Les premières années de la vie de ch. Alawî ne sont somme toute, malgré les nombreux écrits disponibles, pas très bien connues, et il est difficile d’en établir une chronologie fiable. Si l’on compte que l’un des premiers rapports sur lui, dont les éléments sont fournis par le cadi Hachlaf, un mostaganémois, comporte bien des erreurs, qu’Augustin Berque, qui l’a pourtant connu, s’est également parfois lourdement trompé, ou que le cheikh ne semble pas avoir connu précisément sa propre année grégorienne de naissance, il est évident que lui-même accordait assez peu d’importance à sa propre histoire, son autobiographie partielle ayant été vraisemblablement écrite à la demande d’un disciple et probablement dans le même contexte d’attaques contre sa confrérie dont les Shahâ’id wa l-fatâwî, ouvrage de témoignages publié en 1925, est également la conséquence.
Selon son acte de naissance, l’événement ayant été dûment enregistré le lendemain par l’état civil indigène, c’est le 13 octobre 1874 (correspondant au 2 ramadân 1291) que naît ch. Alawî, dont le nom courant est Ahmed Benalioua, de Mustapha Benalioua et Fatma Bensbia[1]. Son père, qui exerce selon l’acte le métier de cordonnier, a alors 46 ans, tandis que sa mère est âgée de 30 ans. La famille Benalioua est issue d’une lignée de cadi, ce qui fait que le cheikh, malgré les apparences, appartient à l’élite socio-religieuse de Mostaganem. Il reçoit son instruction primaire de son père, mais la pauvreté de sa famille l’amène à commencer à travailler très tôt comme « savetier », évoluant probablement assez rapidement vers une activité liée à la semi-industrie du cuir ; puis il passe au commerce. C’est peu de temps avant de perdre son père, vers ses 16 ans, qu’il commence à s’intéresser aux sciences religieuses, étudiant en quelque sorte en auditeur libre le droit et la théologie. Un peu plus tard, il intègre la confrérie des Aïssawâ, la deuxième à Mostaganem en effectif (une trentaine d’adeptes aussi bien en 1884 qu’en 1895) après les Darqâwâ et la seule avec eux à disposer d’une zaouïa, mais n’y reste qu’environ deux ans. Entre temps, il s’est marié, donc assez jeune et en tous cas avant dix-huit ans, puis a divorcé une première fois ; ce mariage si jeune prouve que le cheikh est un bon parti pas seulement socialement mais également d’un point de vue économique. Compte tenu du fait que son intérêt pour la « science extérieure » (‘ilm al-dhâhir) semble apparaître dès avant la mort de son père, mais probablement de peu, puisqu’il n’a que 16 ans, que ces études durent deux ans et qu’il rencontre ch. Bûzîdî vers ses 20 ans, la période d’investissement dans les pratiques spectaculaires de cette confrérie plutôt populaire a nécessairement duré moins de deux ans : comme il l’explique lui-même, ce sont précisément ces pratiques caractéristiques de la ‘Isâwiyya qui, après l’avoir séduit du fait, dit-il, « de sa jeunesse et de l’attirance instinctive, inhérente à la nature humaine, pour les prodiges et les merveilles », finissent par le rebuter, lui paraissant peu conformes aux enseignements du Prophète. En très peu de temps, il cesse de fréquenter cette confrérie.
