année-là que le cheikh est amené à entreprendre un long voyage à travers la Kabylie, qu’il prolongera par diverses étapes en Tunisie. En effet, comme l’explique ch. Adda Bentounès :
Si c’est le moqaddem al-Sharîf qui fut la cause de la diffusion de la confrérie en Kabylie, celui qui fit venir ch. Alawî dans cette région est le chérif et juriste éminent Muhammad Ou’alî b. al-Tayyib[36], habitant à Sîdî Idîr […] Il vint avec un groupe à Mostaganem et ils y restèrent comme invités du cheikh. Ils partirent après tous ensemble en Kabylie, passant par Tamqara en direction d’Akbou. C’est là que se trouve la tombe du fameux Yahyâ al-‘Idlî. Ce sont ses descendants qui le reçurent. Là, beaucoup de gens entrèrent dans la voie. La siyâha (voyage à but spirituel) continua de village en village jusqu’à arriver à Bordj-Bou-Arréridj. Lors de cette siyâha, le cheikh reçut un accueil impossible à décrire. C’est après qu’il continua vers Tunis où il rencontra également les savants et les notables du pays[37].
Deux lettres nous permettent de dater précisément ce voyage et d’en connaître l’impact énorme. ‘Abd al-Rahmân Oubouaziz, qui réside également à Djaafra, raconte :
Je quittai ce cheikh [khalwatî] et me mis en quête d’un autre qui fût plus digne d’attachement, jusqu’au jour ou, par la grâce de Dieu, je rencontrai le maître suprême, le cheikh Sîdî Ahmad al-Alawî, en dhû l-hijja 1337 [soit à peu près septembre 1919] par l’intermédiaire d’un de ses plus proches disciples, Muhammad b. al-Hasan al-Ja‘fârî al-Zwâwî, qui m’avait donné auparavant à lire les Minah al-qudusiyya. Puis, quand le maître lui-même vint en notre province, je renouvelai avec lui mon pacte. Il me demanda ce qu’étaient mes précédentes pratiques [khalwaties] et je lui expliquai tout ce que j’avais fait auparavant. Il me dit : « Tout cela te bénéficiera si Dieu veut, parce qu’avec ces œuvres tu visais le Seigneur des mondes. Après cela, il me transmit alors l’invocation du nom suprême telle qu’elle est pratiquée par ses détenteurs et me dit que je pouvais faire cette invocation partout ou cela était possible, dans le secret de la solitude ou bien ouvertement avec d’autres. Il resta treize jours dans notre pays et pendant ce temps près de deux milles personnes, hommes, femmes et adolescents entrèrent dans la tarîqa. Après qu’il fut retourné à Mostaganem, je me rendis auprès de lui et il me mit en retraite spirituelle (khalwa). J’y restai six jours et j’obtins là tout ce que j’avais antérieurement souhaité, accédant à la perspective qui était celle des plus grands parmi la communauté élue[38]. Je louai Dieu pour cette grâce, et de la même manière, y accédèrent un grand nombre de personnes de notre région, les Zwâwâ, c’est-à-dire plus de 6 000 personnes[39], sans compter ceux qui limitèrent leur rattachement à un pacte de bénédiction sans demander plus à Dieu[40]. Et jusqu’à aujourd’hui, les gens continuent d’entrer dans cette tarîqa en masse, et le nombre de ceux qui sont ouvertement établis dans la station de la guidance (irshâd) parmi nos frères est impossible à connaître[41]. Il est rare qu’il n’y ait pas dans un village quelconque des membres de cette nisba, nous voulons dire des membres qui sont des murshidûna établis. Et si je n’étais pas tenu de faire bref, je mentionnerais une quantité très importante de noms, ceux que je connais, sans même parler de ceux que je ne connais pas. La pratique du cheikh est de ne pas autoriser quelqu’un à guider les autres tant que son intérieur n’est pas purifié et sa vue intérieure dessillée[42].
Un autre témoignage, vivant celui-là, sur la perception de la force spirituelle dégagée par ch. Alawî lors de cette siyâha a été collecté par Khelifa, dans le cadre de son travail de thèse doctorale. À l’occasion de conversations à Paris avec des disciples très âgés, il a consigné l’histoire d’un disciple kabyle encore vivant au début des années 1980, dont le cours de l’existence avait été complètement bouleversé par la rencontre de ch. Alawî. Lui-même se définissait comme le pire vaurien du village, arrogant et violent, faisant le désespoir de ses parents ; parti pour frapper le cheikh en plein discours dans la mosquée du village, il dit avoir senti une force invisible bloquer son bras, puis transformer sa haine initiale en une attirance invincible, qui l’amènera peu après à quitter la Kabylie pour vivre en mujarrid à Mostaganem[43].
