Le soufisme, s’appuyant sur la tradition du hadith, a produit tout au long des siècles des ouvrages doctrinaux sur le monde spirituel qui organisent et hiérarchisent non seulement les « états spirituels » traversés mais également les adeptes et les saints qui les occupent. Cette organisation schématique distingue entre des notions impersonnelles et générales telles que les stations (maqâmât) ou les états (ahwâl), au sens « classique » de ces termes, et d’autres plus spécifiques telles que les fonctions, qui sont par définition réservées et dont la liste des détenteurs est nécessairement limitative, avec une complication supplémentaire liée à l’ambiguïté de certains termes du vocabulaire le plus basique[1]. Il y a une hiérarchie de fonction et donc de personnes, puisque ce sont bien certains saints et non d’autres qui occupent les charges en question. Pour les plus importantes, la tradition fixe les places disponibles en succession ou en simultanéité, mais plus on rentre dans les charges secondaires, plus les « organigrammes » varient ; il n’est d’ailleurs pas rare de voir un même auteur présenter des hiérarchies différentes selon les livres ou les passages d’un même livre, ce qui montre là encore, si besoin était, que le soufisme est un secteur où l’on ne doit pas tenter de systématiser trop vite. Ces nombres donnent d’ailleurs l’impression, comme souvent dans le hadith, d’avoir un caractère plus symbolique que limitatif, et de façon plus générale la lecture de ce type de littérature suppose une compréhension des différences de langage selon les secteurs concernés : un soufi qui est également un savant aura tendance à produire du « droit ésotérique », tandis qu’un saint populaire sera souvent dans un registre apparemment plus folklorique[2] ; quant au symbolisme, il imprègne partout le discours soufi.
Il n’y a pas de divergence sur le nombre de « prophètes » (124 000) qui se sont succédé depuis Adam jusqu’à Muhammad ni sur celui des « envoyés » (313), données qui sont communes à l’exotérisme et l’ésotérisme, mais c’est à peu près tout. Le calife (khalîfa) au sens propre est le « lieutenant » ou le « remplaçant ». Dans le Coran, ce mot n’a quasiment aucun sens politique, d’autant que le premier homme à y être appelé « calife » est Adam, avant même sa création[3]. Dans le hadith, Dieu lui-même est appelé khalîfa. Mais en pratique, sinon de droit, l’expression « califes bien dirigés » a généralement été réservée à Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî, auxquels on adjoint éventuellement ‘Umar b. ‘Abd al-’Azîz, et on précise parfois qu’ils sont les « califes », c’est-à-dire les lieutenants, du Prophète et non directement de Dieu, contrairement à l’emploi du terme dans le Coran, où c’est Dieu qui est « remplacé ». Si le terme, dans son emploi coranique, établit pour l’homme une légitimité divine générale (sur terre, à l’égard des autres créatures) ou spécifique (celle de l’homme soumis à Dieu par rapport aux autres), il devient dans le soufisme confrérique la simple désignation de l’héritier spirituel d’un cheikh.
Dès que l’on entre dans le domaine propre du soufisme, il devient impossible d’identifier une architecture un peu précise : même des notions tout à fait fondamentales sont traitées tantôt comme des « stations » tantôt comme des fonctions. Tout au plus peut-on dire que dans le modèle le plus courant, le pôle (qutb) est unique à chaque époque : il est le chef de la hiérarchie spirituelle des saints[4]. Mais même avec ce terme, il est très difficile de systématiser comme l’explique ici Michel Chodkiewicz en référence aux doctrines d’Ibn ‘Arabî :
Une large part de cette section des Futûhât est dévolue aux « pôles » (aqtâb, sing. qutb), terme qui, stricto sensu, désigne ceux des awliyâ qui assument la plus haute fonction de la hiérarchie initiatique mais s’applique, lato sensu, à tout être qui occupe une position axiale par rapport à une station déterminée dont il représente la possession plénière (par exemple, dit Ibn ‘Arabî, la « station de l’abandon confiant à Dieu », maqâm al-tawakkul, dont le pôle, à son époque, était son maître Abdallâh al-Mawrûrî) ou par rapport à une communauté précise ; car il n’est pas de lieu sur cette terre, qu’il soit peuplé de croyants ou de mécréants, « où ne se trouve un saint par la présence duquel Dieu le préserve ». Un chapitre est d’abord réservé aux douze aqtâb (au sens restreint de ce mot) autour desquels tourne l’univers, c’est-à-dire aux douze types spirituels – chacun caractérisé par sa relation particulière avec une sourate du Coran et avec un prophète dont il est l’héritier – auxquels se ramène la diversité des Pôles successifs de la communauté muhammadienne. Quatre-vingt-douze autres chapitres décrivent ensuite autant d’aqtâb (au sens large) dont certains d’ailleurs – tel est le cas d’Abû Madyan – assumèrent aussi la fonction de qutb entendue stricto sensu[5].
Même en restant dans le champ conceptuel de la Shâdhiliyya, certains textes semblent contradictoires. Quand Mursî dit : « … Hasan ibn ‘Alî ibn Abî Tâlib, et c’est lui le premier des pôles », on se demande s’il parle du fils, Hasan, ou du père, ‘Alî, puisque comme le dit ch. Darqâwî, « ‘Alî est le pôle de cette communauté », et qu’Abû Madyan revendique également sa « station », qu’il faut prendre ici dans le sens de fonction exclusive : « … et quant à ma station c’est celle du quatrième calife[6]. » Hasan est probablement réputé être le premier pôle parce qu’il a renoncé au califat pour préserver la paix, face aux prétentions de Mu‘âwiya, et qu’il n’a donc « que » la fonction spirituelle de pôle sans la fonction extérieure de dirigeant qui était celle des quatre premiers « califes » : en ce sens, il est donc bien le premier des pôles, c’est-à-dire des pôles non califes. Sur le fond, même sur ce thème apparemment simple de la « fonction polaire », on aurait tort de trop systématiser, car même le soufisme confrérique et populaire, qui personnalise souvent à outrance, réserve parfois quelques surprises, comme lorsque ch. Darqâwî n’hésite pas à critiquer l’un des maîtres de sa propre chaîne spirituelle, Zarrûq, ou à l’inverse à sembler désigner ici comme pôle un maître qui n’y appartient pas :
Écoute, Sîdî Ahmad, ce qui arriva à un homme de l’Orient qui vint au Maghreb à la recherche du pôle ; il rencontra le saint ‘Abd al-Wârith al-Yalsûtî[7], celui-là même qui se trouve ici chez les Banû Zarwâl, et le questionna au sujet du pôle. Ce dernier lui répondit : « Si Dieu ouvrait ta vision intérieure, tu le trouverais devant toi[8] ».
Le terme ghawth est un peu moins fréquent, même s’il n’est pas propre au Maghreb, puisque Jilânî, le saint de Bagdad, qui en représente le prototype, a même écrit un ouvrage intitulé : Al-ghawthiyya. Il s’agit du pôle, mais envisagé sous son aspect de « recours » universel : cette catégorie de « pôle » joue un rôle qui dépasse les frontières spatiales, sociales et temporelles habituelles, puisqu’il œuvre, bien au-delà de son cercle de disciples, pour l’ensemble de la société musulmane environnante et même pour d’autres époques que la sienne. Si Jilânî est particulièrement représentatif de ce type de saint exceptionnel, Abû Madyan, dont on fait systématiquement suivre le nom de l’épithète al-ghawth, exerce un patronnage du même ordre dans tout le Maghreb, bien qu’il soit un peu moins « populaire » que son confrère oriental, même chez lui. Cela dit, la ghawthiyya prend chez le ch. Alawî — c’est souvent le cas dans son exposition de la doctrine soufie — une signification moins restrictive comme par exemple lorsqu’il écrit, commentant un vers de ch. Bûzîdî (« mon secret circule dans les récipients »), que « les récipients sont les existants, car l’influx spirituel du saint circule en eux, comme la sève dans les branches, et c’est la station qu’on appelle ghawthiyya[9] ». Après, on rentre dans un domaine très instable : y a-t-il aux côtés du pôle un imâm de la gauche et un imâm de la droite[10] ? qui est celui que Shâdhilî appelle le siddîq[11] ? les abdâl sont-ils au nombre de 7 ou de 40[12] ? quid des quatre awtâd ? Quand on parle de plusieurs pôles, est-on en succession ou en simultanéité ? Toutes ces questions n’ont pas une réponse unique, et d’ailleurs la Shâdhiliyya n’y insiste pas trop, car pour elle, l’essentiel, c’est de parler du pôle qui est le chef de la hiérarchie spirituelle des saints, qu’elle revendique d’ailleurs pour elle-même[13], et de rappeler l’existence à toute époque d’une multitude de saints de différentes « couleurs » dont certains sont des maîtres éducateurs disponibles. D’une façon générale, si les commentateurs de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî ont conduit à une certaine systématisation et fixation de cette hiérarchie spirituelle, des « stations » y devenant des fonctions, et des fonctions n’y disposant que d’un nombre précis de titulaires, la Shâdhiliyya a produit un discours plus flou et anhistorique. Un hadith souvent cité par ch. Alawî[14], et qui conduit chez d’autres à une interprétation univoque, consiste pour lui simplement à insister sur l’existence à toute époque de maîtres éducateurs. De même, la fardâniyya, qui est ailleurs présentée comme une fonction[15] dont les titulaires sont en nombre limité, qui confèrerait même à son détenteur une sorte d’indépendance spirituelle à l’égard de la qutbiyya[16], est chez lui très clairement une station : « La fardâniyya est l’une des plus nobles stations. L’Élu a incité les Compagnons à la rechercher en disant : “Avancez car les esseulés (mufridûna) vous ont précédés !”
— Et qui sont-ils ces afrâd ?
— Ce sont ceux qui regardent l’intérieur de ce monde quand les autres n’en voient que l’extérieur. »
Ch. Alawî raconte d’ailleurs à ce sujet une anecdote montrant que non seulement son maître possédait cette « station » mais qu’il expliquait à un confrère soufi que lui aussi pourrait en comprendre la nature lorsqu’il la réaliserait[17]. C’est que le terme fard, par ailleurs nom divin[18], est extrêmement général. L’idée de ce mot est celle de quelque chose d’unique, hors pair, de par ses caractéristiques. Cette idée n’est pas couplée au temps : si l’on dit de quelqu’un qu’il est un fard, cela ne veut pas nécessairement dire qu’il est le seul de toute son époque ou de toute l’histoire ou qu’il n’y aura plus personne après lui ; cela peut être le cas mais seul le contexte permet éventuellement de le déterminer. C’est ainsi que si les disciples du cheikh et même des personnes étrangères à sa confrérie le qualifient très souvent ainsi (farîd ‘asrihi, « l’unique à son époque ») — c’est une expression élogieuse qui apparaît plusieurs fois dans les Shahâ’id —, c’est parce que, en plus d’être un « cheikh éducateur » comme d’autres peuvent l’être, ses caractéristiques extraordinaires et l’ampleur de son action extérieure font de lui un homme hors pair à son époque. Ch. Darqâwî définit quant à lui la fardâniyya, dans une interprétation inattendue d’une maxime attribuée à Ibn ‘Arabî[19], comme une façon de réunir à la perfection les opposés que sont « cheminement méthodique » et « ravissement », « ivresse » et « lucidité », « intérieur » et « extérieur » : cette capacité est déjà rare mais de plus, parmi ceux qui l’ont, « tous n’atteignent pas le maximum de ce degré, car seul peut y parvenir quelqu’un d’exceptionnel. C’est ce genre d’homme qu’on appelle le singulier (al-fard), et cela, parce qu’il est le seul (tafarrada) à atteindre ce maximum[20]. »
Un autre exemple très significatif de ces incertitudes terminologiques est la question du « sceau des saints », pendant ésotérique de la fonction de « sceau des prophètes » réservée à Muhammad. Dans l’ouvrage de Tirmidhî, le premier à écrire abondamment sur ce sujet, le « sceau des saints », conformément au symbolisme du sceau sur une lettre cacheté, ne semble pas être conçu comme une fonction historique, et le « scellement » y est surtout une expression d’incorruptibilité et de perfection[21]. L’Imam Shâdhilî semble s’en faire une idée analogue puisqu’Ibn ‘Atâ’ Allâh raconte qu’il appréciait beaucoup l’ouvrage de Tirmidhî, cité trois fois dans son livre : il n’y a d’ailleurs pas beaucoup d’effort à faire en lisant le second passage où la notion est citée[22] pour en conclure que Shâdhilî identifie peut-être le « sceau des saints » au pôle, puisque les questions posées par Tirmidhî à tout candidat à la sainteté dans son ouvrage, en relation avec ce thème précis du « sceau », sont réputées, dans l’ouvrage d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, être celles qui permettent de valider les prétentions à la fonction de pôle ; surtout, c’est immédiatement après que la fameuse « joute » silencieuse entre Shâdhilî et Qunâwî, disciple et gendre d’Ibn ‘Arabî, est placée. Chez Ibn ‘Arabî, ou à tout le moins chez ses commentateurs, la doctrine du sceau des saints devient à la fois plus complexe, puisque le maître andalou distingue différents sceaux, mais également plus historique, puisqu’il semble identifier chacun de ces sceaux à un unique personnage.
Toutes ces variations sur le thème de la hiérarchie spirituelle mettent surtout en évidence l’impossibilité de réduire à un « système » unique et cohérent l’ensemble des représentations issues de la littérature soufie, et comme le dit à juste titre Denis Gril, « la liste [des catégories de saints] n’est pas close et varie parfois d’un auteur à l’autre, car la doctrine ne fonctionne jamais comme un système fermé. Elle repose simplement sur certains principes et correspondances qui proposent une explication synthétique de la manifestation et de sa relation au Principe[23]. »
Après ce rappel des principaux titres qui expriment dans le soufisme une légitimité divine dans la direction et la gestion du monde spirituel, il s’agit de voir comment l’Alawiyya envisage son fondateur et le situe dans cette hiérarchie spirituelle. Avant le cheikh, plus d’un maître shâdhilî a revendiqué ces différentes « stations » ou fonctions, et c’est notamment le cas du plus célèbre d’entre eux, l’Imam Shâdhilî, qui se déclare notamment khalîfa et qutb[24], parle de la science des afrâd et apprécie l’ouvrage sur le « sceau des saints » de Tirmidhî. Son successeur, le ch. Mursî, revendique lui aussi explicitement le titre de pôle[25] de son temps, tandis que ch. Darqâwî l’insinue fortement. Ch. Alawî ne semble pas revendiquer formellement lui-même la fonction de pôle, mais ses allusions sont fréquentes dans le cadre poétique où ce type d’affirmation est culturellement plus acceptable. En revanche, il est particulièrement explicite dans sa revendication à l’héritage du principal maître shâdhilî marocain du début du XIXe siècle, dont il se présente comme le khalîfa : « Proclame, ô hérault, le nom d’Alawî, après Darqâwî, Dieu en a fait le khalîfa[26] ! »
Si les termes précédents sont d’emploi ancien dans la Shâdhiliyya, il n’en va pas de même du titre de mujaddid (« rénovateur »), en référence à un hadith bien connu : déjà utilisé à propos de ch. Darqâwî, il revient souvent dans les sources alawies, et le cheikh lui-même revendique assez explicitement cette qualité dans plusieurs poèmes de son Dîwân[27]. Quant à ses disciples, ils lui attribuent à peu près tous les titres existants sous leur forme habituelle ou avec des variantes. Le compilateur de l’ouvrage A‘dhabu l-manâhil affirme que « ses réponses montrent que son degré est celui qu’on appelle la ghawthiyya, c’est-à-dire qu’il était l’aspiration de la communauté islamique, son imam unique[28]… » Sha‘bân Shâwush al-Zwâwî raconte un rêve où l’élection du nouveau ghawth bénéficie à ch. Alawî[29], et bien d’autres disciples lui attribuent cette fonction[30]. Ch. Adda Bentounès en parle comme d’un fard, au sens de pôle, qui fait partie des mujaddidûna annoncés dans le hadith[31], et ce titre de mujaddid lui est explicitement décerné par son secrétaire Jarîdî, ou encore Muhammad al-Shanqîtî, imam de la mosquée de Râs al Mâ (Bedeau) au Sahara[32], parmi bien d’autres. Cette liste de « titres » n’est nulle part plus fournie que dans la lettre adressée en 1930 à ch. Alawî par l’ex-cadi et mufti de la Mecque et Médine, le yéménite Muhammad al-Makkî, qui a connu la confrérie par l’intermédiaire de son principal moqaddem au Yémen, Sa‘îd Sayf. La missive commence par l’attribution à ch. Alawî d’une impressionnante série de titres élogieux : ghawth, qutb réunissant la sharî‘a et la haqîqa, « éducateur des cheminants », « guide des réalisés », « fierté du temps et couronne des saints du Miséricordieux », et le terme ghawth ou son équivalent qutb ghawth y est répété trois fois[33]. Ch. Alawî est également appelé par nombre de disciples[34] le « plus grand cheikh » (al-shaykh al-akbar), une expression qui, dans la confrérie, n’est jamais employée en relation avec Ibn ‘Arabî ni par le cheikh[35] ni par ses disciples[36], mais plutôt réservée à des maîtres de la silsila, tels que ch. Darqâwî ou ch. Ibn Qaddûr.