La rencontre avec ch. Bûzîdî et l’épisode où ce dernier lui demande de charmer un serpent, seule pratique ‘isâwie qu’il a conservée, pour lui enseigner un thème soufi fondamental, à savoir que l’ego est un serpent bien plus venimeux que tous ceux qu'il manipule, ont lieu aux alentours de 1894, date qui résulte de l’autobiographie dans laquelle ch. Alawî dit avoir servi son maître pendant 15 ans, jusqu’à sa mort en 1909. Cette hypothèse d’une rencontre en 1894 est remarquablement conforme aux données de source administrative puisque que fin 1895/début 1896, ch. Bûzîdî est déjà connu de la sous-préfecture de Mostaganem comme « moqaddem » mais ne fédère qu’une vingtaine d’adeptes présentés comme de jeunes mostaganémois pour l’essentiel. Très tôt, ch. Alawî est mis en avant par son maître, qui le laisse parler à sa place, et l’accroissement des effectifs de la confrérie en est le résultat. Il lit ainsi aux fuqarâ’ des ouvrages de sa composition du vivant même de son cheikh. Le premier qu’il achève, l’ayant rédigé en 1901 en six jours après autorisation de son maître, est le Mi‘râj al-sâlikîna wa nihâyatu l-wâsilîna, commentaire d’un poème de ch. Bûzîdî : Lammâ fanaytu l-fanâ, en réponse à des critiques dont l’origine n’est pas précisée et pour en expliciter le sens[2]. Si les Minah al-qudusiyya, un commentaire ésotérique d’un ouvrage de droit, le Murshid al-mu‘în d’Ibn ‘Âshir, ont été terminés en 1907[3], leur rédaction a certainement commencé bien avant, puisqu’à l’issue de la période où il se consacre totalement au dhikr (invocation), ch. Bûzîdî l’autorise à assister de nouveau aux cours de théologie et de fiqh. « C’est avec [ce livre] que le cheikh, nous dit l’un de ses biographes, a commencé à éduquer spirituellement les disciples, en présence de son maître. Ch. Bûzîdî avait grande envie de le lire. Il le prenait, lisait un passage et se mettait à pleurer puis le reposait. Il louait Dieu pour la noblesse d’un tel fils spirituel[4]. » C’est donc très probablement ce livre, ainsi que l’ébauche d’un autre commentaire, les Mawâdd al-ghaythiyya, qui constituait la base d’un enseignement spirituel délivré par ch. Alawî ; concernant ce dernier livre, il s’agissait de commentaires sur les aphorismes d’Abû Madyan dont il explique lui-même qu’il en a commencé l’étude en compagnie des disciples à peu près à l’époque de son entrée dans la voie. « Ainsi, grâce à Dieu, dit-il, cette confrérie s’accrut[5]. » C’est donc bien lui qui est à l’origine de l’extension de la confrérie : le groupe qui ne comptait qu’une vingtaine d’adeptes en 1896 commence effectivement à voir croître ses effectifs.
S’il est une notion qui revient souvent dans l’autobiographie du cheikh, c’est celle d’émigration (hijra), idée qui commence à le tarauder vers 1907. Qu’il s’agisse de lui ou des autres, la décennie 1900-1910 est fortement marquée par ce phénomène qui pousse beaucoup d’Algériens à émigrer vers le Maroc, Tunis et surtout la Syrie, et qui trouvera son point d’orgue en 1911 avec le mouvement massif que les historiens ont appelé « l’exode de Tlemcen ». Plusieurs événements peuvent expliquer une ambiance psychologique encore plus pesante pour les musulmans de l’Oranie en 1907[6] : l’évolution de la question marocaine et les événements des Beni Snassen[7] ; les opérations de recensement de 1908, qui ont pu amener les musulmans à penser que leur enrôlement contre les Marocains était imminent ; le décret du 17 juillet 1908 appliquant aux musulmans la conscription militaire : Ageron signale que « selon la mémoire collective des Algériens, cette affaire de la conscription fut considérée à l’époque comme une des pires violences du colonialisme[8] », et d’ailleurs, suite à divers incidents, l’application du projet de conscription sera retardée. Même si ch. Alawî change radicalement d’avis après son voyage en Turquie, il n’est pas douteux que de 1907 à fin 1909, son état d’esprit se ressent fortement de l’ambiance générale d’inquiétude pour la foi et la religion dans laquelle baignent les musulmans algériens, et tout particulièrement les milieux religieux.