Pour en revenir au témoignage d’Oubouaziz, il retrace bien l’implantation massive et immédiate de la confrérie à partir de la visite du cheikh, tandis que la préparation du terrain est largement imputable au disciple certes « illettré » à l’origine mais devenu « connaissant » et chargé de la baraka que constitue le mandat spirituel du cheikh. La suite du développement n’est pas moins « typique », et cette lettre d’Oubouaziz en donne une bonne illustration, car il apparaît assez clairement dans les sources que, passée cette première phase, Muhammad al-Sharîf passe le relais à des notables locaux auxquels c’est à la fois le prestige social et l’éducation islamique formelle qui permettent de développer la tarîqa sous une égide plus « officielle » et « lettrée », mais à destination d’un public, lui, très large. Dès cette époque en effet, plusieurs notables passent au premier plan. La première zaouïa est construite à Djaafra. Le terrain appartient à Muhammad al-Sharîf, mais c’est Oubouaziz qui la fait construire « avec l’aide de ses frères[44] ». Ce dernier est très rapidement promu puisqu’après une khalwa qu’il réalise à Mostaganem probablement fin 1919 ou début 1920, il devient au plus tard en 1921[45] moqaddem de Djaafra, conjointement avec al-Sharîf, et en apparaît vite comme le responsable le plus connu dans cette ville ; dix-neuf ans plus tard, il est cité dans un rapport de la préfecture de Constantine comme le représentant de la confrérie pour toute la région[46].
Une autre commune (de plein exercice celle-là) qui jouera un rôle important dans le développement de la confrérie est Bordj-Bou-Arréridj, mais au-delà de ces deux localités, c’est dans toute la Kabylie que la confrérie va essaimer. Un rapport administratif[47] sur la « situation politique et administrative des indigènes » de mai/juin 1921 remarque ainsi l’attrait exercé par le maître et la ferveur de ses adeptes, qui arrivent même à convertir les espions envoyés par l’administration. Dans la commune mixte du Guergour (plusieurs localités[48] dont Bougaâ, située entre Sétif et Bougie), la confrérie va s’implanter durablement puisqu’en 1939, l’Alawiyya y sera « la plus importante des confréries avec 3 000 membres », devançant même la grande confrérie historique de l’Est, la Rahmâniyya, qui n’a à cette date dans cette commune mixte que 2 500 membres[49].
La Kabylie concentrera[50] donc à la mort de ch. Alawî une part considérable des membres de la confrérie, à tel point que la revue L’Afrique du Nordillustrée affirme dans son n° 668 du 17 février 1934 que la moitié des 100 000 disciples de la confrérie s’y trouve[51]. L’ensemble des documents cités montre bien que cette expansion s’est vue facilitée par un contexte bien particulier, qui amène la confrérie à jouer un rôle social d’organisation et de régulation par la religion, en se substituant ainsi à des autorités locales indigènes ou administratives défaillantes.
Les Kabyles de France
C’est le phénomène de l’émigration qui amène en métropole dans cette même période des disciples exclusivement kabyles[52]. Dans une lettre déjà citée plus haut, c’est le même faqîr kabyle illettré, Muhammad al-Sharîf, ancien mujarrid, qui est crédité de l’ouverture d’une zaouïa à Paris, où beaucoup de Kabyles travaillent sur les chantiers de construction du Métropolitain, dont de nombreux Alawis. Dans un procès-verbal de la chambre des députés, on peut lire « que les adeptes de Monsieur le Cheikh al-Alawi sont des gens propres, qu’ils mènent une vie saine, qu’ils sont courtois, que leur éducation appelle à l’amour d’autrui[53]... » Si la décision de construire la Mosquée de Paris résulte historiquement de plusieurs considérations d’opportunité, Khelifa pointe le rôle particulier des Alawis de Paris en la matière : « Comme ces gens-là demandaient un lieu de réunion, encouragés certainement par leurs Muqaddams, le rapport de la chambre abondait dans ce sens, et ainsi débutèrent les premiers travaux de construction de la Mosquée de Paris ; elle fut inaugurée par le Cheikh al-Alawi en juillet 1926, qui y fit le premier prêche[54]. »
L’Est algérien
L’Est algérien correspond à un milieu islamique très différent de celui de l’Oranie. Si les coupoles de saints y sont beaucoup plus rares, comme le remarquait Trumelet dans un ouvrage déjà cité, c’est peut-être parce que l’organisation sociale tout entière et l’exercice du pouvoir ont là une configuration nettement défavorable au soufisme et plus généralement à l’autorité d’essence religieuse. L’influence de la culture arabe y est bien moindre, et c’est l’élément guerrier et administratif turc qui prédomine. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à ce que le réformisme musulman ait pris forme dans cette région, qui lui donnera effectivement ses premiers et plus influents représentants et ses premières formes organisationnelles. Les quatre principaux idéologues pionniers du réformisme sont sans conteste Ben Badis, de Constantine, Mubârak al-Mîlî, de Mila, ville très proche de la précédente, Tawfîq al-Madanî, de parents algériens mais élevé en Tunisie, passé par la Zitouna et membre actif des milieux nationalistes tunisiens[55], et enfin Tayeb El Oqbi, de Biskra, toujours dans l’Est, quoique sa « culture » algérienne soit quasiment inexistante puisqu’il émigre en Arabie avec ses parents à l’âge de cinq ans et n’y revient qu’à 31 ans. De même, leur principal outil de conquête de l’opinion, le Chihab de Ben Badis, sera publié à partir de 1925 à Constantine, qui sera également le siège de l’Association des oulémas musulmans algériens. Tout cela semble indiquer que ces doctrines réformistes que les soufis de l’Ouest algérien considèrent comme des idéologies d’importation, ce qu’elles sont d’ailleurs factuellement puisque tous les réformistes de premier plan sans exception sont des « émigrés », ont trouvé dans l’Est algérien un terreau particulièrement fertile, car dénué des herbicides naturels que sont le soufisme de l’Ouest du Maghreb, la culture et la religiosité arabe, l’autorité de la noblesse religieuse, et au contraire nourri à l’engrais d’un pré-laïcisme d’origine beylicale et de la religion « desséchée » très axée sur le fiqh de la Zitouna très proche[56].