La « personnalité » du cheikh
Détachement et perfection morale
La qualité la plus manifeste chez le cheikh, c’est ce détachement à l’égard du monde auquel correspond le terme faqr (indigence spirituelle), dont dérive d’ailleurs la désignation du disciple, le faqîr. Il s’agit là d’un standard de la spiritualité shâdhilie auquel il correspond parfaitement et qui s’exprime sur tous les plans : l’argent, la nourriture et même la santé. Concernant les biens matériels, il affirme lui-même qu’il ne s’est jamais senti à l’aise pour demander de l’argent ou des choses aux autres, et ses disciples fournissent d’abondants témoignages de son désintéressement ; il s’agit même d’une norme éducative familiale car le cheikh dit de son père que « rien chez lui ne laissait deviner aux autres ses soucis financiers et qu’il mettait un point d’honneur à ne solliciter personne ». Probst-Biraben affirme que « jamais il n’exploita ses foqara, jamais il ne s’enrichit à leurs dépens, conduite qui s’apprécie plus qu’on ne croit dans les humbles milieux musulmans[37] », et d’après Jossot, « il n’exige de ses adeptes aucune cotisation annuelle et refuse leurs offrandes[38] ». Un savant de Tlemcen, Bûshnâq, apporte le témoignage suivant :
Ce que je te dirai en plus, c’est que j’ai fréquenté le maître pendant environ 15 ans. Il ne m’a jamais demandé le moindre dirham, je le jure. J’ai fait de nombreux voyages avec lui, ai assisté à de nombreuses réunions en sa compagnie, et tout son discours ne faisait qu’augmenter la connaissance de la loi révélée, le désir de parcourir la voie et de plonger dans la mer de la réalisation spirituelle. Il n’y a aucun objectif de ce monde chez lui. Il a toujours refusé les dons que j’ai voulu lui faire, me disant : « Que notre compagnonnage soit purement pour Dieu ; ne l’altérons pas par des intérêts particuliers. L’intérêt, lorsqu’il s’immisce quelque part, enlaidit les choses, tandis que faire les choses uniquement pour Dieu les embellit[39]. »
Mais le témoignage le plus autorisé à ce sujet est celui des deux secrétaires chargés de sa correspondance[40]. Jarîdî affirme ainsi que depuis le temps qu’il le sert, jamais le cheikh ne lui a demandé d’écrire à un membre quelconque de la confrérie pour lui demander une aide : « Je l’ai écouté très souvent parler aux disciples, et jamais il n’y a eu quelque chose de cet ordre, pas même une allusion. Il disait même qu’il aurait aimé parler plus souvent de générosité et d’altruisme, mais qu’il s’en abstenait de peur que ses interlocuteurs ne comprennent de travers[41]. » Un autre secrétaire, Tâhir b. al-Wâdih al-Za‘mûshî renchérit ainsi : « Je fais le même témoignage ; j’ai passé à peu près un an au service du cheikh comme secrétaire ; jamais il ne m’a demandé d’écrire pour des questions de ce monde... j’ai fait une siyâha avec lui à Alger, dans la région des Zwawa, à Borj, et ne l’ai jamais vu parler que de religion...[42] » Cette attitude, au-delà d’un simple désintéressement, relève d’un désengagement général de la « matière » que peut même constater son médecin français en 1920, c’est-à-dire alors qu’il n’a que 46 ans :
Il était d’une maigreur stupéfiante, à croire que la vie dans cet organisme ne fonctionnait qu’au ralenti. Mais il n’y avait aucune lésion sérieuse. L’ensemble était sain… Au cours de mon interrogatoire, j’avais appris en effet qu’il ne se nourrissait chaque jour que d’un litre de lait, quelques dattes sèches, une ou deux bananes, et du thé. Quant à la question de la nourriture, il en jugeait de manière différente. Pour lui, le fait de se nourrir constituait une obligation importune. Il ne s’y soumettait que dans la mesure la plus restreinte possible[43].
Il ne s’agit pas d’ascétisme, ni même de « renoncement » au sens habituel du terme zuhd, car il n’y a pas dans l’Alawiyya de recherche volontaire des difficultés et encore moins de privations méthodiques. Le cheikh lui-même n’en fait d’ailleurs pas une question de principe : « Je n’éprouve simplement aucune envie de manger, mais il ne s’agit pas d’ascétisme de ma part comme le pensent certains fuqarâ’[44]. » Conséquence logique, sa faiblesse corporelle facilite les épisodes de maladies, très fréquents dès sa jeunesse, et quasiment continus les cinq dernières années de sa vie.
L’autre qualité manifeste du cheikh, c’est son acceptation patiente des épreuves du destin. Il s’agit en fait d’une caractéristique qui est présentée dans toute la littérature de la Shâdhiliyya comme un « héritage prophétique » que résume le hadith suivant cité par ch. Darqâwî : « Les plus éprouvés des hommes sont les prophètes, puis les saints, puis ceux qui leur ressemblent[45]. » Répondant à la question : « Pourquoi les plus grands maîtres ont-ils des ennemis qui leur nuisent, malgré l’évidence de leurs preuves ? », ch. Alawî affirme que « le guide spirituel purement consacré à Dieu n’agit que pour préserver la tradition et combattre l’innovation ; or celui qui agit ainsi aura nécessairement des ennemis : c’est la coutume (sunna) de Dieu dans les époques qui vous ont précédés (33, 38)[46]. » Lui-même incarne parfaitement pour ses disciples ce modèle de saint qui, par son œuvre, appelle nécessairement un choc en retour de la part du milieu ambiant, comme l’explique ch. Adda Bentounès :
Tout maître désigné par Dieu pour appeler les gens à Lui et orienter les cœurs vers Lui est nécessairement éprouvé par les plus viles personnes de son époque afin que son élection apparaisse clairement en comparaison avec [le comportement de] ses contemporains. Le niveau de ses épreuves est proportionnel à celui de sa station auprès de son Seigneur[47].
‘Alî b. Muhammad Ghumârî exprime la même idée sur le caractère nécessaire des épreuves pour les maîtres appelés à se manifester extérieurement : « C’est un héritage prophétique qui est inévitable pour qui détient pleinement la station de l’irshâd (direction spirituelle)[48] », mais fournit de plus un complément historique intéressant, en se référant à l’histoire du fondateur de la Shâdhiliyya, ce qui illustre assez bien en quoi, pour ses disciples, ch. Alawî est l’héritier parfait de Shâdhilî :
Tout murshid (« maître spirituel » au sens plein du terme) a un adversaire qui représente son antithèse à son époque. Quand on regarde l’histoire du cheikh ch. Alawî, on voit que celui qui tient ce rôle est Ben Badis, qui fut ce qu’Ibn Barrâ[49] avait été pour l’imam Shâdhilî. Cela n’a pas empêché ch. Alawî de lui répondre par la sagesse et une belle exhortation (16, 125) et par des arguments respectueux, comme le font les plus grands[50].
Délicatesse, magnanimité et sagesse
D’autres attributs d’ordre spirituel et/ou moral sont omniprésents dans la personnalité du cheikh, qui certes relèvent de formes connues de la sainteté mais ne sont pas tous des « figures imposées » dans la Shâdhiliyya, ce qui donne parfois l’impression que les manières du maître de l’Alawiyya sont particulièrement en phase avec le milieu européen environnant. Tous ses interlocuteurs louent ainsi sa délicatesse et ce qu’on appelle en milieu musulman l’adab, un mélange de politesse, de savoir-vivre et de respect des convenances qui témoigne de la sagesse ou a minima de la bonne éducation d’un individu. Le témoignage de Marcel Carret est particulièrement éclairant sur ce point. Les lettres échangées avec d’autres Occidentaux tels que le caricaturiste Gustave-Henri Jossot ou le père Antoine Giacobetti (1869-1956) [51] montrent également une capacité toute particulière à adapter son discours aux convictions de ses interlocuteurs afin de ne pas les heurter. Même avec ses ennemis, il fait généralement preuve d’une grande bienveillance, et c’est notamment le cas du plus important contempteur du soufisme de son temps, le réformiste Abdelhamid Ben Badis, dont le périodique avait qualifié ch. Alawî en 1925 d’Ibn Muljam (l'assassin d'Alî) du XXe siècle et qui décerne lui-même en 1931 au soufi mostaganémois, l’un de ses opposants les plus dynamiques, le brevet de bonne conduite suivant :
Le cheikh se montra d’une cordialité et d’une amabilité extrêmes […] J’ai été témoin de la courtoisie du cheikh avec ses invités. J’ai été très impressionné par le fait que pas une seule fois il n’a abordé de sujet de désaccord entre nous […] Nous remerciâmes l’éminent cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa pour son excellent comportement, sa bienveillance, sa courtoisie et sa sollicitude[52].
Nombreux sont d’ailleurs les savants qui viennent à la zaouïa pour polémiquer. ‘Ammâr b. Bâyazîd al-Bû‘abdlî, professeur à Relizane, est l’un de ceux-là et reconnaît que malgré ses très mauvaises manières, il a été bien reçu par le cheikh :
Nous-mêmes l’avons rencontré, avons disputé contre lui et sommes restés avec lui avec l’intention de le critiquer, et malgré tout cela nous n’avons rien vu chez lui de contraire à la sunna du Prophète ni au Coran, pas plus que chez ses disciples […] Ô mon frère, ne le critique pas comme moi je l’ai critiqué, pour finalement regretter cela et l’accepter totalement, sans possibilité de changer d’avis, si Dieu veut. Mais cela ne s’est produit qu’après m’être confronté à lui, l’avoir défié et lui avoir posé de nombreuses questions. Nous avons alors compris ou se trouvait la vérité et avons changé d’avis[53].
Selon ch. Adda Bentounès, « il contenait sa colère et pardonnait aux gens, surtout à l’occasion des réunions, non par faiblesse, mais en raison de sa grandeur d’âme[54]. » Cette excellence du comportement qu’on appelle ihsân dans la civilisation musulmane, les disciples la mettent évidemment en lien avec le thème de l’imitation prophétique. C’est ainsi qu’après avoir fait le portrait physique de son maître, ch. Adda Bentounès associe directement le caractère de ch. Alawî au modèle que constitue Muhammad :
C’était un cas unique à son époque ; il suivait pas à pas les traces de la noble tradition prophétique, à tel point qu’à tous ceux qui le rencontraient il rappelait les nobles qualités prophétiques, qu’il s’agisse de ce qu’il disait ou faisait, ou même de son silence. Même certains de ses contemporains qui l’avaient critiqué et s’en étaient pris à son honneur l’ont reconnu après dans leurs écrits. Muhammad al-Sa‘îd al-Zâhirî, un poète algérien, étaient de ceux-là[55].
Si la magnanimité est vue comme la qualité muhammadienne par excellence, c’est également une caractéristique prophétique que de savoir faire preuve de fermeté lorsque la situation l’exige. Mais même dans les remontrances, le cheikh sait ménager ses interlocuteurs. Pour illustrer cette aptitude particulière, ch. Adda Bentounès cite le cas d’un disciple non identifié dont il est dit qu’il a manqué d’intégrité :
Le cheikh le mit en garde de la façon la plus courtoise possible, mais le disciple ne voulait pas se conformer à ses instructions. Aussi, le cheikh refusa le contact avec lui un certain temps. Le disciple essaya alors de l’amadouer par quelques artifices, mais le maître se montrait inflexible. À la fin, il lui écrivit cette lettre : « J’ai reçu ta lettre. Tu t’y étonnes que je ne t’écrive pas. Mon frère, sache que j’ai décidé de rester silencieux parce que j’ai compris que je ne pouvais plus rien faire pour toi, mes conseils étant sans effet ; c’est pourquoi je remets l’affaire à Dieu, pour qu’Il décide seul de la meilleure solution pour toi et pour moi... Quant à ce que tu me dis, à savoir que les fuqarâ’ de ta région sont toujours bien disposés à ton égard et que c’est volontairement qu’ils t’offrent tout ce qu’ils ont, qu’est-ce que cela peut faire ? Leur bonne volonté ne change rien au fait que Dieu t’a interdit de toucher à cela, et ils ne te rendent pas service en ce qui concerne ta relation avec Dieu. Si tu veux être objectif et sincère, c’est ton affaire : quant à moi, je suis arrivé au bout de cette vie pleine de difficultés : que Dieu nous accorde la meilleure fin à toi et à moi[56]. »
Dans une autre lettre, ch. Alawî adresse des reproches d’un genre différent à certains disciples qui divulguent indument des « vérités ésotériques » (haqâ’iq) :
Un de nos frères […] m’a écrit une longue lettre pour m’informer de choses qui me déplaisent, à savoir que les fuqarâ’ ont pris l’habitude de dire des choses qui troublent les gens et que le sagesse exige de ne pas dire […] Vous devez inciter les fuqarâ’ à délaisser un tel comportement autant que vous le pouvez. De même, on m’a dit que certains disciples négligent leurs obligations religieuses et de même pour certains interdits : ça m’attriste énormément. Je pensais que les vérités spirituelles chez les soufis étaient préservées et les obligations religieuses respectées : comment en est-on arrivé à l’inverse ? Si vous pouvez servir la tarîqa en faisant respecter cela, grâce vous en sera rendu, et nous resterons lié à vous et vous aimerons, mais sinon, sachez qu’on ne peut tolérer de tels agissements. Lorsque vous aurez lu cette lettre, brûlez-là, car il n’y a pas d’intérêt à la diffuser, et portez les conseils qu’elle contient à la connaissance des fuqarâ’[57].
Aura et éloquence
Le charisme et l’impact de la personnalité du cheikh sur les interlocuteurs les plus divers sont abondamment documentés à tel point que cette caractéristique est même parfois utilisée contre lui par ses adversaires. Selon Augustin Berque :
II émanait de lui un rayonnement extraordinaire, un irrésistible magnétisme personnel. Son regard agile, lucide, d’une singulière attirance, décelait l’habileté du manieur d’âmes et la force orgueilleuse sûre d’elle-même. Très affable, courtois, en retrait, tout de nuances et d’attitude volontiers conciliante, il réalisait à merveille le type du marabout déjà évolué. On sentait en lui une volonté tenace, une ardeur subtile qui, en quelques instants, consumait son objet[58].
Le fonctionnaire français donne une explication un peu curieuse de ce « don rare » que le cheikh aurait, d’après lui, acquis en allant apprendre l’hypnotisme en Inde… où il n’a jamais mis les pieds ! Cette faculté est bien sûr vue différemment par les adversaires du cheikh, dont certains Constantinois par exemple qui, selon Probst-Biraben, le traitent d’hypnotiseur et de charlatan[59]. Probst-Biraben, lui-même disciple atypique du cheikh, parle quant à lui de « réelle séduction personnelle[60] ». Des ecclésiastiques sont parfois également sensibles au rayonnement du saint, comme ce jésuite dont le témoignage écrit et publié est assez étonnant :
Un père jésuite rendit visite au cheikh ; il voulait entrer en contact avec un chef spirituel musulman et discuter avec lui. Dès qu’il fut en sa présence, il demeura interdit ; incapable de proférer la moindre parole, il resta un quart d’heure à l’observer dans un mutisme total. Incapable de soutenir davantage sa présence, il recula et prit la fuite, oubliant ses souliers dans son irrésistible précipitation. Néanmoins, il fut rejoint par quelques fuqarâ’ à qui il avoua : « J’ai l’impression que c’est le Christ qui est assis là ; je n’ai pas pu soutenir le regard qui me scrutait[61]. »
La perception de cette aura tient d’ailleurs en partie à un certain hiératisme du cheikh. Le docteur Carret emploie lui-même le terme :
Le lendemain, je retournai le voir ainsi que les jours qui suivirent, jusqu’au moment où il fut complètement rétabli. Je le retrouvais chaque fois exactement pareil, immuable, assis dans la même pose, au même endroit, le regard lointain, un fin sourire sur les lèvres, tout comme s’il n’avait pas bougé depuis la veille, semblable à une statue pour qui le temps ne compte pas[62].
Cette aura du cheikh augmente manifestement avec l’âge et les conséquences de la maladie, car les témoignages de deux disciples européens, espacés de huit ans, diffèrent sensiblement. Si Frithjof Schuon décrit en 1932 un patriarche biblique lointain et figé dans une posture hiératique, Jossot bénéficie en 1924 d’une présence du cheikh moins monolithique :
Le visage maigre, ascétique, a une expression hautaine et fermée. Dès que les paupières se lèvent, elles découvrent des yeux rieurs ; les lèvres charnues s’entrouvrent en un sourire très doux ; l’homme qui parle est tout différent de celui qui se taisait ; les mots s’échappent de sa bouche avec volubilité ; de temps en temps les phrases sont coupées d’un « ia akka sidi ? » quêteur d’approbation. Puis, quand la parole s’arrête, le sourire se fige brusquement ; le visage se ferme en même temps que s’abaissent les paupières ; le masque reprend sa rigidité hiératique[63].