C’est le 12 shawwâl 1327, soit le 27 octobre 1909, que meurt ch. Bûzîdî. On sait par les sources alawies que la succession ne va pas être réglée immédiatement, à la fois parce qu’il y a d’autres « candidats » et parce que ch. Alawî ne semble pas l’être lui-même tant il donne l’impression de n’avoir qu’une seule envie, celle d’émigrer ! Certains disciples de ch. Bûzîdî affirment même explicitement avoir songé à rester « indépendants ». Les adeptes se réunissent à plusieurs reprises, mais aucune décision n’est prise, notamment parce qu’on sait ch. Alawî décidé à émigrer. Dans son autobiographie, le futur maître en vient à la réunion finale :
Lorsque les fuqarâ’ eurent pris la détermination de ne pas me laisser partir, les circonstances étant tout en leur faveur, ils décidèrent de faire une réunion générale dans la zaouïa de notre Maître. [La réunion eut lieu en présence des fuqarâ’ les plus importants, et le connaissant par Dieu, le cheikh al-Hajj Muhammad ibn Yallas al-Tilimsânî, aujourd’hui émigré à Damas en Syrie, était de leur nombre. Il se chargea de faire un discours où il précisait les qualités attendues de celui qui devait prendre en charge les fuqarâ’], et ils firent tous (jamî‘an) serment d’allégeance (bay‘a) envers moi, par la parole ; ce serment continua à être fait de cette manière par les fuqarâ’ les plus importants tandis que, par la suite, tous les débutants le firent par le contact des mains[9].
Ch. Alawî reçoit donc le serment d’allégeance de tous les disciples de ch. Bûzîdî présents à cette réunion, puis celui de tous les autres « sauf deux ou trois, précise-t-il ».
La confrérie reste en 1909 un groupe restreint, centré sur Mostaganem, Relizane et Tlemcen, dont l’effectif ne doit pas dépasser le millier de disciple. Le récit du voyage qu’entreprend ch. Alawî immédiatement après son élection est décrit par le menu dans son autobiographie, mais ce sont surtout ses motivations qui, me semble-t-il, n’ont pas été suffisamment éclaircies : il est tout de même bien rare de voir un maître fraîchement nommé quitter ses confrères sans crier gare, qui plus est en donnant l’impression de n’être pas sûr de revenir ! Khelifa date le voyage en Orient de mi-novembre à fin décembre 1909, soit une durée de seulement un mois et demi. Le récit permet de percevoir l’état d’esprit alors assez changeant de ch. Alawî : d’un côté, son texte est parsemé de phrases qui contiennent l’idée et le mot d’émigration ; de l’autre, son indécision et son improvisation permanentes manifestent clairement une attente de voir le destin trancher à sa place dans ce débat intérieur sur l’opportunité on non d’émigrer. Ce qu’il trouve en Orient, plus précisément à Istanbul, le déçoit, et il décide très vite de rentrer dans son pays.
Mais l’homme qui revient à Mostaganem n’est plus le Benalioua qui en est parti : comme tous les textes dont nous disposons le montrent, il n’a plus de doute, plus de désir de perfectionner ses connaissances exotériques[10], plus de réticences à assumer la fonction de cheikh, et surtout l’idée d’émigrer a totalement et définitivement disparu de son esprit, à tel point que son autobiographie ne mentionne même pas l’exode de Tlemcen qui n’a lieu qu’un an et demi plus tard et fait grand bruit à l’époque. Cette autobiographie partielle, pourtant écrite après 1925, s’arrête au moment de son retour début 1910 en Algérie, comme si ce voyage marquait une crise et une rupture dans sa vie intérieure, prélude à un nouveau départ, qui a effectivement lieu juste après, et même sur les chapeaux de roue. La conclusion du cheikh, notamment dans sa critique des Kémalistes[11], marque plus profondément une évolution « idéologique » et peut-être même une prise de conscience que, dans le futur qui se dessine, aucun pays musulman oriental ne pourra rester à l’écart de l’évolution du monde : en louant la « constance dans la foi de ses pères et de ses aïeux » et en choisissant de rester dans un pays colonisé et géré par des non-musulmans, le cheikh renoue avec la posture de ch. Bûzîdî, qui consistait à dénier à la situation coloniale tout caractère d’entrave rédhibitoire à la religion et encore moins à la spiritualité.