Tout ceci explique peut-être pourquoi l’implantation de l’Alawiyya reste là très éparse, les ralliements n’ayant rien de massif : si la confrérie recrute difficilement dans l’Est algérien, c’est parce qu’elle ne bénéficie d’aucun appui local de la part des notables, compte tenu de l’organisation du « pouvoir » musulman qui, pour ce qu’il en reste, tient dans les mains d’une noblesse guerrière héritière de l’ancienne administration turque. Ces notables ne goûtent pas particulièrement le soufisme et la religiosité populaire, les rejettent probablement clairement si ceux-ci ne sont pas autochtones, et enfin les abhorrent s’il s’agit de ces Darqâwâ qu’ont toujours détestés les autorités turques.
La seule ville de la région qui acquerra dans l’histoire de la confrérie une certaine importance est Bône (Annaba) ; sa zaouïa est fondée par Hasan Trabelsi, un diplômé de la Zitouna très représentatif des milieux savants formés en Tunisie, qui a peut-être déjà eu des contacts avec le soufisme[57] avant de connaître ch. Alawî, à l’époque où il enseigne déjà la religion, mais probablement limités puisque lui-même n’en dit rien et affirme même qu’avant sa rencontre avec ch. Alawî il ne connaissait « que les preuves et les raisonnements », expression par laquelle on distingue souvent la science « extérieure » des oulémas de la « connaissance spirituelle » du soufisme. Son séjour vers 1920 à Mostaganem auprès du cheikh est assez bref, puis il revient à Bône comme moqaddem[58], à l’âge de 25 ans. Malgré ses efforts, la principale zaouïa de l’Est n’aura pourtant jamais une importance numérique comparable aux implantations de la confrérie en Oranie et en Kabylie, puisque l’administration évalue en 1952 le nombre d’adepte à Bône à une centaine[59].
Si l’ambiance particulière de l’Est justifie les difficultés d’implantation de la confrérie, elle me semble expliquer encore mieux pourquoi ch. Alawî va y missionner immédiatement Trabelsi, afin de contrer l’influence grandissante de Ben Badis et des réformistes, et de tenter d’influer sur l’esprit déjà « sec » de la Zitouna très proche, infiltrée par les réformistes, et en passe de succomber à leur discours anti-soufi ; c’est d’ailleurs avec la même « rapidité » qu’il enverra dix ans plus tard à Tlemcen un ancien réformiste, Boudilmi, pour contrecarrer les initiatives de Bachir Ibrahimi. Je formule cette hypothèse[60] au vu des différentes sources alawies qui mentionnent le court séjour à Mostaganem et la promotion très rapide de ces représentants du monde des oulémas. Il y a enfin un autre aspect très important de la personnalité et de l’action de Trabelsi qui illustre bien l’une de ces mutations qui s’opèrent dans la période 1918-1922 : c’est qu’il représente l’un des tout premiers disciples de ch. Alawî qui sont issus du même milieu socioculturel que les réformistes. Cela explique à mon sens pourquoi le maître va rapidement utiliser ses compétences afin de s’opposer à l’influence wahhabite dans le mouvement réformiste en voie de structuration. En effet, Trabelsi fera partie des membres fondateurs de l’Association des oulémas musulmans algériens pendant le court délai où durera l’illusion qu’elle puisse fédérer des tendances aussi antagoniques que le réformisme algérien d’esprit wahhabite et le soufisme confrérique. Il est d’ailleurs remarquable que plusieurs disciples de ce type qui intègrent la confrérie après la Première Guerre mondiale, et il en sera de même beaucoup plus tard avec Boudilmi[61], aient un profil très proche de celui des réformistes et proviennent de l’Est algérien ou du milieu urbain d’Alger ; en effet, un tel profil est inexistant à cette époque dans le berceau de la confrérie qu’est l’Oranie, car même le milieu savant de Tlemcen est encore largement et radicalement hostile à la mentalité moderniste du réformisme, et totalement imprégné du traditionalisme du soufisme confrérique.