C’est également le cas du docteur Carret dont le témoignage permet de nuancer le tableau que d’autres Occidentaux ou même certains disciples algériens dressent du cheikh. S’il n’y a aucun doute que le « magnétisme » du cheikh, pour les uns, ou la « présence spirituelle », pour les autres, se traduit par une espèce d’aura très impressionnante, cela n’empêche qu’avec certaines personnes, ce « voile » peut tomber, le cheikh manifestant alors une grande délicatesse et capacité d’attention aux autres, comme ici avec Carret :
Dans la suite, chaque fois que nous nous trouvions seuls, la conversation prenait un tour abstrait. Elle consistait souvent en petites phrases sybillines, prudentes, qui étaient comme autant de petits pas précautionneux dans une demeure qu’on explore, en avançant doucement, et dont on ne veut pas déranger l’habitant. C’était comme un voile qu’on soulève légèrement, un peu, pas trop, pour tâcher d’apercevoir le visage qu’il recouvre, et qu’on laisse retomber avec l’espoir d’en découvrir davantage la prochaine fois. Je regrette vivement de n’avoir pas alors consigné par écrit ces conversations exquises, tout en nuances, qui, je m’en aperçois aujourd’hui, auraient constitué non seulement pour moi, mais pour d’autres, autant de témoignages précieux[64].
Les sources écrites de la confrérie contiennent elles aussi de multiples témoignages sur la personnalité subjuguante de ch. Alawî et l’effet cathartique qu’il était capable de provoquer. Dans son autobiographie, il parle lui-même de son ascendant sur un cheikh soufi turc : « Il resta avec nous, ce soir-là, pendant une heure ou deux, très ardent, écoutant de toutes ses facultés et, ainsi que je le remarquais, captivé par l’attention[65]. » Ch. Adda Bentounès raconte également que dans les réunions, « il arrivait même que des gens tombent foudroyés par la crainte de Dieu. D’autres obtenaient l’ouverture spirituelle grâce à un simple regard ou un témoignage de sollicitude de sa part[66]. » Jarîdî explique d’ailleurs qu’en règle générale, l’ambiance qui régnait dans les majâlis était particulièrement « lourde » et chargée de « crainte révérencielle » : autrement dit, la présence du cheikh en imposait tellement à l’assemblée qu’un silence solennel régnait, signe d’une forte concentration collective[67]. L’un des ingrédients de ce pouvoir d’influence est l’éloquence et une force oratoire peu commune cumulant maîtrise doctrinale, simplicité et tranquilité, qui, pour les musulmans, ne peut s’expliquer que par une origine inspirée. Sur l’impact des discours du cheikh, le faqîh Hasûna b. al-Mashrî de Tébessa, un ancien de la Zitouna, raconte qu’il a vu des réunions dans lesquelles il y avait des milliers de disciples écoutant en silence, la tête baissée, les mudhâkarât (« conversations spirituelles ») du cheikh, à tel point que ses paroles provoquaient chez certains auditeurs un état de ravissement spirituel :
Certains d’entre eux parlaient de la réalité spirituelle (haqîqa) sans même être passés par la retraite (khalwa). Tout cela parce que le cheikh parlait à chacun selon son entendement. En voyant ses manières avec lui, chacun pouvait penser qu’il était le seul faqîr aimé du cheikh, tant ce dernier était prévenant. Je l’ai vu extraire des secrets de la Parole divine et les exprimer conformément aux exigences du moment, malgré sa maladie[68].
L’héritage spirituel muhammadien
Selon le hadith, « les savants sont les héritiers des prophètes ». C’est ainsi que pour le soufisme shâdhilî, non seulement les savants qui n’ont aucun accès à la vérité ésotérique ont droit à être respectés mais ils doivent même être écoutés attentivement, et ce n’est pas seulement une question d’adab : l’exotérisme joue un rôle particulier pour l’adepte en ce sens qu’il lui rappelle en permanence les bornes à ne pas franchir[69]. Malgré tout, les héritiers « complets » ou « véritables » des prophètes sont ceux qui héritent de leur « station spirituelle » et ceux-là ne peuvent être que les savants « par Dieu » et non les « oulémas de l’extérieur », comme l’explique ch. Alawî :
C’est lui qui fait des savants de cette communauté les héritiers des prophètes. Mais par « savants », il faut comprendre les savants par Dieu, ceux qui se fondent sur les principes de la Loi révélée tandis que les autres se limitent à ses formes extérieures. Ils en ont donc reçu une part importante, par une connaissance intérieure, tandis que les autres sortes de savants se sont limités à l’extérieur du Livre, négligeant la réalité intérieure qui était celle des Compagnons de l’Envoyé ; ils ont donc laissé échapper un bien immense. C’est bien parce qu’ils ont hérité des secrets de la prophétie que la réalité divine, à chaque époque, leur « inspire les propos les plus appropriés pour leurs contemporains [70] ».
Pour ses disciples, le principal prophète dont le cheikh est l’héritier est Muhammad. Ce caractère muhammadien se manifeste par une multitude de visions explicites ou de correspondances symboliques. Les trois visions suivantes méritent d’être citées in extenso :
J’allai voir le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa dans sa zaouïa de Mostaganem et pris le rattachement avec lui. La nuit même, je me vis en songe chez moi. Un homme arrivait monté sur un cheval. Il portait un vêtement blanc. Les gens se bousculaient pour prendre sa baraka en le touchant. Je demandai : « Qui est cet homme ? » On me dit : « C’est l’envoyé de Dieu ! » Je m’approchai alors et me rendis compte qu’il s’agissait du cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa. Je dis alors aux gens : « C’est le cheikh auquel je me suis rattaché à Mostaganem. » Ils me répondirent : « C’est l’envoyé de Dieu », dans le sens qu’il est son calife. Puis le cheikh m’étreignit et me dit : « Est-ce toi qui est venu me voir à notre zaouïa ? » Je lui répondis que oui (Al-Habîb b. Yahyâ)[71].
J’ai vu le Maître, Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa, qui m’ordonna d’entrer en retraite spirituelle. Je le fis donc, puis il vint avec le sceau de l’envoyé de Dieu et me marqua entre les épaules. Ensuite, il me le donna et je le pris. C’est alors que le cheikh Sîdî ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî tenta de me le prendre de force, mais je l’en empêchai et il ne put me l’enlever (‘Adda b. ‘Ammâr al-Bû’abdlî)[72].
J’étais ce jour-là absorbé par l’idée de la réalité muhammadienne (al-haqîqa al-muhammadiyya) et ne faisait qu’y penser, jusqu’au moment où je m’endormis. Je vis alors en songe le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa assis au milieu d’une foule de personnes, dont je faisais partie. Il se mit à parler de la réalité muhammadienne et dit ceci : « Dieu a créé la réalité muhammadienne de Sa propre lumière, pour marquer l’immense importance et la noblesse de Muhammad. Puis il a enserré Sa lumière dans cette “prise” (qabda), de même qu’il a enserré cette “prise” par d’autres prises parmi les créatures. Et cette lumière n’a cessé de passer d’être en être jusqu’à ce que Dieu la propage en moi. Je me manifeste en elle comme la forme se manifeste dans le miroir. Je me manifeste en elle comme Lui Se manifeste dans chaque créature. Et c’est pourquoi Il a dit : Regardez ce qu’il y a dans les cieux et la terre (Muhammad b. Sâlim b. al-Wanîsî)[73].
Le cheikh Adda Bentounès l’appelle ainsi « le fidèle[74] qui se tient sur le cœur du Prophète[75] ». Alî b. Muhammad Ghumârî le définit comme « héritier muhammadien » et en voit une preuve dans le fait qu’il n’entame sa « mission de direction spirituelle » qu’à l’âge de quarante ans, comme Muhammad[76]. De la même façon, plusieurs disciples affirment qu’il est mort comme le Prophète à l’âge de 63 ans[77]. Muhammad b. Shalîh al-Dahâwî al-Hasanî le qualifie de « pôle muhammadien »[78], et pour Muhammad al-Sadîq b. Yahyâ al-Maynî, c’est « l’héritier de l’envoyé de Dieu intérieurement et extérieurement à cette époque[79] ». ‘Umar Abu Hafs al-Zammûrî parle du cheikh comme marchant sur les traces du Prophète et étant son lieutenant[80], tandis qu’Abû Ghayth Muhammad Hassân al-Yamanî, cheikh shâdhilî disposant de nombreuses zaouïas au Yémen, le décrit comme « celui que la haqîqa muhammadiyya accompagne par ses lumières[81] ». Ghawthî al-Baghdâdlî, l’un des moqaddems de la zaouïa Habriyya de Tlemcen, le définit dans une lettre de 1916 comme « l’héritier des secrets du suzerain des Envoyés ». Enfin, Hammouda, un vieux faqîr kabyle de 97 ans rencontré par Khelifa en 1984 et dont il rapporte dans sa thèse le témoignage, affirme que lors de sa venue en Kabylie, les gens disait du cheikh qu’il « était tellement pieux que Dieu avait fait de lui le remplaçant du prophète[82] ».
Le cheikh se présente dans son Miftâh comme un serviteur « attaché fermement à Muhammad par le pacte qu’il a passé avec lui[83] ». Il explique par exemple qu’il a lui-même entendu le « tintement de la clochette », expression qui décrit un phénomène expérimenté par Muhammad lors de la réception de la révélation coranique :
Lorsque le Coran descendait dans le cœur de Muhammad, il y produisait un tel effet que son corps en tremblait. Cet effet se produit également quand il « passe » dans un cœur vierge de toute souillure. J’ai moi-même expérimenté cela d’une certaine façon, louange à Dieu ! Quand mon oreille entendait la Parole de Dieu, j’en tressaillais à tel point que c’était comme si j’entendais ce qui restait du tintement de la clochette... Je voyais alors ce livre comme m’étant adressé de la part du Sage, du Savant... C’est ainsi que Dieu me fit découvrir une partie de ses trésors[84].
Dans le même livre, un commentaire coranique partiel, le cheikh ne fait pas mystère de ses convictions lorsqu’il affirme que « les paroles divines qui s’adressent au Prophète peuvent réellement concerner celui qui, après lui, est son héritier, de façon allusive et symbolique[85]. » Le passage suivant est transparent quant à sa stature d’« héritier muhammadien » :
Ainsi le qutb muhammadî, ou celui qui est « sur le cœur » d’Abraham, lorsqu’il entend[86] : « Ô toi le prophète… », ou : « Ô toi l’envoyé, fais parvenir ce qui t’est révélé…» voit cela comme un ordre qui lui est adressé de transmettre les lois révélées. Et c’est cela la sagesse qui se cache, mais Dieu est plus savant, dans l’absence de mention d’un nom particulier, au lieu de dire : « Ô Muhammad », ou : « Ô Ahmad », et en fait ces apostrophes commencent par : « Ô toi le prophète… », ou « Ô toi l’envoyé », ou : « Ô toi qui es enveloppé dans ton manteau... », etc. C’est ainsi que ses héritiers après lui sont aussi concernés par ces apostrophes, de façon allusive, héritiers qui transmettent son message : « les savants sont les héritiers des prophètes », et les muballighûna sont les héritiers des envoyés [...] Lorsque Dieu dit à Son prophète : Dis : « je ne peux ni m’être utile à moi-même ni me nuire, sauf en ce que Dieu veut », on comprend en fait : « Je ne peux ni m’être utile à moi-même ni me nuire, sauf en ce que Dieu veut », et le « Dis » disparaît. Mais en réalité ce mot n’a été fixé dans le texte que parce qu’il s’agit d’un ordre actuel et permanent, et qui s’adresse également à celui qui est digne d’exprimer cette parole, quand il comprend réellement « par Dieu », et ici nous voulons parler de l’héritier muhammadien (al-wârith al-muhammadî). S’il n’y avait pas le mot « Dis », nous perdrions notre propre part ou disons notre propre compréhension du Livre de Dieu : ne comprennent cela que les savants[87] !
De nombreux poèmes du cheikh sont consacrés au Prophète ; en voici quelques exemples :
Celui qui verse le vin éternel dans la sainte présence est Tahâ l’imam, qui fait lui-même oublier ce vin... Point de blâme si j’affirme que c’est de lui que vient ma coupe...
Muhammad est mon sanctuaire, je lui suis fermement attaché… Je n’ai personne d’autre que lui dans les difficultés… sa gloire est immense, Muhammad est mon trésor ; mon cœur l’aime passionnément, pour l’éternité ; sa grâce perdure, elle recouvre la communauté[88]…
Ô Muhammad, toi par qui mon cœur se renforce et par qui il s’éduque spirituellement[89].
Il a reçu du Prophète une science dont il suffit de dire qu’elle est la science de l’Intérieur.
Badr al-budûr [Muhammad] lui a annoncé son appui dans son appel public des gens à Dieu…
Ô Muhammad, tu es la lumière faite forme… Il n’y a dans l’univers que la lumière… Tu demeures et moi je reste à me conformer à toi.
Ce lien entre le saint et le prophète ne se limite pas à un transfert de connaissance entre deux êtres radicalement distincts, car l’amour conduit à une identification. Commentant un poème de son maître, ch. Alawî explique :
L’extinction se fait parfois dans le Prophète, « qui s’approche alors du Saint et lui communique de ses secrets… Il ne voit alors que l’essence du Prophète, et c’est la véritable réunion avec l’Élu. Lorsque cela arrive, Dieu fait alors connaître au connaissant une partie des connaissances particulières réservées au Prophète, et que seul lui peut connaître. Le saint parle alors comme s’il était lui-même le Prophète, par délégation de ce dernier, à propos de connaissances réservées qui lui donnent un degré d’élévation et de noblesse supérieur à celui de tous les prophètes et envoyés. Ce saint parle alors de ce que Dieu a donné à Son prophète, comme s’il était lui-même le Prophète. Les gens qui l’entendent pensent qu’il se prend pour lui, alors qu’il parle seulement depuis cette « présence », étant absent à lui-même et éteint dans la présence du Prophète. Lorsqu’il revient à lui, il cesse de parler ainsi, car sa conscience est revenue dans ce plan[90].
Il conclut en disant que cela ne concerne pas tous les saints mais seulement ceux qui sont « enracinés dans la science », ni tous les instants, et affirme que les propos de ch. Bûzîdî concernent parfois l’extinction en Dieu et parfois l’extinction dans le Prophète. Pour ch. Alawî, son mandat vient directement de Muhammad comme il l’affirme dans un poème :
J’ai l’idhn pour divulguer ce qui est caché au commun des croyants, un idhn qui vient de l’Envoyé, lorsqu’il m’a dit : « Bonne nouvelle pour toi, ô jeune homme ! Nous avons fait de toi une source de sagesse, tu es l’émir, tu es l’important ! » J’ai dit : « Ô Moulay, ma résolution est trop faible pour une telle station ! » Il m’a répondu : « Nous t’abreuverons, et tu n’auras pas soif ; Nous t’assisterons, et tu ne craindras pas le blâme »[91].
Ch. Alawî affirme que son maître, ch. Bûzîdî, un chérif hassanide, a reçu de Muhammad l’héritage que le fils reçoit du père, « et nous-mêmes de lui en abondance[92] ».
Tout d’abord, le cheikh exemplifie l’équilibre entre l’intérieur, la connaissance inspirée, et l’extérieur, l’action au service de Dieu. C’est certainement l’une des caractéristiques par laquelle l’islam en général se représente sa propre « excellence », à mi-chemin entre l’insistance du judaïsme sur la Loi et la priorité absolue accordée à l’esprit dans le christianisme. L’équilibre du « juste milieu » est ainsi dans l’islam une notion fondamentale qui irrigue toute la tradition tant exotérique qu’ésotérique, ce dont de multiples sources scripturaires viennent témoigner[94]. Intermédiaire entre les hommes et Dieu, à la croisée de l’intérieur et de l’extérieur, le saint « muhammadien » se trouve toujours en train de circuler entre le ciel et la terre : le ciel ou l’esprit car c’est sa « patrie » véritable[95], et la terre parce que c’est sa mission qui l’exige. De ce point de vue, aucun écrit du cheikh n’est aussi significatif de cette revendication implicite que son commentaire de la sourate « L’Étoile », dans lequel il explique que la comparaison dans le Coran de Muhammad à une étoile s’explique par les mouvements ascendants et descendants de celle-ci : au contraire d’un guide spirituel qui serait toujours imperturbablement fixé dans les cimes, c’est justement grâce à ce mouvement permanent entre la plus haute spiritualité et les impondérables de la vie quotidienne que Muhammad représente un modèle de guidance spirituelle qu’on peut comparer au mouvement d’une étoile :
La relation ou disons la similitude entre l’étoile et l’âme muhammadienne, c’est que toutes deux servent de guide, en plus d’être la projection d’une même lumière. C’est-à-dire que l’étoile guide du fait même de ses mouvements — déclin et ascension —, et sans ceux-ci, elle ne pourrait exercer cette fonction : le transit et la déclinaison sont donc bien les conditions nécessaires de cette guidance, et il en va de même s’agissant de l’âme muhammadienne : elle peut servir de guide en raison de sa « déclivité », depuis son centre sublime qui consiste en une orientation parfaite (tawajjuh) vers la Nature divine et une réception en retour de ce qui en provient, jusqu’aux contingences inévitables de la condition humaine et aux questions particulières qui en sont le corollaire. C’est ainsi qu’elle peut constituer un modèle (uswa) et une guidance pour qui la prend pour guide[96].
Un saint christique aurait plutôt tendance à dire : « Vous êtes d’en bas ; moi, je suis d’en haut ; vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde (Jean 8:23) », mais le saint muhammadien ne cesse d’aller et venir entre les deux « demeures », et l’un des éloges qui revient le plus souvent dans la correspondance adressée au cheikh consiste d’ailleurs à le présenter comme « celui qui réunit la sharî‘a et la haqîqa ». Son « attitude spirituelle » rappelle ce poème qu’il cite lui-même :
Habité par sa passion, tu me verras porter les deux couleurs,
Veillant jalousement à ce que nul œil ne la voie[97].