Le retour du cheikh en Algérie marque pour la confrérie le début d’une ère d’extension sous sa houlette : tout d’abord, sans qu’on puisse véritablement parler de « rupture[12] », il se démarque des Darqâwâ en renommant vers 1914 sa confrérie « tarîqa ‘Alawiyya[13] ». Les motivations de ce changement de nom sont ainsi expliquées dans un livre publié de son vivant, en 1920, par l’un de ses secrétaires :
Pourquoi cette tarîqa est-elle appelée « Alawiyya » ? Elle s’appelle ainsi aujourd’hui et est connue sous ce nom, alors qu’elle était appelée « Darqâwiyya » au Maghreb et « Shâdhiliyya » au Machreq, en raison de son excellence et de l’évidence de son efficacité. Il est bien connu qu’un cheikh ne donne son nom à une voie que lorsque son illumination divine et sa réalisation de la voie prophétique sont telles qu’elles atteignent aussi bien son milieu proche que les contrées lointaines [...], que sous son action les gens obtiennent la réalisation spirituelle, que ses disciples ayant obtenu le fath sont nombreux et qu’ils diffusent la voie selon la méthode « spéciale » jusque dans des régions éloignées. Or le cheikh Alawî correspond tout particulièrement à une telle description[14]...
Puis, à partir de 1920, la confrérie, de par ses initiatives (livres, périodiques, associations, réunions publiques) et son inscription dans le panorama social et religieux de l’Algérie, incarne de plus en plus un effort de revivification de la religion, et non plus du seul soufisme, mais également de résistance des milieux traditionalistes au mouvement réformiste de Ben Badis. Cette nouvelle étape ne constitue pas un simple développement numérique, mais une véritable mutation d’une structure qui, originellement à vocation « spiritualiste » et même relativement « quiétiste », se transforme en une organisation exo-ésotérique pour ainsi dire « à but multiples » : en un peu plus de vingt ans, l’effectif passe de 1 000 à 100 000 disciples[15] : c’est de cette mutation qu’il sera amplement question ici, notamment dans l’analyse de la facette « réformatrice » du cheikh. Le maître fondateur décède le jour de la fête nationale, le 14 juillet 1934[16].
L’appartenance à l’élite sociale et à la noblesse religieuse
Ch. Alawî appartient à l’élite sociale de Mostaganem, et d’ailleurs plusieurs noms de notables importants figurent parmi les disciples de la confrérie dès l’époque de son maître, ch. Bûzîdî. Pourtant ce n’est pas sa fréquentation de familles connues[17] qui assimile le cheikh à ce milieu, car en réalité il en est lui-même issu de différentes façons.