Les Yéménites
Le Yémen va jouer un rôle très important dans la diffusion de la confrérie dans le monde entier, et notamment en Occident. Les Yéménites sont historiquement un peuple de marins, et l’intégration d’Aden dans l’empire colonial britannique en 1838 explique leur recrutement dans la marine marchande. Ils circulent ainsi au gré des haltes dans les ports, et avec le temps, ce sont de véritables communautés qui finissent par s’installer à demeure dans certains pays d’Europe et en Amérique. L’Angleterre hébergera ainsi une grande communauté yéménite, dont l’importance croissante conduira les relations anglo-yéménites à un jeu à trois (État anglais, autorités yéménites et communauté yéménite implantée en Angleterre), qui se compliquera avec l’émergence du mouvement de décolonisation.
C’est donc logiquement grâce à son port que Mostaganem voit arriver à la zaouïa des marins yéménites, dont beaucoup viennent d’un autre port, Aden, ce qui explique l’existence d’un profil-type du disciple yéménite de l’Alawiyya : contrairement à tous les milieux dont il a été question jusqu’ici, il n’y a pas de variété sociologique, et ceux qui passent par la zaouïa pratiquement jusqu’à la fin des années 1920 sont des marins doublés de commerçants. Ceux qui reviennent au Yémen et y fondent des zaouïas pourront attirer un public plus large, notamment de notables ou de savants ; ceux des disciples qui s’installent dans les pays occidentaux continueront d’avoir un recrutement essentiellement axé sur les communautés yéménites locales : la confrérie va prendre alors un visage particulier, puisque zaouïa, mosquée et association de travailleurs se confondent, devenant le lieu de reconstitution d’une ambiance ethnique et culturelle permettant à un peuple d’exilés de survivre dans une société occidentale dont l’organisation est aux antipodes de la structure tribale caractéristique du Yémen.
Si, en Kabylie, la tarîqa prenait la forme et la fonction de la religion elle-même, elle devient en Angleterre, en plus de la religion, un support culturel, un lieu de convivialité et s’identifiera finalement à une communauté particulière, poussant ainsi à l’extrême un processus d’extériorisation et d’acculturation rendu nécessaire par l’expansion elle-même. À l’issue de cette transformation, la confrérie deviendra dans l’après-guerre la caisse de résonance de tous les débats et conflits agitant les milieux yéménites, avec tous les risques de désintégration et d’excessive politisation associés, et cela explique la place particulière que les événements affectant le Yémen prendront dans le journal créé par ch. Adda Bentounès dans l’après-guerre, le Morchid.
On voit donc bien dans ce tour d’horizon du recrutement de la confrérie à Alger, en Kabylie, dans l’Est et à l’international, l’esquisse d’une première mutation de la confrérie : cette dernière ne cesse bien sûr pas d’être ce qu’est en son centre toute confrérie soufie, à savoir une « voie spirituelle » avant tout. Mais cela n’exclut pas une sorte de diversification et d’expansion sur un plan plus religieux et donc non élitiste, qui fait entrer dans le collectif confrérique toute sorte de personnes dont le lien à la tarîqa et l’attrait pour celle-ci relèvent de facteurs qui ne rentrent plus dans le cadre étroit de l’opposition classique tabarruk (bénédiction)/suluk (cheminement spirituel). Cette évolution ne cessera de s’accentuer au fur et à mesure que ch. Alawî investira, la reconnaissance extérieure par les autorités religieuses et les notables aidant, de nouveaux segments de la société musulmane, et verra croître le nombre de ses disciples. Le noyau ésotérique ne cessera plus alors de s’envelopper d’« écorces » sociales et religieuses toujours plus éloignées du milieu confrérique originel de Mostaganem et de ses enseignements darqâwis « purement spirituels ».