Nombreuses sont les anecdotes historiques rapportées par ses disciples ou des auteurs étrangers à la confrérie qui montrent à quel point le cheikh personnifie cette capacité à passer du plus ésotérique aux contingences les plus apparemment insignifiantes, et le témoignage suivant d’Augustin Berque n’en est que plus significatif : « Il appartenait à cette classe d’esprits si fréquents en Afrique du Nord, qui peuvent passer, sans transition, de la rêverie à l’action, de l’impondérable à la vie, des grands mouvements d’idées aux infinitésimaux de la politique indigène[98]. »
Une autre caractéristique fondamentale du saint muhammadien chez les Shâdhilis, c’est qu’il parle explicitement de la voie (tarîqa) mais ne divulgue pas les secrets ésotériques (haqîqa). C’est dans le même ouvrage que le cheikh fait remonter cette façon de procéder à la perfection spirituelle attribuée au modèle muhammadien, qui est celui du Prophète mais également de ses Compagnons :
La force et la « consolidation » […] ont assisté Muhammad afin qu’il soit capable de supporter les secrets divins… Voilà pourquoi le Prophète ne divulguait rien de cela, sauf à ceux qui étaient capables de comprendre. D’ailleurs, à un Compagnon qui lui demandait s’il devait parler de tout ce qu’il l’entendait dire, il répondit : « Sauf s’il s’agit de quelque chose que les gens ne peuvent comprendre et qui troublerait certains d’entre eux. » C’est la raison pour laquelle il n’y a rien de choquant dans les propos qu’on rapporte des Compagnons du Prophète, au contraire de certains des plus grands saints. La plupart des initiés ont dit des choses qui appellent nécessairement une interprétation. Il en va de même de certaines paroles du Messie : c’est tellement vrai que les Apôtres eux-mêmes n’arrivaient souvent pas à en décrypter le sens tant que lui-même n’en donnait pas l’explication[99].
Un peu plus loin[100], il revient sur cette idée :
Le prophète Muhammad est donc un cas exceptionnel à cet égard, dans la mesure où il ne s’est jamais adressé à ses disciples dans des termes difficiles à comprendre. À chacun il s’adressait en des termes choisis en fonction de sa capacité d’assimilation des vérités divines (ilâhiyyât). Tout le monde n’a pas les mêmes capacités de compréhension, et par ailleurs il y a différents degrés dans les secrets divins ; c’est pourquoi il disait : « Parlez aux gens selon leur capacité de compréhension : vous ne voudriez tout de même pas qu’on traite Dieu et Son envoyé de menteurs ! »
Cette perfection de l’« homme universel » (al-insân al-kâmil), qui s’exprime ici par la notion de « maturité spirituelle », il l’oppose donc à l’attitude de certains saints des époques postérieures aux premiers temps de l’islam :
La science (‘ilm) s’oppose à tout propos inintelligible ou qui pourrait s’avérer nuisible. Même si l’aspirant en est alors à un stade de son parcours spirituel où c’est tout le contraire qui survient en lui, la lucidité et l’équilibre intérieur exigent de lui qu’il préserve l’entente avec ses frères, car il est dangereux de s’opposer à eux. Et si le connaissant peut rechuter, c’est précisément de cette façon, en divulguant certaines réalités spirituelles, c’est-à-dire en ne respectant pas le point de vue de ses frères qui ne peuvent accepter certaines vérités. Si l’aspirant ne respecte pas cette règle, il s’expose à un certain déséquilibre intérieur…[101]
Or là encore, non seulement le cheikh exprime cette doctrine de l’équilibre spirituel typiquement « muhammadien », mais il lui accorde même manifestement une grande importance dans la plupart de ses ouvrages. Les Mawâdd, encore eux, se terminent par un chapitre sur l’anonymat du saint, autre forme d’occultation du « secret », et sa principale poésie, une longue qasîda de 215 vers résumant toute la doctrine shâdhilie, se conclut par un appel au respect des formes imposées par la Loi révélée, expression de la sagesse divine, et une mise en garde contre la divulgation du « secret de la vérité » : le saint doit ainsi respecter le pacte relatif au « dépôt » reçu et transmis par le Prophète ; le poème se termine d’ailleurs, juste avant les ultimes bénédictions et invocations de rigueur, par un panégyrique du prophète Muhammad, présenté comme la manifestation parfaite de la vérité[102]. Un autre texte essentiel de la confrérie, la silsila, c’est-à-dire la liste sous forme de poème de tous les maîtres successifs, exprime encore cette idée fondamentale, qui plus est dans son introduction même[103]. Le cheikh est lui-même présenté par ses disciples comme un représentant vivant de cet équilibre muhammadien. Il existe de nombreuses anecdotes illustrant la façon dont il se met au niveau de chacun de ses interlocuteurs et sait s’adresser personnellement à chacun de ses disciples avec les mots qui conviennent et une simplicité toute « prophétique », parfaitement spontanée et dénuée de toute affectation ou artificialité. Carret, qui n’est ni disciple ni même croyant, puisqu’il se définit comme agnostique, parle lui aussi d’« amour » et emploie curieusement exactement la même expression que le faqîh de Tébessa : « Il parlait à chacun selon sa capacité intellectuelle et sa disposition particulière, et lorsqu’il s’entretenait avec quelqu’un, il semblait que cette personne fût la seule au monde qu’il aimât[104]. » Le journaliste et directeur d’une école coranique d’Alger, qui sera également le directeur du premier périodique de la confrérie, Mustafâ Hâfidh, remarque que le cheikh raconte ses paraboles en toute tranquilité, parlant très posément comme s’il recevait son influx spirituel d’ailleurs : « Nul doute, en conclut-il, qu’un tel homme fait partie de ceux qui guident vers Dieu parla sagesse et une belle exhortation (16, 125)[105]. » En citant ce verset coranique qui s’adresse au Prophète, Mustafâ Hâfidh n’est pas le seul à pointer chez le cheikh cette qualité prophétique par excellence[106] qu’est la capacité de parler à chacun selon son niveau d’entendement. Jarîdî précise en effet à l’occasion de ce témoignage que le saint utilisait les faits matériels les plus divers, loin de tout langage érudit, « pour exprimer par analogie des réalités spirituelles, dans le but d’imprimer fortement cet enseignement dans le cœur des auditeurs. C’est ainsi qu’il procédait, à tel point que la plupart de ses mudhâkarât et de ses discours étaient basés sur des exemples et des paraboles. » Ce constat est très intéressant en ce sens qu’il ne correspond pas à la perception habituelle du cheikh, basée sur le contenu de ses livres érudits, notamment telle qu’elle s’exprime dans la biographie de Martin Lings. Cette éloquence, faite de profondeur et de simplicité à la fois, produit un effet puissant sur les interlocuteurs du cheikh. Selon Jarîdî, tous ses proches faisaient le même constat :
Le cheikh arrivait presque à donner corps aux réalités spirituelles sous les yeux de ses disciples, dont il pouvait emmener l’intelligence Dieu seul sait où. C’est la raison pour laquelle ils étaient subjugués par son enseignement et devenaient incapables de « descendre » à un niveau inférieur en écoutant le discours d’un autre. Voyant cela chez un faqîr, le cheikh lui dit un jour : « J’ai peur que le bénéfice que vous tirez de nos réunions vous fasse avoir mauvaise opinion d’un autre que moi[107]. »
Pour expliquer cette capacité à s’imposer à ses auditeurs et les captiver par la magie de son verbe et de sa « présence », Jarîdî se réfère à un hadith : « Il y a une magie dans l’éloquence ! », qu’il commente en disant que les Arabes sont spécialement sensibles à cette compétence oratoire, « à tel point, dit-il, que c’est pour eux l’une des divisions de l’héritage prophétique et des sciences réservées inspirées : celui qui la reçoit dispose de la sagesse et du fasl al-khitâb[108], si ce n’est que cette capacité n’a d’effet que sur des natures réceptives[109]. »
Quant à la « préservation du secret », cela ne veut bien sûr pas dire que le cheikh, comme finalement beaucoup de Shâdhilis tardifs, ne se situe pas lui-même en permanence dans un délicat exercice d’équilibrisme entre la nécessité de « préserver le secret » et le devoir de propager la voie en « évoquant » la haqîqa, mais ses poèmes et ses livres publiés, même lorsqu’ils vont parfois très loin dans l’exposition du « tawhîd de l’élite », restent encore dans un registre conçu comme acceptable en climat musulman, et d’ailleurs ses écrits ne déclencheront pas de véritable polémique si l’on exclut l’affaire de « deux vers incongrus » dans un poème et, naturellement, le secteur réformiste. On a d’ailleurs vu plus haut un exemple de lettre où lui-même reproche à des disciples de « divulguer la haqîqa ». Autre exemple : à l’époque des premières attaques contre la confrérie, en 1920/1921, attaques qui sont liées à la première édition du Dîwân et qui proviennent des milieux du rigide malékisme zitounien, le cheikh répond ainsi au savant Mohamed Manachou, qui l’accuse de troubler la masse en diffusant des vérités ésotériques :
Comme si nous avions obligé le commun des croyants à diffuser cela ! La réalité est bien différente ; au commun des croyants (al-‘âmma), nous prescrivons seulement quelques litanies et formules de prière et ne leur enseignons qu’une doctrine extrêmement facile et simple (basîta), qui se trouve dans un ouvrage imprimé : al-qawl al-maqbûl. Quant aux secrets de l’élite, ils n’ont cessé et ne cesseront jamais d’être réservé à l’élite : on les obtient sous certaines conditions[110].
Ce caractère « muhammadien », s’il correspond à l’empreinte du cheikh sur son milieu, telle qu’elle ressort de ses actes et de son caractère bien visibles, se manifeste également par une multitude de visions explicites ou de correspondances symboliques. L’analyse des 56 visions détaillées dans la Rawda fait apparaître la présence dans plus de la moitié des cas d’entités ou de notions qui sont directement ou indirectement en lien avec Muhammad. Le Prophète apparaît lui-même 9 fois et la « réalité muhammadienne » une fois ; le sceau du Prophète, le lait, une sourate le concernant, la shahâda ou la religion musulmane personnifiée apparaissent chacun une fois. D’autres personnes ou notions peuvent être indirectement associées au type prophétique muhammadien : la Ka‘ba (4 items), le nom Allâh (3 items), Abû Madyan (2 items), ‘Alî (1 item), l’épée (1 item), Hasan, Husayn, Fâtima et Khadîja (1 item), Badr (symbole de la pleine lune et lieu de la première victoire des musulmans sur les polythéistes qurayshites, 1 item). Les trois visions suivantes méritent d’être citées in extenso :
J’allai voir le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa dans sa zaouïa de Mostaganem et pris le rattachement avec lui. La nuit même, je me vis en songe chez moi. Un homme arrivait monté sur un cheval. Il portait un vêtement blanc. Les gens se bousculaient pour prendre sa baraka en le touchant. Je demandai : « Qui est cet homme ? » On me dit : « C’est l’envoyé de Dieu ! » Je m’approchai alors et me rendis compte qu’il s’agissait du cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa. Je dis alors aux gens : « C’est le cheikh auquel je me suis rattaché à Mostaganem. » Ils me répondirent : « C’est l’envoyé de Dieu », dans le sens qu’il est son calife. Puis le cheikh m’étreignit et me dit : « Est-ce toi qui est venu me voir à notre zaouïa ? » Je lui répondis que oui (Al-Habîb b. Yahyâ)[111].
J’ai vu le Maître, Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa, qui m’ordonna d’entrer en retraite spirituelle. Je le fis donc, puis il vint avec le sceau de l’envoyé de Dieu et me marqua entre les épaules. Ensuite, il me le donna et je le pris. C’est alors que le cheikh Sîdî ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî tenta de me le prendre de force, mais je l’en empêchai et il ne put me l’enlever (‘Adda b. ‘Ammâr al-Bû’abdlî)[112].
J’étais ce jour-là absorbé par l’idée de la réalité muhammadienne (al-haqîqa al-muhammadiyya) et ne faisait qu’y penser, jusqu’au moment où je m’endormis. Je vis alors en songe le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa assis au milieu d’une foule de personnes, dont je faisais partie. Il se mit à parler de la réalité muhammadienne et dit ceci : « Dieu a créé la réalité muhammadienne de Sa propre lumière, pour marquer l’immense importance et la noblesse de Muhammad. Puis il a enserré Sa lumière dans cette “prise” (qabda), de même qu’il a enserré cette “prise” par d’autres prises parmi les créatures. Et cette lumière n’a cessé de passer d’être en être jusqu’à ce que Dieu la propage en moi. Je me manifeste en elle comme la forme se manifeste dans le miroir. Je me manifeste en elle comme Lui Se manifeste dans chaque créature. Et c’est pourquoi Il a dit : Regardez ce qu’il y a dans les cieux et la terre (Muhammad b. Sâlim b. al-Wanîsî)[113].
Le même recueil, dont on a vu plus haut qu’il attribuait aussi à ch. Alawî nombre de fonctions de l’ésotérisme musulman (pôle, fard, ghawth, mujaddid,…), établit également nombre de relations symboliques entre le saint algérien et d’autres prophètes, saints ou entités spirituelles. La vision du moqaddem Sîdî al-Khadir b. al-Tâhir al-Za‘mûshî associe ainsi le cheikh à Gabriel, autre nom de « l’Esprit »[114] :
Je vis l’envoyé de Dieu, ainsi que Gabriel qui se trouvait auprès de lui sous une apparence humaine. Le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa était avec eux. L’un d’eux dit : « Nous devons voler dans les airs. » Le maître dit à l’envoyé de Dieu : « À toi l’honneur, toi qui m’es supérieur ! » L’envoyé de Dieu dit à Gabriel : « À toi plutôt l’honneur, toi qui m’es supérieur car tu as pris forme humaine devant moi ! » Puis les trois s’envolèrent, et moi je volais avec eux. Quand nous attînmes une hauteur extrême, je dis au maître : « Mes ailes pèsent trop lourd pour cet air ! » Il me répondit : « Tu dois alléger ta nature humaine, car cette station est celle de l’Esprit (al-rûh)[115] ».
Ch. Adda Bentounès parle de la zaouïa de Mostaganem en la comparant au « maqâm d’Abraham [à la Mecque] vers lequel les gens accouraient en masse[116] » et compare le stoïcisme du maître, face aux épreuves endurées, au comportement de ce prophète lorsqu’il fut jeté dans le feu par Nemrod[117]. Le cheikh est associé à la Ka‘ba dans un songe d’Abderrahmân Oubouaziz[118], un moqaddem de Djafraa, mais aussi par une vision à l’état de veille d’un autre saint contemporain très connu à l’époque, Qaddûr b. ‘Ashûr al-Idrîsî de Nedroma, qui explique avoir vu une porte s’ouvrir dans le dos du maître, alors qu’il faisait la prière derrière lui, ouverture dans laquelle il a aperçu la Ka‘ba[119]. Ce sont d’ailleurs ces visions ou d’autres anecdotes semblables qui expliquent certaines critiques de confréries rivales reprises par l’administration française comme dans ce rapport[120] sur la « situation politique et administrative des indigènes » de mai/juin 1921 qui, remarquant l’attrait exercé par le maître et la ferveur de ses adeptes, affirme que « certains néophytes, enfin, pousseraient leur ferveur jusqu’à se tourner, pour faire leurs prières, non plus vers la Mecque, suivant l’usage séculaire des musulmans, mais vers Mostaganem[121]. »
Parmi les personnages de saint qui apparaissent dans les visions, on peut identifier différentes catégories. Il y a tout d’abord les références universelles de l’islam, comme Hasan, Husayn, Fâtima, Khadîja, et surtout ‘Alî. Dans la plupart des confréries, ce dernier est d’ailleurs le maillon suivant le Prophète, et la Shâdhiliyya le considère explicitement comme étant le transmetteur principal de l’ésotérisme[122], son intervention personnelle étant revendiquée par beaucoup de Shâdhilis. L’une des visions, rapportée par Sâlih Bendimérad de Tlemcen, lie même directement l’appellation Alawiyya au gendre du Prophète : « Je vis l’imam ‘Alî et il me dit : “Sache que je suis ‘Alî et que votre tarîqa est Alawiyya, comme s’il voulait dire qu’elle tire son nom de lui[123].” » Lorsque le journal de Ben Badis attaque ch. Alawî en publiant un article intitulé : « L’Ibn Muljam du XXe siècle », Ibn Muljam étant l’assassin de ‘Alî, ch. Adda Bentounès répond dans le Balâgh n° 5 du 21 janvier 1927 en intitulant sa réponse : « Le ‘Alî du XXe siècle »[124].
Une seconde catégorie regroupe les maîtres soufis les plus connus, de la Shâdhiliyya tels qu’Abû Madyan[125], Abû l-‘Abbâs al-Mursî, successeur de l’Imam Shâdhilî, ou ch. Darqâwî, voire « hors catégorie », tels que Jîlânî, dont les deux apparitions visent d’ailleurs à exprimer une certaine suprématie du cheikh, pour l’époque à tout le moins. Enfin viennent les saints défunts locaux, qui n’appartiennent pas forcément à la Shâdhiliyya, mais dont l’intervention vise manifestement à exprimer un mouvement général de soutien et de reconnaissance du pôle de l’époque, par la société traditionnelle la plus locale et populaire, intégrant morts et vivants : c’est ce que représentent des personnages très divers comme Abû Ishâq al-Tayyâr de Tlemcen[126], Sâdiq al-Sahrâwî, un cheikh tunisien de la Madaniyya, al-Sâdiq al-Nîfar, cadi à Tunis, Khansâlî, etc.