Il y a en effet plusieurs manières de faire partie de l’élite, et il faut tout d’abord distinguer entre noblesse religieuse et noblesse d’épée. La noblesse religieuse elle-même comporte bien des ramifications : il y a bien sûr les chorfa, les descendants du Prophète, mais on trouve également des descendants de Compagnons de ce dernier ou de personnages célèbres, à commencer par les saints. Enfin, appartenir à une famille de savants ou de responsables religieux représente bien une certaine forme de noblesse religieuse, comme le montre Gilles Veinstein pour la société de l’Empire ottoman, dans laquelle les oulémas constituent souvent des « lignées durables » qui s’apparentent à une « noblesse de robe », s’agissant des plus illustres familles[18]. Concernant la noblesse « d’épée », ceux qu’on appelle les « jouads » sont des nobles d’origine militaire. Dans l’Algérie ottomane, ils formaient le premier cercle dirigeant puisque l’organisation était fondée sur l’alliance du bey avec les grands vassaux et ces militaires[19]. Ch. Alawî, étant Kouloughli, appartient à un groupe social qui disposait d’un certain pouvoir, après celui des Turcs, dans l’organisation politique qui prévalait avant l’arrivée des Français. Il a surtout une forte légitimité religieuse puisque sa famille occupe traditionnellement des postes de cadi depuis des générations. Le mufti de Mostaganem, ‘Abd al-Qâdir b. Qarâ Mustafâ, écrit dans une attestation que le cheikh appartient à une famille « bien connue et respectable et que ses ancêtres étaient des savants, des hommes pieux et d’excellents musulmans ». La plupart des disciples renvoient à un poème[20] sur les savants de Mostaganem qui mentionne l’un de ses ancêtres, Ahmad, surnommé Abû Shantûf, dont l’auteur fait ainsi l’éloge :
Et le hanéfite toujours ancré dans la servitude envers Dieu, de la lignée des ‘Ulaywa, le juriste bien guidé[21].
Cet Abû Shantûf est lui-même le fils d’un religieux célèbre, « le saint, le juste, surnommé “l’homme au front tanné[22]”, Ibn al-Hâjj ‘Alî, connu des gens sous le nom d’Alîwa[23], et c’est de lui que vient le nom de la famille[24]. » C’est cet ancêtre qui est venu depuis Alger s’installer à Mostaganem, probablement pour prendre un poste de cadi. Ch. Adda Bentounès signale que cette famille ‘Alîwa était l’une des plus riches et prestigieuses de Mostaganem, mais que cette richesse avait commencé à dépérir, en comparaison avec le lustre d’antan, avant même la colonisation. Il raconte également que « selon certains, les fonctions de cadi leur étaient réservées du temps de l’Empire ottoman ou, selon d’autres, que 33 membres de cette famille l’assumèrent. » Selon Qâdirî[25], « depuis l’époque antérieure à l’installation de la famille en Algérie jusqu’à aujourd’hui, elle a fourni environ 26 cadis, dont le dernier n’était autre que le fils d’un oncle paternel du cheikh, Sîdî Ibn Hashâ b. Sîdî l-Hâjj Hammû b. Alîwa qui est mort il y a trois ans à peine depuis la rédaction de ce livre[26]. »
On voit donc ici que ch. Alawî est issu d’un milieu religieux officiel, même si lui-même n’a pas suivi les traces de ses ancêtres. Dans une société où le prestige dépend beaucoup plus de la famille que de l’individu lui-même, cette origine est nécessairement un gage, sinon de réussite, du moins de reconnaissance. C’est d’ailleurs ce qui explique que sa sœur puisse se marier avec un membre de l’une des familles religieuses les plus importantes de Mostaganem, les Ben Bernou, famille dont deux membres ont occupé, avant ‘Abd al-Qâdir b. Qarâ Mustafâ que j’ai cité ci-dessus, la charge de mufti de Mostaganem pendant environ cinquante ans[27]. C’est ce statut social qui explique le soutien de la haute société de Mostaganem, qui lui permet en très peu de temps de passer d’un métier artisanal à une activité commerciale qui fonctionnera presque toute seule, grâce à l’appui des plus importants commerçants de Mostaganem, tels ses condisciples Ahmad Bensmaïn et Hammâdî b. Qarâ Mustafâ. Il épouse d’ailleurs une parente de ce dernier, s’alliant donc à la famille du mufti de Mostaganem lui-même.