[1] Bensmaïn est par exemple le seul délégué musulman du Syndicat de la chambre du commerce et de l’industrie de la région de Mostaganem en 1912 ; en 1922, il est membre de la Chambre de commerce de Mostaganem ; en 1936, il en est le secrétaire-trésorier adjoint. El Harrag Ben Kritly, fils de caïd, est lui surtout un homme politique, conseiller municipal et unique adjoint indigène de Mostaganem dès avant 1891. Selon Jacques Bouveresse (Un parlement colonial ? Les délégations financières algériennes 1898-1945, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 167-168), il fait partie des premiers élus appelés à siéger dans les Délégations financières de 1898 à 1920, étant élu en 1898 comme cela se faisait alors par une instruction discrète du sous-préfet de Mostaganem visant à ce que les adjoints indigènes votent pour lui. En 1913, il est conseiller général, et L’Indépendant de Mostaganem du 19 janvier se fend, à l’occasion de son élévation au grade d’officier de la légion d’honneur, d’un article aussi élogieux que ceux de 1896, pour le grade de chevalier, étaient orduriers : « Cette distinction sera bien accueillie du public, car M. Ben Kritly, outre les fonctions publiques diverses qu’il occupe avec dévouement, s’efforce toujours de faire montre de sentiments francophile et d’inciter les coreligionnaires de son ressort à l’imiter. » Quand la cérémonie a lieu quatre mois plus tard, c’est le gouverneur général de l’Algérie lui-même, M. Lutaud, qui officie : L’Indépendant de Mostaganem du 11 mai relate ainsi la scène: « … [M. Lutaud] fit aussi l’éloge des indigènes, dont le loyalisme est, aujourd’hui, absolument indéniable, et s’appuya, avec un rare tact, sur ce loyalisme même, sur le calme de nos musulmans devant nos garnisons africaines actuellement si restreintes, absorbées par la guerre du Maroc, pour en tirer argument irrésistible... Et ce fut, en parlant précisément des indigènes, qu’il appela M. Harrag Ben Kritly pour lui remettre officiellement, séance tenante, les insignes et le diplôme d’Officier de la Légion d’Honneur, dans une cordiale accolade. Très ému, M. Ben Kritly remercia le Gouverneur avec chaleur, et affirma que les indigènes étaient toujours prêts à verser leur sang pour la Patrie Française.»
[2] Muhammad Bensmaïn est conseiller municipal en 1920.
[3] Mustapha Ben Kritly est le neveu d’El Harrag. Il est conseiller municipal de Mostaganem dans les années 1910 et suit une carrière politique qui l’amène aux Délégations financières (il décède en 1923 juste avant d’avoir pu y siéger).
[4] Un article de L’Indépendant de Mostaganem du 1er février 1914 permet de constater que les conseillers municipaux proches de la confrérie font plutôt partie des « Vieux-Turbans », auxquels s’opposent les Jeunes-Algériens, qui sont des modernistes et en quelque sorte des pré-nationalistes.
[5] L’apolitisme et l’absence de lien avec le nationalisme des cheikhs Bûzîdî, Alawî et Bentounès sont prouvés non seulement par les textes de la confrérie mais également par les rapports français (une fois passés quelques épisodes de méfiance initiale) ; les écrits du principal officier de renseignement à l’époque de ch. Bentounès, le colonel Paul Schoen, chef du Service des liaisons Nord-Africaines au gouvernement général de l’Algérie de 1947 à 1957, sont particulièrement formels à cet égard. Cela peut ne pas plaire aux Algériens contemporains, mais c'est ainsi.
[6] Cf. Ageron, De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne, Bouchène, 2005, p. 230-231.
[7] Selon Ageron, elle était « présidée par Ch. Gide » et « rassemblait publicistes et parlementaires, journalistes et militaires, islamisants et indigénophiles. »
[8] Selon Ageron, « on y répandait les thèmes chers aux Jeunes-Algériens : nécessité de l’instruction et du développement des sciences modernes, affranchissement du “cléricalisme musulman”, mais aussi leurs principaux griefs contre l’“Administration” et bien entendu leurs revendications politiques », mais on voit ici qu’à Mostaganem ce sont des Vieux-Turbans qui étaient à la manœuvre.
[9] C’est ce que montre sans ambiguïté possible le témoignage d’al-Ashwâr (Shahâ’id, op. cit., p. 147-149), l’un des tout premiers disciples à Tlemcen du cheikh Habrî du Maroc dès 1884 environ. Les informations contenues dans cette lettre (où ch. Alawî intervient d’ailleurs lui-même directement en note, ce qu’il ne fait que quatre fois dans cet ouvrage, et ce n'est pas par hasard), ainsi que dans d’autres passages du même livre, sont fondamentales pour comprendre de l’intérieur ce qui se passe dans le milieu des Habriyya de Tlemcen sur la période 1890-1920. Elles doivent cependant être complétées par les rapports des services français consultables à l’A.N.O.M., notamment ceux de la sous-préfecture de Tlemcen.
[10] On peut notamment remarquer que c’est un chérif et qu’il a enseigné le Coran aux enfants comme ch. Darqâwî, ce qui est une façon pour un saint d’être « lettré » sans faire vraiment partie du monde des savants.