Mais pour en revenir à la catégorie des prophètes, s’il est un autre modèle auquel on a souvent associé ch. Alawî, c’est bien celui de Jésus. On peut y voir en partie l’effet d’un prisme européen aux multiples origines. Tout d’abord, il faut préciser qu’aucun disciple du cheikh ne le présente comme un « saint christique » dans les sources écrites de la confrérie. Cette idée qu’un saint doive être classé comme « muhammadien », « christique » ou « mosaïque » paraît d’ailleurs absente de l’esprit des adeptes lorsqu’ils témoignent en faveur du cheikh, par exemple dans les Shahâ’id. Comme leur but est de montrer sa parfaite orthodoxie, ils insistent surtout sur sa « rectitude » et son alignement sur la tradition en général. À ce titre, et comme on l’a vu plus haut, il y a souvent des affirmations sur l’héritage prophétique en général et le cheikh est parfois qualifié d’« héritier muhammadien », mais cette catégorisation des saints semble assez étrangère à la mentalité locale, même si elle est nécessairement connue par ailleurs[127]. À l’inverse, tous ceux qui le voient comme « christique » sont européens, sans exception. Nous avons donc là une première explication évidente, à savoir que cette perception résulte de la représentation habituelle de la sainteté en milieu chrétien. À cet égard, le témoignage de Carret est frappant :
Sur ce matelas, le dos appuyé contre des coussins, le torse droit, les jambes repliées, les mains posées sur les genoux, immobile, en une attitude hiératique mais que l’on sentait naturelle, était assis le Cheikh. Ce qui me frappa de suite, fut sa ressemblance avec le visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ. Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin, tout concourait pour renforcer encore cette ressemblance. L’idée me vint à l’esprit que tel devait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu’il habitait chez Marthe et Marie [...] Je me demandais si je n’avais pas été quelque peu victime de mon imagination. Cette figure de Christ, ce ton de voix paisible et doux, ces manières affables, pouvaient avoir exercé sur moi une influence favorable, propre à me laisser supposer une spiritualité qui n’existait peut-être pas. Son attitude pouvait n’être qu’une « pose » voulue et calculée, et sous cette apparence qui semblait recouvrir quelque chose, peut-être n’y avait-il rien. Cependant, il m’avait paru tellement simple et naturel que ma première impression persistait. Elle devait se confirmer par la suite[128].
Parmi les autres Européens qui font un tel rapprochement, on trouve ce jésuite dont le témoignage a été cité plus haut, qui affirme : « J’ai l’impression que c’est le Christ qui est assis là ; je n’ai pas pu soutenir le regard qui me scrutait[129]. » Certains aspects de la vie de ch. Alawî ont probablement contribué à forger cette perception « christique », comme notamment son apparent ascétisme, l’absence de progéniture ou son rapport aux femmes. Sur ce dernier point, l’histoire du cheikh n’est pas aussi simple qu’il y paraît : non seulement il a eu plusieurs femmes, mais sa dernière épouse, Maghnia b. ‘Alî Belouarka, était encore vivante à son décès ; dans un autre registre, à l’opposé du désintérêt qu’on lui prête, on peut signaler que dans son Qawl al-ma‘rûf, il n’hésite pas à illustrer l’incapacité à saisir les réalités spirituelles par l’exemple de l’impuissance sexuelle ; enfin, compte tenu des quelques jalons certains que l’on peut établir dans sa biographie, il est très probable que le premier mariage du cheikh ait eu lieu avant ses dix-huit ans. Son autobiographie montre que c’est souvent contre son gré qu’il divorçait, et parfois en partie à cause des relations orageuses de sa mère avec ses femmes successives.
Les idées de Frithjof Schuon ont également joué un rôle en la matière, tant cet auteur, qui avait effectué deux séjours à la zaouïa de Mostaganem, se voyait plutôt à la croisée de toutes les religions, avec une insistance spéciale sur Jésus et Marie, que simplement soufi et musulman[130]. De ce point de vue, son disciple et moqaddem Martin Lings, auteur du seul ouvrage largement diffusé sur ch. Alawî, a opéré un découpage assez sélectif dans l’œuvre du cheikh algérien ; par exemple, il retire de sa traduction de l’Unmuj al-farîd intégrée à sa biographie tout ce qui est trop « muhammadien »[131], ou encore choisit de ne même pas mentionner l’existence d’un ouvrage un peu « missionnaire » du cheikh, dont la seule introduction occupe pourtant près du dixième du principal livre utilisé par l’auteur anglais pour sa thèse, la Rawda publiée en 1936 par ch. Adda Bentounès[132].
Certains auteurs ont proposé une explication doctrinale plus élaborée de cette supposée spiritualité christique en s’appuyant sur quatre visions du recueil cité mettant en scène Jésus. Pourtant, replacées dans l’ensemble auquel elles appartiennent, qui donne comme on l’a vu ci-dessus une couleur majoritairement « muhammadienne » à ch. Alawî, elles semblent prendre une signification un peu différente. Plus que l’aspect christique allégué, ces visions pourraient être analysées comme des « marqueurs » d’une association du cheikh à la fonction commune au Jésus de la seconde venue et au Mahdi, tels que l’eschatologie musulmane les présente[133], du fait de « l’assistance » qui lui est manifestement consentie dans beaucoup de visions, la sienne incluse, non seulement par le Prophète mais par une multitude de personnages et d’entités : ch. Bûzîdî, des saints connus ou purement locaux, les dormants de la caverne, les anges, la mer et même des pierres et des arbres ; tout cela n’est pas sans rappeler divers hadiths au contenu eschatologique. Certaines visions contiennent des thèmes de cet ordre : le symbole de la lune fendue[134], l’arche ou l’inversion de l’Orient et de l’Occident. Si les récits établissent bien un lien entre ch. Alawî et Jésus, c’est donc plutôt en relation avec le thème de l’apocalypse. L’une des visions identifie ch. Alawî à Jésus redescendant du ciel, l’autre au Mahdi, puisque le cheikh descend du ciel en compagnie de Jésus, tandis que dans une troisième, alors qu’on attend la descente de Jésus, c’est le maître qui apparaît un sabre de bois à la main, symbole qui rappelle le « Christ glorieux » opposé au « Christ souffrant » : la fin le présente comme un médecin, et il est d’ailleurs curieux de constater qu’une autre vision du recueil, sans mention de Jésus, associe épée et médecine[135], en quoi il n’est pas difficile de voir un symbolisme de type intérieur/extérieur ou tarîqa/sharî‘a. La quatrième et dernière vision mentionnant Jésus présente un contenu notablement différent, établissant un lien entre quatre réalités (le Nom Allâh, le Prophète, ch. Alawî et la station de Jésus). Cette relation à Jésus, dont on peut effectivement trouver des illustrations dans son œuvre[136], n’est pas vue dans l’Alawiyya comme le signe d’un type prophétique ‘isâwî (« christique ») mais plutôt comme l’expression d’un rôle eschatologique du maître mostaganémois et de sa confrérie, conception qui affleure parfois dans les sources écrites. A. Berque cite un disciple tunisien qui dit du cheikh qu’il est un véritable mahdi[137]. Dans un texte assez « universaliste », ch. Adda Bentounès exprime même publiquement l’idée selon laquelle la confrérie fondée par ch. Alawî a un rôle messianique et prépare le retour de Jésus, tel qu’il est conçu dans l’eschatologie musulmane. Deux disciples énoncent également cette conviction des Alawis dans des articles et présentent l’Association des amis de l’islam (AAI) fondée par ch. Adda Bentounès comme une structure de rencontre des religions qui prépare directement ce retour ; Ahmad Farhât s’adresse par exemple ainsi aux membres de l’AAI : « Vous êtes le groupe propre et honnête que Dieu a choisi parmi le monde de toutes les religions pour préparer le retour de Jésus[138]. »
Si l’on se tourne maintenant vers ce que dit ch. Alawî lui-même dans sa production la plus intime, à savoir son Dîwân, recueil de poèmes, force est de constater que s’il y a pléthore de références à Muhammad, on ne trouve sauf erreur aucune mention de Jésus. Certaines allusions à des épisodes de la vie d’autres prophètes apparaissent : ils symbolisent souvent des étapes de la voie, et il serait aventureux d’y voir une illustration par exemple du caractère « mosaïque » du maître, même s’il est évident que son rôle de défenseur de la religion rappelle plus le type prophétique de Moïse que celui de Jésus. Comme dans les récits du Coran sur l’histoire de Moïse, il « enlève ses sandales[139] » ; un noble jeune homme (fatâ, appellation coranique de Josué) est dit reconnaître qu’il est un kalîm qui converse en aparté avec le Miséricordieux[140], désignation coranique de Moïse en tant qu’interlocuteur du discours divin ; et face aux difficultés, le cheikh dit avoir peur que sans l’assistance divine, il ne « jette les tables[141] ». S’il y a des allusions à des thèmes en relation avec le christianisme, elles vont plutôt à l’inverse de ce qu’on pourrait attendre d’un saint « christique », car s’il y a bien deux mentions de la croix, elles apparaissent dans des poèmes intégralement consacrés à Muhammad et ont un sens a priori négatif. La première lui donne manifestement le sens d’un symbole qui a fini par être pris pour un objectif en soi, donc d’un « voile ». Le vers s’adresse à celui qui veut « laisser l’amour de la croix », et lui conseille : « Remets-en toi à moi et déchire le voile, tu verras apparaître un secret étonnant[142] ». La seconde allusion intervient dans une qasîda sur le Prophète difficile à comprendre mais dans laquelle le cheikh fait sa louange et s’identifie à lui. Le poème se compose de strophes qui sont consacrées chacune à l’une des étapes de la vie du Prophète ou à l’un de ses aspects. Concernant sa jeunesse, ch. Alawî dit ceci : « Un caractère bien éduqué, un garçon subtil et adroit, d’une valeur et d’un lignage nobles, qui s’oppose aux ennemis depuis l’enfance, au contraire de la croix, respecté parmi ses gens et ses proches[143]... » La « croix » est donc ici manifestement un symbole d’impuissance, qui correspond d’ailleurs en partie à la notion chrétienne de « Christ souffrant », même s’il ne s’agit pas a priori pour l’auteur d’opposer deux « envoyés », mais de mettre simplement en évidence certaines différences quant à la mission extérieure dont il est question dans ce passage du poème, conforme au credo habituel de l’islam en la matière. On le voit bien, les ouvrages de l’Alawiyya permettent donc de nuancer cette perception européenne d’un saint de type « christique ».
L’ensemble des sources citées montre que c’est d’une multitude d’héritages spirituels les plus divers que bénéficie le maître.
Miracles, pouvoirs, mission et fonctions
Lorsqu’on aborde la question de la sainteté, on pense inévitablement en premier lieu aux charismes ou plutôt « prodiges » (karamât) des saints, qu’on distingue soigneusement en islam des « miracles », réservés par nature aux prophètes : en effet, seuls ces derniers sont appelés à manifester par des signes extérieurs indiscutables l’authenticité de leur mission, ce qui n’est pas le cas du saint, dont la « relation à Dieu » est censée rester le plus souvent occulte. Le message islamique se présente pour l’essentiel comme un appel à comprendre les « signes » du Livre[144] et le principal miracle pour l’arabe musulman lettré n’est ni le voyage nocturne ni l’ascencion céleste ni la lune fendue mais la puissance du verbe et l’impossibilité alléguée d’une imitation humaine du Coran (i‘jâz), parole divine révélée quoiqu’exprimée en langage humain. Si « les faits merveilleux ou suprasensibles tiennent une place généralement centrale dans les vies de saints, leur importance est souvent relativisée, voire parfois niée, dans un discours plus élaboré sur la sainteté[145] ». C’est ainsi que dans la « sobre » Shâdhiliyya, la production de prodiges n’est pas considérée comme une preuve à elle seule de sainteté, le sorcier ou le magicien étant présentés comme l’exemple même d’anti-saint disposant également de pouvoirs extraordinaires. Ibn ‘Atâ Allâh, l’un des pères fondateurs de cette confrérie l’exprime sous de multiples formes dans ses Hikam ou ses Latâ’if al-minan[146]. On pourrait même dire que la véritable preuve de sainteté pour le soufisme shâdhilî est celle qui consiste à ne prêter aucune attention aux « phénomènes » de cet ordre, même quand ils sont réputés authentiques. Or le cheikh adopte clairement cette posture ; la seule fois où il évoque dans ses principaux ouvrages ses propres prodiges, c’est pour dire :
Voilà ce qui se passait dans le cas du Prophète, et il en va de même pour ceux qui lui ont emboîté le pas : lorsque Dieu les installe dans un état ou une station, c’est Lui qui les prend totalement en charge quant à ce que requiert cet état ou cette station. Il m’est arrivé quelque chose de semblable lorsque Dieu m’a chargé d’une fonction de direction spirituelle. Je ne m’en sentais absolument pas capable, mais lorsqu’il devint tout à fait évident que cela résultait d’un choix divin, je m’en remis totalement à Lui sans me préoccuper de rien ; je n’avais aucun désir d’assumer une telle fonction et ne m’y sentais pas prédisposé. C’est la réalité divine qui se substitua à moi dans nombre d’affaires dont je ne savais rien. La plupart des disciples m’ont fait part de prodiges dont ils ont été témoins et qui les ont renforcés dans leur pratique de la voie spirituelle, suscitant de la vénération à mon égard. L’un d’eux m’a notamment raconté qu’il m’avait vu entrer dans la prison où il se trouvait et lui dire qu’il n’y resterait plus que trois jours, prédiction qui se réalisa effectivement. Un autre m’a dit qu’il m’avait vu entrer dans sa maison et lui communiquer des sciences. Il y eut nombre d’autres cas de vision à l’état de veille, sans parler des songes à caractère spirituel qu’il serait difficile d’énumérer. Il ne se passe pas un jour sans que quelqu’un ne vienne me raconter tel ou tel événement qui le fortifie dans la voie. Or, dans la plupart des cas, je n’ai jamais été informé intérieurement de l’existence de ces prodiges[147].
Cette « confession » est non seulement la seule de ce genre dans l’ensemble des livres de ch. Alawî que j’ai pu consulter, mais l’ouvrage dont elle provient n’a de plus été publié que bien après sa mort. Cela n’empêche pas ses disciples, voire des tiers, de rapporter à son sujet quelques anecdotes, mais il faut reconnaître qu’elles sont plutôt rares dans les sources écrites, ce qui signifie, sinon qu’il existe une « consigne », du moins peut-être que la doctrine shâdhilie sur ce point empêche de façon tacite un enregistrement et une apologétique basée sur les prodiges. Parmi les facultés prêtées au cheikh, on distingue des motifs classiques tels que la lecture dans les pensées[148], la prédiction d’événements futurs, le plus « officiel » étant ici celui rapporté par l’académicien Jacques Berque[149], la manifestation de ses « pouvoirs » spirituels[150], la capacité à convertir instantanément ses adversaires de tous bords, savants hostiles réformistes ou non[151], agresseurs violents[152], espions envoyés par l’administration[153]. On pourrait même voir dans certaines anecdotes le thème qu’on trouve d’ordinaire plutôt dans le soufisme populaire, et singulièrement marocain, de la capacité à nuire plus ou moins involontairement à ceux qui se frottent à lui ou agissent en ennemi de l’islam ou des saints : à ma connaissance aucun disciple ne l’a jamais écrit, mais on peut trouver curieux que la confrérie publie des informations sur ses relations avec le fameux mufti Bendali dit Kahoul. Or ce dernier est la seule victime de cette époque de débats violents entre factions opposées de la représentation musulmane, et il se trouve que ch. Alawî lui avait justement écrit quelques années avant son assassinat une lettre au ton inhabituellement dur, incluse dans un recueil publié par la confrérie en 1944, qui se concluait par une menace explicite de châtiment divin[154].
Il faut cependant distinguer entre les éventuels phénomènes extraordinaires[155] qui, pour le soufisme shâdhilî, ne prouvent rien[156], et le thème des songes annonciateurs qui eux sont effectivement très importants en islam : c’est que le « songe authentique[157] » de l’homme pieux est défini par le hadith comme la « quarante-sixième partie de la prophétie » elle-même. Or, dans ce domaine, il y a pléthore de témoignages : il existe même un recueil de visions collectées par des secrétaires du cheikh auprès de disciples de la confrérie qui affirment souvent faire ce genre d’expérience de façon régulière ou occasionnelle, comme ch. Alawî le dit d’ailleurs dans le passage cité plus haut. C’est pourquoi la Rawda publiée par ch. Adda Bentounès en 1936, deux ans après la mort de ch. Alawî, ne reprendra, avec ses 56 récits, qu’une faible partie de ces visions, qui étaient consignées dans des carnets manuscrits bien antérieurs[158] : beaucoup de ces songes traitent des thèmes de la succession spirituelle de ch. Bûzîdî et plus généralement de l’héritage spirituel. Nous y reviendrons donc plus loin.