La formation exotérique
On sait par son autobiographie que ch. Alawî a reçu de son père son instruction primaire, n’ayant jamais mis les pieds dans une école coranique comme il le dit lui-même, écrivant encore difficilement à la fin de sa vie. Ce genre de méthode n’a rien d’anormal dans une société traditionnelle, comme Alfred Bel le constate pour Tlemcen où « l’éducation religieuse est donnée dans la famille par les parents, le père surtout[28]. » Le mufti Ben Qarâ Mustafâ dit même du cheikh qu’il a été « éduqué par son père et sa ‘ashîra », c’est-à-dire la famille au sens large, ce qui, dans le contexte, doit être pris comme un éloge. Il faut dire d’ailleurs que la jeunesse du cheikh coïncide avec ce qui est peut-être l’un des pires moments de l’histoire coloniale du point de vue de l’instruction primaire des musulmans en Algérie. Le nombre d’écoles coraniques a drastiquement chuté, tout comme les écoles de zaouïa non plus autorisées mais simplement « tolérées » et surveillées par les autorités militaires. Ageron montre que « vers 1880, il était de mode de soutenir que les indigènes devaient apprendre notre langue et que notre école seule pourrait les civiliser », sans pour autant que l’enseignement secondaire français leur fût plus largement ouvert[29]. Pour l’enseignement primaire, les écoles communales « mixtes », présentées de mauvaise foi par le parti colonial comme un simple retour au principe de l’école arabe-française, étaient majoritairement tenues par des instituteurs congréganistes auxquels il était évident que les musulmans ne confieraient pas leurs enfants, d’autant que les communes, qui en avait la responsabilité budgétaire en territoire civil, refusaient exprès de payer les tolba chargés de l’arabe littéraire et du Coran. Ageron explique ainsi logiquement que vers 1870 « là où fut supprimé le taleb, les effectifs scolaires diminuèrent aussitôt et dans les années qui suivirent le vide fut bientôt absolu […] Tout au contraire, la politique de scolarisation continua en territoire militaire et la fréquentation scolaire des Musulmans fut maintenue ou augmentée dans les écoles arabes-françaises et accessoirement dans les écoles mixtes[30]. »
Concernant le Coran, ch. Alawî affirme l’avoir appris uniquement jusqu’à la sourate al-Rahmân[31], en raison, écrit-il, « des diverses occupations vers lesquelles je dus me tourner par suite d’extrême nécessité. Ma famille n’avait pas assez pour vivre, bien qu’on ne s’en fût pas douté, car mon père était très digne au point de ne jamais laisser paraître sur son visage ce qui était dans sa pensée, de sorte que personne n’aurait pu conclure de signes extérieurs qu’il avait besoin de quoi que ce fût. » Ainsi, compte tenu de l’âge habituel auquel on entame l’apprentissage du Coran, on peut supposer que le cheikh a commencé à s’acquitter de toutes sortes de petits travaux rémunérés dès l’âge d’environ 10 ans. Comme son père avant lui, il opte ensuite pour le métier de savetier, dans lequel il va rester quelques années, puis passe au commerce. Il faut bien avoir à l’esprit que dans la société traditionnelle musulmane les métiers artisanaux sont, à l’exception des occupations liées à l’enseignement religieux, mais dont la colonisation fait tout son possible pour les faire disparaître, bien plus prestigieux que le reste. Cela va de soi pour l’agriculture, mais c’est également le cas des nouveaux métiers existant dans le cadre colonial, tels que les emplois de petit fonctionnaire. En effet, comme le remarque Charles-Robert Ageron à propos de l’entrée en décadence dès les années 1860 de l’artisanat traditionnel, « du point de vue de la conscience de classe, il est remarquable que le prestige social de l’artisan ait survécu à sa déchéance économique. » L’historien fait alors cette remarque qui est très importante pour comprendre en quoi se présenter comme « cordonnier » dans une société musulmane traditionnelle n’est en rien dévalorisant et est même fortement compatible avec une origine noble ou une lignée religieuse prestigieuse, comme dans le cas de ch. Alawî :
Dans les cités traditionalistes jusque vers 1930, le statut d’un artisan demeure plus honorable que celui d’un petit fonctionnaire de l’administration française. Un instituteur musulman - un adjoint indigène, comme on disait avant 1919 - épousait difficilement la fille d’un artisan spécialisé, d’un maître passementier, d’un maître brodeur de Tlemcen ou de Nedroma. Pourtant le « niveau économique » de l’instituteur algérien était supérieur et il représentait financièrement un « bon parti » solide sinon aisé. Mais socialement il était encore tenu par les familles traditionnelles pour être d’un rang inférieur. Cela allait changer du tout au tout avec la crise des années 1930 à 1938 et le sentiment de la mésalliance naguère si puissant dans les familles bourgeoises allait peu à peu disparaître. Aussi bien les choses avaient déjà changé avant 1930 dans les cités moins traditionalistes[32].