[12]BalâghII, op. cit., p. 106. Tous les anciens « grands » disciples de Bûzîdî encore vivants lors du décès de ch. Alawî, sans aucune exception, malgré leur grand âge et la non moins grande jeunesse de ch. Bentounès le reconnaîtront sans difficulté comme l'héritier du maître. On sait par l’autobiographie de ch. Alawî qu’il n’en restait qu’une dizaine au milieu des années 1920 (parmi ceux-ci, Ben ‘Awda Ben Slîmân et Hammadî Ben Qâra, qui vivaient encore en 1924 selon les Shahâ’id, sont probablement décédés avant la mort d’Alawî ; Bûzîd Ben Moulay est décédé quand ch. Bentounès écrit la Rawda en 1936). Même la famille de ch. Bûzîdî, notamment son frère ‘Abd al-Qâdir qui ne meurt qu’en 1936, semble lui être favorable : un rapport administratif montre que des réunions de l’Association de prédication et de rappel créée par Bentounès se tiennent en 1939 dans la « mosquée privée Bouzidia » de Mostaganem, qui ne peut être que la petite zaouïa de ch. Bûzîdî appartenant à sa famille. Parmi les plus anciens disciples de ch. Bûzîdî toujours vivants en 1934, les sources montrent la fidélité à ch. Bentounès des Bensmaïn (Ahmad et son fils Habîb, qui sera moqaddem), de Muhammad Ben Thuriyya (Ahmad est mort dans les années 1920), de Salah Bendimérad, d’al-‘Arabî al-Ashwâr, moqaddem de Tlemcen, de Munawwar Bentounès, et donc de Bouzid Ben Sabhât.
[13] C’est-à-dire ici de tous les Darqâwâ de Tlemcen et non des seuls disciples de ch. Alawî.
[14] Rapport sur les confréries musulmanes dans les communes de plein exercice de l’arrondissement de Tlemcen, commune de Tlemcen, 2e semestre 1913 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 04 et 05).
[16] Cf. Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 97-103. Cf. également à ce sujet le témoignage particulièrement important du nationaliste Messali Hadj dans ses cahiers, dont des extraits ont été publiés sous le titre : Mémoires de Messali Hadj 1898-1938, Editions ANEP, 2005. Messali, qui était cousin du moqaddem Mamchaoui cité, donne clairement p. 59-61 les raisons de l'hostilité d'une partie des Habriyya de Tlemcen au ch. 'Alawî et donc la cause occasionnelle de la scission.
[18] Cf. A. Bentounès, Rawda, op. cit., p. 41. Cet ouvrage a été traduit en français sous le titre De la Révélation, Paris, Entrelacs, 2011.
[19] Elle s’implantera plus au sud de façon beaucoup plus sélective, et même assez restreinte s’agissant du monde des savants, notamment à Fès, capitale religieuse du pays.
[20] Il s’agit en fait d’un phénomène sociopolitique d’allégeance des chefs de village à un cheikh, allégeance qui engage alors, du fait même de la structure tribale, tous les membres du village. Il va de soi qu’on est alors très loin d’une « initiation » spirituelle, mais avec le temps l’un n’exclut pas l’autre, comme le montre justement la venue à Mostaganem de ces ouvriers et agriculteurs riffains fascinés par les mudhâkarât de ch. Alawî. Au sujet de cette version quasi tribale du confrérisme, cf. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Le Soufi et le commissaire, Paris, Seuil, 1986, qui montrent comment la Naqshbandiyya dans certaines régions musulmanes de l’ex-URSS englobait dans ses effectifs jusqu’à 50 % de la population.
[21] Sans compter ceux qui vivent dans les sites annexes, en dehors de la grande zaouïa.
[27] Il s’agit du cadi des cadis du cercle de Melilla, le savant et chérif al-Hâjj Hamû b. Ahmad al-Qâdirî, l’un des plus grands cheikhs de la Qâdiriyya dans cette région, selon Jarîdî, qui affirme que « lorsqu’il fut nommé cadi des cadis, il consulta ch. Alawî qui lui dit en substance : “Si tu penses pouvoir respecter les limites fixées par Dieu, alors tu es bien digne de faire respecter la Loi de Dieu, mais sinon il faut faire attention” ». Son cas rappelle celui du qâdirî Abû Madyan Boutchichi puisque selon Jarîdî : « Il s’est rattaché à ch. Alawî à Mostaganem et y a fait sa khalwa malgré son rôle de cheikh (Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 190-192). » Quant à Abû Madyan Boutchichi, selon la Rawda [op. cit., p. 117] publiée en 1936, il s’est rattaché à ch. Alawî (akhadha ‘anhu al-tarîqa) et a pratiqué quelques jours la khalwa (inqata‘a li l-dhikr ayyâman) à Mostaganem, « bien qu’il fut déjà célèbre » comme cheikh dans la Qâdiriyya. Le même ouvrage rapporte (p. 179) le rêve qu’il a fait au sujet de ch. Alawî : « Je vis en rêve le cheikh Ahmad b. ‘Alîwa venir dans notre région, accompagné d’un groupe de justes. Quand je le rencontrai, il me prit dans ses bras, et me fit ainsi monter au ciel. Après qu’il m’eut ainsi fait faire un parcours assez long dans les airs, il me redéposa sur le sol. Je me dis alors qu’il fallait absolument inviter le cheikh chez moi. Lorsque j’entrai chez moi, je vis que tout était propre sauf un petit coin de la maison où il y avait quelque chose comme de la moisissure. Je me mis alors à réfléchir à la façon de nettoyer cela. Et c’est alors que je m’aperçus que le cheikh al-‘Alawi avait disparu. »
[28] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 239-240.