Mais au-delà de ces événements « contre-intuitifs », ce qui est mis en avant par l’Alawiyya, ce sont surtout les compétences purement « scientifiques » et spirituelles du cheikh qu’on peut regrouper en trois thèmes : ch. Alawî est le possesseur exclusif de secrets spirituels qu’il est apte à transmettre, l’intermédiaire installé par Dieu, et enfin le détenteur d’une fonction universelle. Le cheikh est effectivement tout d’abord vu comme un virtuose aussi bien dans le domaine de la connaissance inspirée que dans la capacité à faire cheminer spirituellement ses disciples. Alors même que son cursus religieux est assez limité — c’est un autodidacte à bien des égards —, le cheikh impressionne jusqu’aux savants religieux eux-mêmes par sa capacité à extraire des textes et sources religieuses, qui plus est avec une désarmante facilité, les significations les plus ésotériques et inattendues. Son livre le plus connu, les Minah al-qudusiyya, commentaire spirituel d’un ouvrage ancien de fiqh, en est l’exemple le plus évident : nombreux sont les savants venus à la confrérie grâce à la lecture de cet ouvrage. D’autres textes, tels que son commentaire de la sourate « L’Étoile »[159], témoignent de sa virtuosité d’interprète des sources scripturaires : alternant les commentaires exotériques et ésotériques, il excelle à relier tel hadith ambigu à une multitude d’autres et de versets coraniques, réussissant à donner à l’ensemble une intelligibilité inaperçue. Sa capacité à répondre en public avec maestria à n’importe quelle question est étonnante, comme on peut le constater dans les A‘dhabu l-manâhil, un recueil de ses réponses orales et spontanées aux questions les plus diverses : un érudit pourrait peut-être répondre de cette façon, par écrit et depuis sa bibliothèque, mais pas en direct. Les témoignages publiés dans les Shahâ’id illustrent bien cette facette de la personnalité de ch. Alawî dont j’extrais l’exemple suivant tant il restitue bien la perception de son caractère de virtuose et les conséquences immédiates qui en découlent en termes de reconnaissance :
J’ai connu plusieurs maîtres, tant en matière d’éducation spirituelle (tarbiyya) que de science religieuse (‘ilm), mais aucun n’a étanché ma soif, jusqu’au jour où ch. Alawî le fit. Voilà en ce qui me concerne. S’agissant des autres, je dirai que ch. Alawî a visité Tunis au début de dhu l-hijja 1337 [fin août / début septembre 1919]. Puis il est parti pour Kairouan et un groupe d’entre nous l’accompagnait. Il y rencontra les savants et les notables […] Le cheikh fit une leçon sur le commentaire coranique à l’invitation de certains d’entre eux : elle fut tellement prolifique et étonnante que l’un de ces savants déclama ce vers : « Quelle leçon ! C’est la révélation elle-même que tu entends ! » Ch. Alawî avait à peine terminé de parler que l’assemblée tout entière se précipitait vers lui pour solliciter le rattachement initiatique[160].
Annotant ce texte, Jarîdî affirme que cette « leçon » produisit un tel effet qu’elle fit l’objet d’un article dans le n° 29 de la revue al-Qîrân : le journaliste y racontait notamment que ch. Alawî, lors de son commentaire improvisé du verset coranique : Et quand ton Seigneur a dit aux anges…, en avait extrait pas moins de 24 « statuts » (ahkâm), c’est-à-dire conclusions d’ordre juridique, moral ou spirituel. Dans ce même livre, les Shahâ’id, on trouve une multitude de témoignages sur la capacité de ch. Alawî à faire voyager spirituellement ses disciples, notamment grâce à la « thérapie de choc » que constitue la khalwâ (retraite spirituelle). S’il y a pléthore de témoignages en ce sens, c’est qu’Ibn ‘Abd al-Bârî, s’agissant d’un rite qui peut poser problème pour les non-initiés, demande souvent aux témoins sollicités de traiter en particulier ce thème. Commentant l’attestation d’un savant, Jarîdî explique qu’il est venu à Mostaganem en quelque sorte pour tester le cheikh et voir si ce qu’on dit de lui et de sa capacité à provoquer une illumination spirituelle (fath) rapide est vrai : « C’est alors que ch. Alawî l’autorisa à entrer en khalwa et à se consacrer au dhikr. Puis il atteint en peu de jours son objectif et sa part de la connaissance “spéciale” de Dieu[161]. » Ch. Adda Bentounès lie encore plus clairement l’extension de la confrérie à l’efficacité de la khalwa alawie :
Les gens venaient et passaient une semaine en khalwa, et soudain surgissaient dans leur cœur des sources de sagesse qui se manifestaient dans leurs paroles. Ces visiteurs étaient issus d’horizons très divers, et leur réunion (à Mostaganem) fut un enseignement sur et une cause de l’extension de sa renommée. Sa prédication s’étendit[162].
Détenteur de connaissances spirituelles sur les sens cachés de la révélation coranique, qu’il est également capable de transmettre à ses disciples, ch. Alawî est aussi présenté, quoique de façon plus discrète, comme doté d’une certaine exclusivité en la matière, non que la connaissance ésotérique puisse être limitée dans le soufisme à un seul individu, mais parce qu’il existe toujours des saints qui sont au-dessus du lot et la possèdent intégralement au contraire des autres, comme l’explique ch. Darqâwî : « C’est ce genre d’homme qu’on appelle “le Singulier” (al-fard), et cela, parce qu’il est le seul (tafarrada) à atteindre ce maximum : voilà pourquoi ce nom lui convient[163]. » Ch. Alawî lui-même revendique de façon allusive une certaine compétence exclusive dans l’un de ses poèmes : « Y a-t-il un autre que moi à cette époque ? » Dans la bouche des disciples, cette exclusivité s’exprime de bien des façons. On dira du cheikh qu’il est « l’héritier du secret de la tarbiyya et de l’ascension et que le secret de l’élection se voit dans sa confrérie[164] », qu’il est le « soleil de la sphère des connaissances spirituelles à notre époque, le soufre rouge[165] » ou même « plus précieux que le soufre rouge » : « Le fard de l’époque est plus précieux que le soufre rouge. En effet, la fardâniyya est la station la plus noble qu’atteignent les connaissants en raison de la parole du Prophète : “Dieu est fard (impair) et il aime le fard”, et aussi : “Avancez car les mufridûna vous ont devancés”[166]. »
De cette compétence « singulière » et « exclusive » portant non sur le seul degré de connaissance de ch. Alawî, mais sur sa capacité à le transmettre, il résulte nécessairement pour ses disciples que le cheikh est un intermédiaire installé par Dieu dans sa « station », c’est-à-dire ici sa fonction de maître intercesseur, et qu’il bénéficie donc en la matière d’une assistance divine. Dans le soufisme, cette notion d’intermédiation est essentielle ; elle s’appuie sur diverses notions « techniques » dont les champs d’application, exotériques ou ésotériques selon les cas, sont variables : intercession (shafâ‘a), istighâtha, terme dérivé de ghawth, ou tawassul, de même racine que wasîla. C’est ce dernier terme d’origine coranique qu’on trouve le plus fréquemment dans le soufisme shâdhilî maghrébin. Ch. Alawî fait ainsi lui-même le rapprochement entre le verset, le mot et la notion d’intermédiation autorisée :
Mais la sagesse divine a recours aux moyens et aux intermédiaires : Ô vous qui croyez, craignez Dieu et recherchez le moyen (wasîla) d’arriver à Lui (5, 35) ! Ce sont les deux conditions pour rejoindre Dieu. La première, c’est le moyen, et il n’est autre que la fréquentation du maître connaisseur de la voie initiatique ; la seconde condition, c’est la crainte pieuse (taqwâ), qui consiste à suivre l’Envoyé dans ses paroles et ses actes[167].
Aussi, nombre de disciples font de ch. Alawî cet « intermédiaire autorisé » nécessaire dans le soufisme. Dans une lettre[168] du 19 décembre 1923, Muhammad al-Sâdiq b. Muhammad al-Hâdî, bachadel à Sîdî Okba, département d’Oran, le qualifie de « wasîla entre nous et notre créateur ». Tayyib, le fils du célèbre Bouamama Bûshaykhî[169], le définit également comme « wasîla entre Dieu et nous[170] ». Dans une troisième lettre, Muhammad b. Hamû b. Jawhara, un cadi de la région de Melilla s’adresse à lui comme « notre cheikh, notre wasila[171] ». Même l’Émir Abd El-Krim compte sur la baraka de ch. Alawî et s’adresse ainsi à lui :
Nous avons été honoré par votre lettre ; nous avons été guidé grâce à vos dons spirituels, et nous avons attribué cela à notre bonne chance, car le fait que vous ayez daigné nous écrire est la preuve que les Gens rattachés à Dieu dirigent leur cœur vers nous ; et c’est ce que nous recherchons. Louange à Dieu ! Oui, depuis longtemps, nous sommes habité par le désir de vous écrire, afin de nous autoriser à pratiquer certains dhikrs, en vue de bénéficier de la bénédiction et des grâces divines dont Dieu vous a gratifié. Nous n’avions pu le faire jusqu’ici, mais aujourd’hui, nous ne laisserons pas passer cette occasion ; nous attendons de votre seigneurie qu’elle nous autorise à réciter une brève litanie adaptée à notre situation dont vous connaissez les conditions. Enfin, nous nourissons l’espoir que vous prierez avec nous et que vous ne nous oublierez pas dans vos oraisons spirituelles intimes, lorsque vous vous adressez au Roi suprême[172].
Le thème de l’intercession apparaît dans les sources écrites de la confrérie par le biais des visions des disciples, en songe ou parfois à l’état de veille : nombreuses sont celles qui directement ou indirectement font de ch. Alawî un saint qui non seulement peut intercéder auprès de Dieu en faveur des hommes pour les faire entrer au paradis et les sauver de l’enfer, mais dont le témoignage est même tout à fait nécessaire. Dans celle de Muhammad b. Sâ’id Khannûf, ch. Alawî descend avec les anges pour témoigner, à sa mort, de la foi d’un homme riche qui n’avait de son vivant aucune pratique religieuse. Se plaçant entre l’ange de la droite et l’ange de la gauche, pourtant opérateurs selon la tradition musulmane de l’interrogatoire post mortem de tout homme, le cheikh supplante pratiquement ces derniers puisqu’un troisième ange explique dans le songe que « si le maître ch. Alawî ne témoigne pas en faveur de quelqu’un, il est peu probable qu’il soit accepté[173] ». Dans la vision de Munawwar al-Darbânî de Constantine, ch. Alawî est crédité du pouvoir d’effacer les noms de ses disciples du registre des damnés et de les inscrire au contraire dans celui des sauvés[174]. Par son symbolisme eschatologique très imagé, la vision d’al-Ghâlî b. Jarûr est encore plus marquante :
Je me vis moi-même dans un rassemblement énorme de disciples soufis et d’autres personnes qui ne l’étaient pas, dans une vallée à l’extérieur de Mostaganem. Le cheikh Ahmad b. ‘Aliwa avait commencé à admonester les gens, leur parlant des différentes sortes de châtiments qui nous attendent dans la vie future. Derrière lui, il y avait un groupe de spécialistes de la religion. L’un d’eux dit soudain à voix haute, citant le Coran : « L’ordre de Dieu est un décret arrêté ». Le maître dit : « Pourquoi ne pas aller voir maintenant le pont Sirât, et nous verrons ainsi qui est sauvé et qui est perdu ? » Puis il se leva, se tourna vers la qibla, et demanda à deux de ses disciples d’initier les gens à la parole de l’adoration pure (kalima al-ikhlâs[175]), au moment où ils traversaient le pont. C’est alors que le feu de la géhenne prit forme sous nos yeux. Les gens commencèrent à traverser le pont. Ceux qui exprimaient la parole de l’adoration pure étaient sauvés tandis que ceux qui éprouvaient une difficulté à le faire étaient happés par les anges du feu. Le cheikh Ahmad b. ‘Aliwa se trouvait en tête du chemin (tarîqa). Celui qui passait par lui recevait une feuille pour lui permettre d’être sauvé. Lorsque ce fut mon tour, il me donna deux feuilles : je me dis que peut-être il avait eu peur pour moi en raison de mes nombreuses fautes ; puis je m’avançai [sur le pont] et fus sauvé[176]…
D’autres visions citées dans la Rawda donnent la même perception du rôle d’intercesseur obligatoire de ch. Alawî, exprimées sous les formes les plus variées. L’une d’elles, qui est présentée comme ayant eu lieu à l’état de veille[177], le représente même sous la forme d’un guichetier délivrant des tickets d’entrée au paradis. Mais si la vocation naturelle de l’intercession est de faciliter le « salut », certaines visions concernent un domaine plus ésotérique, comme celle de Muhammad b. al-Hâjj al-Tâhir al-Qil‘î, moqaddem d’une zaouïa du Rif, qui porte sur la réintégration de l’unité, thème soufi par excellence, et passe par l’action de la baraka du cheikh, suffisamment puissante pour agir au travers d’un simple objet relié au cheikh, en l’occurrence son cheval :
Je faisais paître du bétail et un cheval du cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Aliwa à l’époque où j’étais mujarrid dans sa zaouïa. Cette nuit-là, je me vis en songe coupé en deux. Je me mis à chercher le moyen de reconstituer mon unité. Une voix me dit : « Si tu veux récupérer de ta scission et recouvrer ton unité, caresse le cheval du cheikh. » Je le fis et récupérai ainsi mon unité. Une fois que je me réveillai, je m’aperçus que j’aimais maintenant ce cheval alors qu’il m’était auparavant totalement indifférent[178].
Cet intercesseur autorisé dont nous parlent les visions qui viennent d’être citées, les disciples n’ont aucun doute qu’il bénéficie d’une assistance divine pour sa mission. Ch. Alawî en témoigne d’ailleurs ci-dessus lui-même et l’on peut également identifier ce thème d’une aide à la fois divine et prophétique dans la seule vision qu’il ait lui-même jamais rapporté par écrit :
Pendant mon sommeil, peu de jours avant la mort de notre Maître, Sîdî Muhammad al-Bûzîdî, je vis quelqu’un entrer dans le lieu où j’étais assis et je me levai par respect pour lui, saisi de crainte en sa présence. Puis, quand je l’eus prié de s’asseoir et que je me fus assis en face de lui, il m’apparut clairement que c’était le Prophète[179]. Je me faisais des reproches pour ne pas l’avoir honoré comme j’aurais dû le faire, parce qu’il ne m’était pas venu à l’esprit que c’était lui, et je restais là, assis, ramassé sur moi-même, la tête baissée, jusqu’à ce qu’il me parlât, disant : « Ne sais-tu pas pourquoi je suis venu vers toi ? » Je répondis : « Je ne vois pas, ô envoyé de Dieu. » Il dit : « Le sultan de l’Orient est mort, et toi, si Dieu veut, tu seras sultan à sa place. Qu’en dis-tu ? » Je dis : « Si j’étais investi de cette haute dignité, qui m’aiderait et qui me suivrait ? » Il répondit : « Je serai avec toi et c’est moi qui t’aiderai. » Puis il resta silencieux et, après un moment, il me quitta ; je m’éveillai sur les traces de son départ et c’était comme si, tandis qu’il s’en allait, j’avais eu le dernier aperçu de lui, les yeux ouverts et éveillé[180].
Pour son successeur, ch. Adda Bentounès, les preuves de cette assistance divine sont notamment visibles dans l’afflux en très peu de temps de candidats à l’initiation[181] ou la résistance perçue comme miraculeuse de la confrérie aux attaques virulentes de ses puissants ennemis[182]. Pour Ahmad b. al-Habîb b. Mustafâ, ancien cadi et professeur à Oujda, la meilleure preuve de l’authenticité du cheikh et de sa voie réside dans « la force victorieuse que Dieu lui a donnée », argument que Jarîdî vient appuyer ainsi : « Sans cette authenticité, sa voie ne se serait pas développée dans la plupart des pays, et l’un des signes qui le prouvent le mieux est la fondation de la zaouïa de Paris : tout cela ne peut s’expliquer que par un appui seigneurial et une force spirituelle[183]. » Là encore, l’extension extraordinaire de la confrérie est « prophétisée » au tout début de sa carrière de maître par ch. Alawî lui-même. Dès le début des années 1910, pendant lesquelles ch. Alawî écrit, souvent à Tlemcen, de nombreux poèmes de son Dîwân, les disciples connaissent et récitent dans les jamâ‘ât une qasîda où ch. Alawî affirme que le début de sa mission publique a commencé avec l’annonce du soutien du Prophète. Or, selon Qâdirî, qui rapporte cette anecdote dans un livre publié en 1920, à une personne qui lui en avait à l’époque demandé une preuve, ch. Alawî avait répondu : « Comme tu peux le voir j’ai peu de disciples aujourd’hui, l’avenir montrera la vérité de mes dires. » Le secrétaire commente alors : « Peu de temps après, sa tarîqa commença à se répandre partout[184] », énonçant ainsi le caractère doublement prodigieux de ce phénomène d’extension, massif mais également prédit.