[29] C’est le Lisân al-dîn du 20 mars 1923 qui annonce l’obtention des autorisations pour l’ouverture de zaouïas à Alger, Skikda et Borj-Bou-Arréridj. Mustapha Hâfidh raconte que lorsqu’il entendit parler de la présence à Alger de la confrérie, il dut « déployer beaucoup d’efforts pour trouver le lieu de réunion des disciples » (Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 133-138).
[31] Ageron écrit : « Il est presque symptomatique en effet que bien rares furent les “Algériens” qui placèrent les causes de l’insécurité ailleurs que dans la malfaisance des indigènes ; plus rares encore ceux qui proposèrent des remèdes autres que ceux de la force. Noter en Algérie que “l’insécurité venait de la décadence économique de l‘Arabe” ou que “la faim était mauvaise conseillère” étaient des exceptions rarissimes dans la presse ou la littérature politique algérienne. En revanche, la presque unanimité des Métropolitains qui écrivaient sur les choses d’Algérie professaient que “qui sème la misère recueille naturellement la haine et le crime” » (Ageron, Les Algériens musulmans et la France, op. cit., I, p. 561).
[32]L’Indépendant de Mostaganem revient très souvent sur ces questions : le numéro du 19 septembre 1891 parle de la fréquence des assassinats à Borj-Bou-Arréridj ; dans celui du 3 octobre 1891, deux assassinats d’indigènes à Borj-Bou-Arréridj sont encore signalés ; le 17 octobre 1891, un article est consacré à un groupe de bandits qui écume la Kabylie et attaque les indigènes. Or ce sont les notables de Borj qui feront appel à ch. Alawî. En 1894 et 1895, des expéditions militaires avaient même été entreprises pour démanteler les bandes organisées de Kabylie, dont celle d’Areski el Bachir et de son lieutenant Abdoun (cf. Ageron, Les Algériens musulmans et la France, op. cit., I, p. 555).
[33]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 149-151.
[34] On a vu que le développement initial dans la région de Melilla suit exactement le même modèle : un mujarrid qui, après quelques années passées à la zaouïa de Mostaganem, est envoyé par le cheikh en mission dans sa région natale et qui, parti de rien, rencontre un succès considérable, puis l’hostilité subséquente des confréries rivales, qui entraine mécaniquement celle des autorités.
[35] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 120-124.
[36]Ibid., p. 114-117 : Jarîdî, qui a séjourné à Mostaganem sans interruption de 1919 à 1924, dit en 1924 ne l’avoir jamais rencontré. Cela illustre peut-être le développement « autonome » de la confrérie en Kabylie par des personnalités qui, pour certaines d’entre elles, ne gardaient pas forcément beaucoup de contacts avec ch. Alawî.
[38] Si beaucoup de disciples affirment cela, c’est en général avec moins d’emphase.
[39] Là encore, affirmer que 6 000 personnes ont réalisé « ce qu’ont atteint les plus grands » est tout de même un peu osé, et aucun autre disciple ne dit cela. Ch. Alawî explique lui-même vers la même époque au docteur Carret que seul un « petit nombre » de disciples pratiquant la khalwa arrivent à « se réaliser en Dieu » (Lings, op. cit., p. 25, qui cite l’ouvrage de Carret). D’ailleurs, cette affirmation d’Oubouaziz lui vaut une note « rectificative » de Jarîdî, qui précise : « Il veut dire par là ceux qui ont réalisé ce pour quoi la tarîqa a été établie, et ce n’est rien de plus que la connaissance de Dieu selon la voie de l’élite accompagnée de l’acquisition des nobles caractères, d’un caractère sain et de l’application des pratiques traditionnelles les plus recommandées. C’est donc bien une grâce dont doit être conscient celui qui la reçoit, et c’en serait déjà une s’il n’en recevait qu’une partie. Voilà pourquoi tu peux voir que les gens de cette confrérie sont très emphatiques dans leur façon de reconnaître ses bienfaits. »
[40] L’auteur évoque ici la classique distinction tabarruk/suluk.
[41] Ce témoignage, à lui seul, ne laisse aucun doute sur le nombre très élevé de représentants nommés par ch. Alawî pour « guider » spirituellement des disciples, ce qui inclut la pratique de la khalwa.
[42] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 120-124.
[44] A. Bentounès, Rawda, op. cit., p. 109. Ce qui signifie que les fuqarâ’ fournissaient probablement main d’œuvre et matériaux.
[45] Il est présenté comme tel dans une lettre du 11 juin 1921 adressée par le préfet de Constantine au résident général à Tunis : cf. Ibn Taha, al-Diyâ’ l-lâmi‘, op. cit., p. 27-30.
[46] Rapport du 17 octobre 1939 du Centre d’Informations et d’Études de la préfecture de Constantine sur la « situation actuelle dans la commune mixte du Guergour » (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 73).
[48] Qui regroupent un total de 70 000 musulmans en 1902.
[49] Rapport du 17 octobre 1939 du Centre d’Informations et d’Études de la préfecture de Constantine sur la « situation actuelle dans la commune mixte du Guergour » (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 73).
[50] D’après les sources écrites, il y avait notamment des zaouïas dans les Beni Yala, à Maadid, Zemmora et Qabîla Ayyâd.
[51] Ce qui montre que malgré toutes les informations des Affaires Indigènes dont il dispose, Augustin Berque se trompe lorsqu’il déclare en 1936 que la confrérie n’y rencontre qu’un « succès d’estime ».
[52] Cf. Ageron, Genèse de l’Algérie algérienne, op. cit., p. 390.
[55] Larbi Tébessi a un profil plus religieux mais suit le même genre d’itinéraire : éducation primaire à Nefta en Tunisie, puis études à al-Azhar en Égypte et à la Zitouna. Il ne revient en Algérie que pour participer à la fondation de l’Association des oulémas.
[56] Un disciple de ch. Alawî diplômé du tatwî‘ (deuxième cycle) décrit ainsi ses études à la Zitouna (Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 106-107) : « Je dirai qu’aucun de ces cours de science auxquels j’assistais comme le tawhîd [c’est-à-dire la théologie], le fiqh et ses fondements, la récitation, les commentaires du Coran, le hadith, la grammaire, la conjugaison, […] que nous étions obligés de suivre dans le cursus antérieur, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, ne contenait la moindre leçon sur le tasawwuf ni rien sur la purification de l’âme et le bon comportement… Pour nous, assurer parfaitement son salut consistait uniquement en ces questions d’ordre juridique. Les gens ne visaient qu’à obtenir la célébrité dans ce domaine et obtenir de l’argent de n’importe quelle façon. C’est ainsi que je vivais et il en fut ainsi jusqu’à ma rencontre avec le cheikh. La première chose que nous obtînmes de lui, c’est cet enseignement sur la nécessité de ne viser que Dieu (ikhlâs) dans les œuvres et la parole, en public ou en secret. »
[57] C’est Jarîdî qui le dit en 1925. Le secrétaire insiste surtout sur le profil de savant religieux de l’intéressé : « Il était très résolu à œuvrer, déjà à l’époque où il se consacrait aux leçons de science religieuse, et jusqu’à aujourd’hui. La voie lui a apporté un éclat supplémentaire… Il fut l’artisan de la revivification religieuse de plusieurs contrées et notamment Bône et sa région, par le travail de diffusion de la religion qu’il y fit… On m’a dit entre autres qu’il donne cinq cours de sciences religieuses dans la zaouïa de Bône. » Jarîdî affirme également que, comme beaucoup de savants par la suite, « la première fois qu’[il] est venu de Tunis à Mostaganem, c’était pour découvrir et “tester” le cheikh, afin de voir si ce qu’on disait de lui, à savoir qu’il avait la capacité de faire parvenir à une illumination spirituelle (fath) rapide était vrai » (Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 105-111).
[59] B.M.Q.I. d’octobre 1952 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 80).
[60] Boudilmi se présentait lui-même ainsi aux autorités françaises. Cf. un rapport du S.L.N.A, non daté mais probablement de 1948/1949, (déjà cité par Khelifa, A.N.O.M., G.G.A., 16 H 71 et 72) : « Il convient également de faire une place importante au Cheikh Boudilmi Ali mouderres libre à la zaouïa de Tlemcen. Né à Msila le 9 juin 1906, élève de Ben Badis [...], il ne tarda pas à se brouiller avec ce dernier à la suite d’incidents demeurés inconnus. Devenu par la suite un fervent disciple du Cheikh Benalioua, son nouveau maître décide de l’envoyer à Tlemcen, pour y professer à la Zaouïa Alaouia et combattre l’influence du Cheikh Brahimi Bachir, héritier spirituel du Cheikh Ben Badis... Boudilmi prétend avoir reçu de ch. Alawî une mission spéciale pour Tlemcen. »
[61] Il est originaire de Messila dans le Constantinois. Même s’il rencontrera un certain succès à Tlemcen, il n’est en rien culturellement un Tlemcénien (cf. Khelifa, op. cit., p. 389 sq.).