Cet appui divin n’est pas considéré par les disciples comme restreint à tel domaine de la religion ou du soufisme ou telle aire géographique particulière, et ce qui distingue pour eux ch. Alawî d’autres maîtres soufis, c’est le caractère universel de sa mission. Il va de soi que le cheikh est pour eux le « plus grand représentant de la voie » à leur époque, comme le dit par exemple al-‘Arabî b. ‘Umar de la région d’Oujda[185], et c’est pourquoi sa confrérie est « supérieure aux autres[186] ». Comme des disciples l’expriment oralement de façon imagée : « Les confréries sont toutes des séguias ; actuellement, l’eau ne coule que dans la nôtre[187]. » Mais il n’y a là qu’un aspect de la question, d’autant que dans le soufisme confrérique la conviction de la supériorité de son cheikh est d’une certaine façon une condition de progrès dans la voie afin d’éviter toute dispersion, comme l’explique ch. Adda Bentounès[188] à propos de la « vénération du maître ». Ce qui distingue ch. Alawî des autres, pour ses disciples, c’est l’envergure de sa mission, dont viennent attester des visions telles que celle d’Ahmad b. Thuriyya, vision qui date de l’époque de la succession du cheikh ch. Bûzîdî, à un moment où le groupe n’est encore que purement local :
Je me mis à réfléchir aux destinées de la tarîqa. Alors que j’étais dans cet état d’extrême préoccupation, je m’assoupis. Je vis alors le cheikh Sîdî Ahmad b. ‘Alîwa debout. Il était d’une taille immense, à tel point qu’il occupait l’ensemble du monde. Je fus alors absolument certain que sa renommée s’étendrait aux deux Orients[189].
C’est ce caractère universel qui en fait sinon un « envoyé » au sens strict (rasûl), du moins l’héritier spirituel du dernier envoyé, ce qui légitime l’emploi de versets coraniques décrivant l’action des prophètes et des envoyés pour justifier son œuvre et menacer ceux qui le dénigrent[190] : compte tenu de la revendication implicite d’une telle démarche et des risques qui en découlent pour la confrérie, cette conviction est nécessairement bien ancrée non seulement chez le cheikh mais également chez ses disciples. Évoquant cette « inspiration », ch. Adda Bentounès raconte ainsi comment ch. Alawî lui a un jour expliqué la genèse du Miftâh al-shuhûd, ouvrage d’astronomie mais également de cosmogonie et de cosmologie « et lorsqu’il racontait cela, précise son successeur, l’inspiration se voyait sur son visage » :
Un jour, je me mis à méditer sur les mondes de la création divine, poussant à la limite la réflexion sur leurs phases et l’organisation de leurs mouvements. Je vis qu’il y avait là une manifestation éloquente de ce qu’est la sagesse divine (en tant qu’elle régit les causes secondes), ainsi qu’une prodigieuse puissance divine. Or, même quelqu’un dont la connaissance est très subtile ne peut en saisir la complexité, et même un arîb ne peut en comprendre les arcanes, sauf celui auquel le Miséricordieux le permet et dont Il agrée la parole, car tout cela relève du mystère de Dieu, et Dieu ne montre Son mystère à personne, sauf celui qu’il agrée parmi les envoyés[191].
C’est également dans le Miftâh que ch. Alawî, pour expliquer qu’il doit rester compréhensible, se réfère au verset coranique : Chacun de Nos envoyés parlait la langue de son peuple, et enchaîne en citant le hadith sur le mujaddid, le rénovateur annoncé pour chaque siècle.
Avec ces quelques morceaux choisis extraits des ouvrages de la confrérie, nous avons donc passé en revue les principales qualités de ch. Alawî qui illustrent son caractère de saint exemplaire et inspiré.
[1] C’est justement le cas du mot maqâm qui, dans l’Alawiyya, a souvent le sens de fonction, notamment s’agissant de la charge de « maître spirituel ».
[2] Pour un exemple très significatif, cf. Alfred-Louis de Prémare, Sîdî ‘Abd al-Rahmân al-Majdhûb : mysticisme populaire, société et pouvoir au Maroc au 16e siècle, Rabat, CNRS, 1985, p. 148 : « [Sîdî ‘Abd al-Rahmân al-Majdhûb] héritait des maîtres de son temps. Le premier d’entre eux fut son maître Sayyidi ‘Ali al-Sanhâjî. Il en hérita tout d’abord avec sa sœur en maître spirituel, la Sayyida Âmina bint Ahmad b. al-Qâdi, “servante” de Sayyidi ‘Ali et compagne de sa couche dans sa sépulture. [Ils se partagèrent cet héritage selon le verset] : “À l’homme la portion semblable à celle de deux femmes”, d’après l’information donnée par [al-Majdhûb] lui-même : on dit que celui-ci entra chez Sayyidi ‘Ali alors qu’il était proche de sa mort, et Sayyidi ‘Ali lui donna un pain en disant : “Fais attention aux femmes !” Puis [al-Majdhûb] s’en alla. Et tandis qu’il était à Râs-al-Mâ’, à environ neuf milles de Fès, voici que la Sayyida Âmina l’aborda et lui dit : “Donne le pain !” ; il le lui donna. Elle le partagea, lui en donna les deux tiers et en garda pour elle-même le tiers. Il lui dit alors : “Si tu n’avais pas partagé selon la justice, j’aurais eu des craintes pour toi !” Ensuite elle mourut. Alors il en hérita et dit : “Maintenant j’ai acquis l’héritage complet de mon père !” »
[4] Abû l-‘Abbâs confie à Ibn ‘Atâ’ Allâh : « Par Dieu, il ne peut jamais exister deux maîtres de cette science en même temps, mais ils se succèdent depuis al-Hasan b. ‘Alî ! » Cf. Denis Gril, « Le saint fondateur », Les Voies d’Allâh. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd'hui, op. cit., p. 104-120, p. 113.
[5] Cf. son introduction dans Ibn ‘Arabî, Les Illuminations de la Mecque, Paris, Sindbad, 1989, p. 32.
[7] Mort en 1562, c’est-à-dire contemporain de ‘Abd al-Rahmân al-Majdhûb et Sîdî Yûsuf al-Fâsî, pourtant éminemment reconnus tous deux comme pôles de leur époque par la Darqâwiyya qui en procède, il était également très proche d’eux dans l’espace. Il était disciple du cheikh jazûlite al-Ghazwânî (m. 1528), lui-même contemporain de Sîdî ‘Alî al-Sanhâjî, autre maillon de la chaîne initiatique de la Darqâwiyya.
[8] Ch. Darqâwî, Lettres sur la voie spirituelle, op. cit., lettre n° 96.
[9]Mi‘râj al-sâlikîna wa nihâya l-wâsilîna, publié dans ch. Alawî, Rasâ’il al-shaykh al-mustaghanimî, op. cit., p. 345.
[10] Cf. l’introduction de M. Chodkiewicz dans Ibn ‘Arabî, Les Illuminations de la Mecque, op. cit., p. 53.
[11] Cf. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 107.
[12] Denis Gril cite les deux nombres dans deux articles différents du même ouvrage : cf. Les Voies d’Allâh, op. cit., p. 113 et 135.
[13] Selon Ibn ‘Ayyâd, Shâdhilî aurait dit : « Je demandai à Dieu que le pôle soit de ma maison jusqu’au jour du Jugement, et il me fut répondu que j’avais été exaucé. » Cf. Ibn ‘Ayyâd, al-Mafâkhir al-‘aliyya, Caire, 1315/1898, p. 150.
[14] « Il y aura toujours sur terre quarante hommes semblables à [Abraham,] l’Ami du Miséricordieux. Par eux vous recevrez la pluie, et par eux vous serez nourris. Chaque fois que l’un d’entre eux mourra, Dieu le remplacera par un autre. »
[15] Et même chez les Shâdhilis : cf. par exemple Muhammad Abû l-Mawâhib al-Shâdhilî, Qawânîn hikam al-ashrâf, p. 63, dont la définition se situe à mi-chemin entre celles de ch. Darqâwî ou de ch. Alawî et les définitions plus « fonctionnelles » : « Parmi les saints, il y a des afrâd (singuliers ou esseulés) qui ont été gratifiés d’une réalisation suprême à l’exclusion des autres. Ceux-là ne sont que quelques-uns, et c’est l’un d’entre eux que Dieu place dans l’existence comme synthétisant toute la lumière de son temps. Cette subtile fardâniyya provient de la haqîqa muhammadiyya qui synthétise [tous les types de lumière et de sainteté]. »
[16] Selon les commentateurs d’Ibn ‘Arabî, les afrâd détiennent le degré suprême de la sainteté et nul n’a autorité sur eux, « car ils ne connaissent et ne reconnaissent que Dieu, qui se charge Lui-même de leur enseignement » (Claude Addas, Ibn ‘Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Paris, Gallimard, 1989, p. 89). Or Shâdhilî, tout « pôle » qu’il est, entend montrer qu’il connaît la science des afrâd (Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 146), et comme on a pu et pourra le voir dans diverses citations, plusieurs maîtres shâdhilis sont présentés comme l’un et l’autre à la fois.
[17] Cf. ch. Alawî, Sagesse céleste, op. cit., p. 112 : « Mon maître, Sîdî Muhammad al-Bûzîdî, m’a raconté que son frère en Dieu, Sîdî l-Hâjj Muhammad al-Habrî, à l’époque où il se consacrait à l’invocation du Nom suprême, l’avait questionné sur la station de la Singularité (al-fardâniyya). Sîdî l-Bûzîdî lui avait alors répondu : “Tu la connaîtras lorsqu’elle surviendra en toi.” »
[18] Hadith : « Dieu est impair (fard) et Il aime l’impair. »
[19]Al-fard akbaru min al-qutb fî l-‘ilm bi-llâh (« Concernant la science de Dieu, le singulier est supérieur au pôle. »)
[20] Ch. Darqâwî, Lettres sur la voie spirituelle,op. cit., p. 275.
[21] Cf. par exemple Tirmidhî, Le Sceau des Saints, trad. Slimane Rezki, Paris, Albouraq, 2005, p. 215, où l’on voit bien que cette idée de sceau dans l’esprit de Tirmidhî ne représente pas une clôture d’ordre temporel. Tirmidhî explique à propos du sceau des Prophètes : « ... sa Prophétie a été scéllée, à l’image d’un pacte qui serait rédigé puis scellé afin que personne ne puisse y ajouter ou retrancher quoi que ce soit... Il en va de même pour ce Saint qu’Allâh fait progresser sur la voie à l’image de Muhammad par sa Prophétie, il a été scellé du Sceau d’Allâh... » Ch. Alawî identifie clairement les deux idées associées à la notion de « scellement », mais il le fait à propos du « sceau de la prophétie » et non du « sceau des saints » : « Le “sceau” est une expression qui désigne la perfection de quelque chose et sa clôture » (ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 96).
[22] Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 106.
[30] Cf. notamment Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 200, p. 207-212, et p. 213-215.
[31] A. Bentounès, Rawda, op. cit., p. 41. Qâdirî le mentionne également comme « le fard de l’époque, plus précieux que le soufre rouge » (Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 160).
[32] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 62-64.
[33] Cf. J. Cartigny, Cheikh al- Alawî : Documents et témoignages, op. cit., document A.
[34] Et d’autres, comme notamment le marocain Ibn al-Habîb de Fès, dans une lettre à ch. Alawî publiée en note des Shahâ’id, op. cit., p. 216-217. Pour d’autres exemples, cf. ibid. p. 226-227, p. 243-244, également ch. Alawî, Qawl al-mu‘tamad, op. cit., p. 44, et surtout Shahâ’id, op. cit., p. 127-129, où un ancien « akbarien », Muhammad b. Sâlim al-Tarâbulsî, descendant du fondateur de la confrérie Sallâmiyya, ‘Abdessalam al-Asmâr, répond aux questions d’Ibn ‘Abd al-Bârî au sujet du cheikh.
[35] Contrairement à ce que dit A. Berque sur la base de citations imaginaires du Qawl al-ma‘rûf (A. Berque, « Un mystique moderniste : le cheikh Benalioua », op. cit., p. 703). Ch. Alawî cite généralement Ibn ‘Arabî par son nom et son « prénom », Muhyî al-dîn, en le faisant souvent précéder de « Sîdî » ou de « cheikh » (cf. par ex. ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 109-111, 155-159, 177-179).
[36] Pour une exception, cf. Hasan b. ‘Abd al-’Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 164.
[37] Johan Cartigny, op. cit., p. 81, qui reprend un article du docteur Probst-Biraben.
[43] Lings, op. cit., p. 18-19, qui a intégré à sa biographie l’essentiel du document de souvenirs écrit en 1942 par le docteur Carret.
[44] Cité par Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 114-117.
[45] Moulay l-‘Arabî al-ch. Darqâwî, Lettres sur la voie spirituelle, La Caravane, 2003, p. 183.
[46] Cité (I, p. 154) dans un article de son journal exclusivement en arabe, al-Balâgh al-Jazâ’irî, dont quelques articles ont été récemment réédités en deux volumes : Balâgh, Tanger, Alif, 1986 [I] et 1987 [II].
[48] Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 229.
[49] Du temps où il vivait à Tunis avec ses disciples, Shâdhilî s’était attiré la jalousie de ce cadi, qui avait tenté, en vain, de le discréditer auprès des savants et du sultan. Au palais, un incendie présenté comme miraculeux avait causé d’importants dégâts, ce qui avait définitivement convaincu le sultan de la sainteté du soufi.
[50]Ibid., p. 201. L’auteur cite alors une lettre du cheikh à Ben Badis qui illustre sa magnanimité.
[51]Le comportement du cheikh est particulièrement exemplaire à l’égard de ce missionnaire aussi virulent contre l’islam qu’intellectuellement malhonnête, qui « dénie aux musulmans toute possibilité et d’être sauvés, et d’être des saints, et d’être des mystiques », selon Oissila Saaïdia (Catholiques et musulmans sunnites, discours croisés, 1920-1950, approche historique de l’altérité religieuse, Univ. Lyon II, Lyon, 2001. Th. D’État, Histoire), qui le mentionne à plusieurs reprises dans sa thèse et illustre par ses écrits son anti-islamisme primaire (cf. notamment p. 114 : « Mahomet ne fut qu’un imposteur dès le début » et p. 166 : Giacobetti n’a « pas trouvé un seul homme pieux, humble et pudique » chez les musulmans). Pourtant, lors de la conversation qu’ils ont sur le bateau qui mène les deux hommes vers Marseille, le cheikh évite par adab la polémique initiée par Giacobetti et diffère sa réponse afin de la présenter au mieux, comme il le fait souvent en pareilles circonstances, et ce dans le but qu’elle soit plus facilement acceptée. Giacobetti, en plus d’être brutal (« Je répondis à Ben Aliwa que s’il voulait avoir cette paix avec les Chrétiens, il n’avait pas à leur demander de se suicider » ; cf. Khelifa, op. cit., p. 283 sq.) et assez condescendant (les musulmans sont si « pauvres en matière de preuves de leur religion »), était également suffisamment malhonnête (Oissila Saaïdia donne d’autres exemples de sa malhonnêteté intellectuelle dans sa thèse, op. cit., p. 208 sq.) pour ne pas dire à Berque, qui l’avait interrogé à propos de cette conversation, que le cheikh lui avait répondu ultérieurement par courrier (Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 143 sq.). La réponse aux questions très polémiques du père Giacobetti, qui voulait notamment en découdre sur l’interdit pour une musulmane d’épouser un non-musulman, est à la fois éloquente quant à la largeur de vue de ch. Alawî et une bonne façon, question intolérance, de le remettre très poliment à sa place. Sur la question de l’abrogation des versets engageant à la tolérance par le verset dit « du sabre », le cheikh répond que rien n’empêche les musulmans d’aujourd’hui d’avoir avec les chrétiens le même excellent comportement qui fut celui des musulmans à l’époque de Muhammad en citant divers exemples ; il souligne au passage le lamentable exemple des missionnaires protestants qui insultent le Prophète. Surtout, la fin de la lettre (p. 147) est la réponse directe à la question du père et consiste finalement à nier clairement que le verset « du sabre » abroge les autres, en citant le verset (60, 8), selon lequel Dieu n’interdit absolument pas aux croyants d’être bons et justes avec ceux qui ne combattent pas leur religion et ne les expulsent pas de chez eux, ainsi que le hadith : « Les créatures sont la famille de Dieu, et les meilleurs hommes pour Dieu sont ceux qui sont les meilleurs avec Sa famille. » Ch. Alawî conclut sur ce thème : « Les versets de ce genre sont nombreux dans les Livres révélés, mais les passions éloignent les hommes des enseignements divins, et ils finissent par faire le contraire de ce qu’ils renferment. » Sur la question de l’attitude moins critique des juifs au sujet de la doctrine de la Trinité, le cheikh insiste sur la réalité de la vénération des musulmans pour Jésus. Pour un autre exemple de la façon du cheikh d'éviter toute discussion polémique en remettant à plus tard et par écrit l'exposition de son point de vue, cf. sa lettre au sous-préfet d'Oran (A'dhabu l-manâhil, p. 149-151) : « … Après vous avoir présenté mes respects, nous espérons que vous voudrez bien nous accorder votre attention, ne serait-ce qu'un instant, car cela permettra peut-être d'écarter les soupçons que vous nourrissez à mon encontre en raison des bruits que font courir à mon sujet des calomniateurs ; je m'en suis aperçu seulement récemment, à l'occasion de la visite que je vous ai faite. En fait, je n'espérais que du bien de cette rencontre, car on m'avait signalé votre magnanimité et votre perspicacité. Mais comme le peu de temps que nous avions ne me permettait pas d'éclaircir ces points qui vous posent problème, nous avions remis cela à plus tard. Aujourd'hui je souhaite vous expliquer tout cela et rectifier les fausses informations qui vous sont parvenues. Tout cela se réduit à deux questions. La première est l'affaire du Rif au Maroc, c'est-à-dire la question de Sîdî Abdelkrim, tandis que la seconde concerne la région des Zwawas en Kabylie… »
[52] Cf. al-Chihab, le journal réformiste de Ben Badis (réédition complète en 16 volumes, 1925-1939, Beyrouth, Dar al-Gharb al-Islami, 2001), n° de novembre 1931.
[53] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 44-47.
[69] Ch. Darqâwî (Lettres sur la Voie spirituelle, op. cit., p. 148) rapporte ce propos d’Alî al-Jamal : « Ainsi, s’il nous arrive d’être submergés par l’océan de la réalité spirituelle, nous pouvons regarder les bannières du Prophète, tenues par nosseigneurs les gens de la science extérieure, et ainsi revenir à cette science et éviter le naufrage. »
[76] Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 229. C’est littéralement vrai, en années solaires, puisque la fondation, sous son nom actuel, de l’Alawiyya date de 1914 et que ch. Alawî est né en 1874.
[77] C’est presque exact puisqu’il décède dans sa 62e année lunaire.
[93] Sur ce sujet, cf. la postface d’Éric Geoffroy dans Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 285 sq., qui résume bien cette question de l’héritage « muhammadien » dans la Shâdhiliyya.
[94] Cf. par exemple Cor (2, 143) : C’est ainsi que Nous avons fait de vous une communauté intermédiaire, ou le hadith : « Le meilleur est dans le juste milieu ». Ces deux sources sont citées ensemble dans la réponse d’ordre symbolique de ch. Alawî à la question suivante : « Pourquoi le Prophète a-t-il choisi le lait [parmi les trois boissons proposées au paradis] ? », où le maître algérien exprime bien cette auto-conception de l’islam : c’est « que le vin est une boisson christique, l’eau une boisson mosaïque et le lait une boisson abrahamique, car elle est intermédiaire entre la sobriété [de l’eau] et le ravissement [du vin, istilâm]… Le vin est pure ivresse et l’eau sobriété totale, le lait se trouvant entre les deux : il remplace l’eau en cas de soif et remplace le vin lorsqu’il devient acide... (Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 105).
[95] Cf. ch. Darqâwî (Lettres sur la voie spirituelle, op. cit., p. 91) : « Tant que l’Esprit conserve sa pureté, son excellence, son éclat, sa beauté, sa noblesse, sa hauteur et sa grandeur, seul le nom d’Esprit lui convient. Mais quand il perd cet état de pureté, d’excellence, d’éclat, de noblesse, de hauteur et de grandeur, qu’il s’assombrit du fait d’avoir quitté sa patrie et de demeurer en compagnie d’autres que ses bien-aimés, alors le nom qui lui correspond est celui d’âme. »
[96] Ch. Alawî, De la Révélation, op. cit., p. 28.
[102] Ce poème a été traduit et publié à la suite du commentaire cité : De la Révélation, op. cit.
[103] Ch. Alawî, Dîwân, op. cit., p. 102-103 : « Ô Seigneur, sauve-nous/Par [l’intercession] des gens de la silsila/Ô Seigneur, nous Te demandons par eux/Qui sont les dépositaires sûrs des secrets de la réalisation spirituelle/ Tu leur as confié les secrets de la réalité spirituelle (haqîqa)/ Qu’ils ont préservée, tout en exposant clairement la nature de la voie (tarîqa). »
[105] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 133-138.
[106] Qâdirî (cf. Irshâd al-râghibîna, op. cit., p. 178) explique ainsi en quoi il s’agit d’une caractéristique spécifiquement « muhammadienne » : « Le Prophète parlait aux gens selon leur niveau de compréhension et incitait à agir ainsi car tous les gens n’ont pas les mêmes capacités, qui varient selon leur degré d’inspiration : l’élite ne comprend pas de la même manière que la masse. »
[107] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 133-138.
[108] Une expression coranique : cf. Cor. (38, 20).
[114] Ch. Alawî, faisant un commentaire oral ésotérique, explique que « Gabriel n’est pas une réalité extérieure à Muhammad, mais il en est l’esprit. Son extérieur est Muhammad et son intérieur est Gabriel » (Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 75-76).
[121] Ce dernier point constitue l’une des nombreuses attaques diffusées par les rivaux du cheikh et démenties à plusieurs reprises par ce dernier. C’est à ce rapport rempli d’erreurs qu’Augustin Berque lui-même se fie (op. cit., p. 733), reprenant notamment à son compte cette critique, dont il pense trouver une confirmation dans les propos du secrétaire du cheikh, Qâdirî, lorsque ce dernier écrit que « Mostaganem est devenue la qibla des pèlerins » : c’était bien mal connaître la rhétorique arabo-musulmane ! Berque s’est manifestement également inspiré de ce rapport pour le soi-disant séjour de 10 ans en Orient, voyage qui n’a en réalité duré pas plus de deux mois.
[127] Elle est par exemple mentionnée très explicitement dans les lettres de ch. Darqâwî.
[128] Lings, op. cit., p. 16-20, qui cite l’ouvrage de Carret.
[129] Khelifa, op. cit., p. 836, qui cite la revue Pro Humanitate de mai 1952.
[130] À ce sujet, cf. Mark Sedgwick, Against the Modern World: Traditionalism and the Secret Intellectual History of the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2004, traduit en français sous le titre : Contre le monde moderne, Paris, Dervy, 2008.
[131] Notamment presque la moitié du chapitre sur la lettre alif (cf. Unmuj al-farîd, publié dans ch. Alawî, Rasâ’il al-shaykh al-mustaghanimî, op. cit., p. 369-371), dans lequel l’auteur développe longuement, à propos du Prophète et en comparant avec Marie, le thème de la contemplation de Dieu dans les formes extérieures.
[132] Le manuscrit de ces Dix réponses à dix questions posées par le libraire Eugène Abderrahman Tapié d’Oran, qui traite globalement des rapports de l’islam et de l’Occident, n’a jamais été terminé par ch. Alawî, mais Khelifa, qui l’a consulté dans les archives de la zaouïa, parle de quatre cahiers totalisant 250 pages (op. cit., p. 22). Seule l’introduction d’une vingtaine de pages a été publiée dans A. Bentounès, Rawda, op. cit. On y découvre un ch. Alawî inhabituel qui, tout en restant dans l’ordre des grands principes, sait parler politique et société. Sur Tapié, premier disciple français du cheikh dès environ 1914 et le seul, pour cette époque, à être resté dans l’orbite de la confrérie jusqu’à sa mort survenue en 1923, cf. Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 55-61, où figurent notamment l’éloge funèbre prononcé par ch. Adda Bentounès à l’occasion de son enterrement et des extraits d’articles de presse. Avant sa rencontre avec ch. Alawî, Tapié était déjà musulman mais plutôt connu comme journaliste très engagé politiquement. Il avait notamment fondé à Oran le journal El Hack – Le Jeune Égyptien « avec la collaboration, précise Ageron (Genèse de l’Algérie algérienne, op. cit., p. 332), d’une équipe où se détachent les noms de Si Ahmed Ben Rahal, confident de l’ex-conseiller général de Nedroma, Si M’hammed, d’Ahmed Bouri, instituteur socialiste, et d’Omar Racim ». Dans son éloge funèbre de Tapié, A. Bentounès précise que le maître ne l’avait accepté comme disciple qu’à la condition expresse « qu’il renonce à la politique », parce que « la voie (madhhab) de ch. Alawî, dit-il, s’oppose à toute action et but politiques » (cf. réf. ci-dessus).
[133] La seconde venue du Christ y est concomitante de celle du Mahdi, à tel point qu’un hadith dit même qu’il n’y a en réalité « pas d’autre Mahdi que Jésus ».
[134] Cf. Cor. (54, 1), qui en fait un symbole eschatologique : L’Heure approche et la lune se fend.
[144] On explique souvent que le terme âya, « verset » du Coran, signifie littéralement « signe » : aussi, l’appel coranique à comprendre les versets du Livre clair (kitâb mubîn) porte également sur les « signes » de la création, en tant que « livre cosmique », un équivalent du liber mundi du Moyen-Âge occidental, comme l’exprime ce verset coranique : Nousleur montrerons nos signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils voient clairement que c’est la Vérité (41, 53).
[145] D. Gril, « Le saint et le maître ou la sainteté comme science de l’Homme, d’après le Rûh al-quds d’Ibn ‘Arabî », dans Nelly Amri et Denis Gril (dir.), Saint et sainteté, op. cit., p. 55-97, p. 57.
[146] Cf. notamment Ibn ‘Atâ’ Allâh, Latâ’if al-minan, traduit de l’arabe par Éric Geoffroy, La sagesse des maîtres soufis, Paris, Grasset, 1998, p. 68 sq.
[147] Ch. Alawî, Sagesse céleste, op. cit., p. 409.
[148] « Shu‘ayb b. Maymûn, un savant et mufti, racontait souvent un prodige expérimenté à l’occasion de sa rencontre avec le cheikh. Il y avait là un récipient avec du lait, et il s’était dit : “Si j’en bois deux fois, ce sera un signe de la station du cheikh et du fait que je boirai de ses secrets”. Or ch. Alawî lui tendit le récipient en lui disant de boire, et quand il l’eut reposé, lui demanda d’en boire de nouveau » (A. Bentounès, Rawda, op. cit., p. 123). ‘Abd al-Qâdir ibn Taha (Diyâ’ l-lâmi’, op. cit., p. 41), dont il faut préciser que la biographie de ch. Alawî reprend souvent des sources exclusivement orales, comme ici, cite une discussion entre deux disciples, Hâshimî Bou ‘Amâma et Oubouaziz. O : « Tous les disciples doivent-ils partir en siyaha à Mostaganem pour l’ihtifâl ou seulement une partie, ceux qui restent apportant une contribution à la zaouïa ? » H : « Ch. Alawî t’a-t-il demandé d’apporter les fuqarâ’ ou de l’argent ? » O comprit et dit : « D’accord, tous les fuqarâ’ y participeront et fortifieront ainsi la réunion. » Lorsqu’ils arrivèrent, ch. Alawî accueillit Oubouaziz et lui dit : « C’est bien ce que je t’ai dit Sîdî Abderrahmân ; apporte-moi les fuqarâ’ et non l’argent. »
[149] Cf. Jacques Berque, L’islam au défi, Paris, Gallimard, 1980, p. 16 : « … le cheikh Ben Alioua, qui fit un jour ses adieux à mon père, en lui annonçant la date de sa propre mort. » Comme l’explique Nelly Amri, « le don de claire-vue est depuis longtemps un des prodiges les plus stables dans la structure générale des karâmât attribués au awliyâ’ [saints] en lfrîqiya et au Maghreb (Saint et sainteté, op. cit., p. 199) ».
[150] Bûshnâq (Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 86-90), un savant aveugle de Tlemcen, trouve seul dans une bibliothèque, sur ordre de ch. Alawî, un livre dont le cheikh lui avait simplement donné le titre, et ce, malgré sa cécité.
[151] Le cas le plus connu étant celui du savant Boudilmi, formé à l’école de Ben Badis, qui deviendra plus tard à Tlemcen l’adversaire le plus acharné du nouveau chef des réformistes après la mort de Ben Badis, Bachir Ibrahimi.
[153] Comme dans ce rapport administratif sur la « situation politique et administrative des indigènes » de mai/juin 1921 (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 35) : « D’autres, envoyés aux mokaddems de Benalioua pour renseigner l’administration sur les nouvelles doctrines, sont revenus si bien catéchisés qu’ils n’ont rien voulu en dévoiler et qu’ils comptent aujourd’hui parmi les plus ardents partisans de l’alaouisme. »
[154] Ch. Alawî lui reproche de faire tout ce qu’il peut contre l’Alawiyya. Kahoul a notamment chassé des Alawis d’une mosquée où ils s’étaient réunis à l’occasion du mawlid, puis a tenté de les empêcher de tenir leur ihtifâl dans les mosquées d’Alger. La lettre se termine par une prière doublée d’une menace : « Pour finir, j’espère que Dieu t’éclairera et fera que cet acte inconscient réalisé contre les maisons de Dieu soit pour toi le dernier. Ne leur refuse pas [aux mosquées] leur droit, car tu es responsable devant Dieu. Et celui qui ne craint pas Dieu au travers de son comportement avec les hommes, recevra bientôt une rétribution de son Seigneur. Que la paix soit sur les gens de la paix ! » (Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 204-210). Kahoul sera assassiné quelques années plus tard, et sa mort fait encore l’objet de débats parmi les historiens, la responsabilité au moins indirecte du réformiste Tayeb el-Oqbi étant souvent pointée du doigt.
[155] Le terme arabe consacré est kharq al-‘awâ’id qui signifie littéralement « rupture de la causalité ordinaire » : on est donc très proche de la notion de phénomène « contre-intuitif ».
[156] Cf. par exemple ch. Alawî, Sagesse céleste, op. cit., p. 113 : « Pour résumer, disons que le prodige de l’aspirant droit est à son avantage, mais celui du disciple qui manque de rectitude joue contre lui ; il ne doit donc pas en tirer argument, car de simples magiciens arrivent aussi à faire des choses inexplicables. On vint raconter à Abû Yazîd al-Bistâmî qu’un tel marchait sur les eaux ; ce dernier répondit que la baleine dans la mer et les oiseaux dans le ciel étaient bien plus extraordinaires que cela. Sîdî Abû l-’Abbâs al-Mursî disait : “L’important n’est pas de parcourir de grandes distances par compression miraculeuse de l’espace, l’important, c’est que l’espace de son âme soit comprimé, et que l’on se retrouve en présence de son Seigneur. »
[157] Qu’on distingue donc du rêve « purement psychique ».
[158] Voici ce qu’en dit Jarîdî en 1925 : « Tous les disciples de la tarîqa Alawiyya ont au cours de leur sommeil des visions par lesquelles Dieu leur apporte une confirmation [sur ch. Alawî et/ou la voie]. J’ai vu à Mostaganem un ensemble d’écrits rassemblant les visions des disciples, à quelques milieux qu’ils appartiennent, et n’importe laquelle de ces visions est une confirmation suffisante pour celui qui la reçoit (Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 201-202). Cf. également ibid., p. 206-207, à propos de Muhammad b. Hamû b. Jawhara, cadi de l’une des tribus des Qli‘a dans la région de Melilla, dont une vision est effectivement reprise dans la Rawda : « J’ai vu un certain nombre de ses visions retranscrites qui concernaient ch. Alawî, elles se trouvent aujourd’hui consignées dans le Dîwân des visions. »
[159] Ch. Alawî, De la Révélation, Paris, Entrelacs, 2011.
[160] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 174-177.
[161] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 105-111.
[166] Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 160. On voit ici que le fard n’est parfois qu’une autre désignation du qutb, le « pôle », du point de vue sa singularité, tout comme le terme ghawth met en évidence son aspect de recours et d’intercesseur.
[172] Texte cité et traduit par Khelifa, op. cit., p. 469 sq., qui fournit dans sa thèse le manuscrit de cette lettre signée « Muhammad b. ‘Abdelkrim al-Khattâbî » et datée du 15 sha‘bân 1340 (avril 1922). Ce rattachement ne semble pas avoir eu de suite. Suite à quelque dénonciation, ch. Alawî avait ainsi expliqué aux autorités françaises, selon le récit qu’en fait ch. Adda Bentounès (Rawda, op. cit., p. 161-162), que ses relations avec l’Émir étaient uniquement d’ordre spirituel : « Il est bien mon disciple, mais ce jihâd qu’il mène pour son peuple est une initiative de sa part et je ne lui ai rien dit en la matière. Par ailleurs, je n’y vois pas la moindre trace d’hostilité envers la France et, même s’agissant de l’Espagne, il ne s’agissait pas d’une guerre menée par nationalisme (wataniyya), mais simplement d’une question d’honneur et de respect des droits de l’homme (al-huqûq al-insâniyya). À mon avis, si l’Émir Abd El-Krim avait trouvé parmi les Espagnols quelqu’un d’enclin à revenir sur certaines décisions, la poudre n’aurait pas parlé. Voilà ce que nous pensons au sujet de l’Émir Abd El-Krim. Quant aux lettres que nous avons échangées, ce sont des lettres affectueuses axées sur l’enseignement spécifique de la voie spirituelle, et elles n’ont rien à voir avec les bruits que font courir à mon sujet les calomniateurs. »
[175] C’est-à-dire le témoignage de foi musulman : « Pas de divinité si ce n’est Dieu », mais il prend ici bien sûr une certaine « connotation » soufie.
[179] Si la tradition distingue déjà entre la « vision authentique » du croyant et le simple songe ordinaire de nature purement psychique, un rêve où le Prophète apparaît revêt une importance toute particulière car, selon le hadith, « celui qui me voit en rêve me voit vraiment, car Satan ne peut prendre mon apparence. »
[180] Lings, Un saint soufi, op. cit., p. 73-74, qui cite l’autobiographie de ch. Alawî publiée après sa mort, en 1936, dans l’ouvrage de ch. Adda Bentounès (Rawda, op. cit., p. 165-166).
[190] Cf. par exemple son Unmuj al-farîd, publié dans ch. Alawî, Rasâ’il al-shaykh al-mustaghanimî, Beyrouth, Dar Al-kotob Al-Ilmiyah, 2007 [1e éd. 1981], p. 375 sq., où ch. Alawî met audacieusement en garde ses adversaires en citant deux versets qui l’assimilent implicitement à Muhammad : Diront-ils : il l’a inventé ?, et : Apportez donc une sourate semblable…