Aussi, la tournure qu’emploie le cheikh ne doit pas faire illusion, et s’il devient artisan et même « savetier », c’est vraisemblablement parce que c’est le métier le plus en adéquation avec ses origines familiales et son statut social, d’autant qu’il ne va exercer ce métier que peu de temps et assez jeune, puisqu’il entre dans le commerce avant de perdre son père alors qu’il a « seize ans à peine ». Cet abandon d’une activité perçue comme noble, l’artisanat — il s’agit probablement plutôt à la fin d’une sorte de petite activité semi-industrielle dans le domaine du cuir —, au profit du commerce, était caractéristique d’un sens de l’adaptation économique plus prononcé des milieux kouloughlis, comme l’a bien mis en évidence l’historien Gilbert Meynier[33], par opposition aux Hadar, plus conservateurs et donc peu enclins à changer leurs « coutumes professionnelles », d’où un appauvrissement plus marqué de ce dernier milieu. Meynier cite d’ailleurs en exemple de réussite économique une famille kouloughlie bien connue de Tlemcen, les Bendimérad, dont de nombreux membres seront affiliés à l’Alawiyya.
Dans son autobiographie, ch. Alawî semble dire qu’il a commencé du vivant même de son père à suivre des cours religieux. Malgré l’inquiétude de sa mère qui refuse de le laisser circuler la nuit, en raison de l’éloignement de leur maison du centre de la ville, il persévère dans ses entreprises et assiste à ces cours qui l’attirent tant, mais cela ne dure « pas plus de deux ans ». Mais que sait-on des cours qu’il suit ? Lui-même affirme faire venir un enseignant qui lui dispense en quelque sorte des cours particuliers à domicile, mais si on excepte ce personnage non identifié, on ne sait quasiment rien de ses maîtres, ce qui montre assez clairement que le cheikh, malgré ses origines, n’appartient pas au milieu des savants[34] et ne se conforme pas lui-même à l’usage qui veut que l’on cite ses maîtres en sciences religieuses dans son autobiographie. On en connaît tout de même un grâce aux Shahâ’id et son témoignage est d’ailleurs doublement intéressant, puisqu’il confirme à la fois que le cheikh, et il le dit lui-même, était assez doué pour la théologie, mais qu’il a refusé, sous l’influence de ch. Bûzîdî, de s’engager dans cette voie de la « science extérieure ». Ce maître n’est autre que le futur mufti de Tlemcen, Muhammad b. al-Hâjj ‘Allâl, qui a longtemps vécu à Mostaganem où il enseignait. C’est en réponse à une question du secrétaire du cheikh, Ibn ‘Abd al-Bâri’, que le mufti rédige une lettre datée du 15 novembre 1923. Il y qualifie ch. Alawî d’ami intime (khill), qui est pour lui « comme un fils » et un cheikh murshid, c’est-à-dire un maître vraiment apte à guider spirituellement les gens :
Sache que j’ai vécu [à Mostaganem] 27 ans… J’ai fréquenté ce grand homme et ai été témoin de son adab et de sa grande dignité. Je n’ai vu que du bien chez lui. J’ai vu l’excellence de son comportement avec son maître, le ch. Bûzîdî, qui était satisfait de lui et le fut jusqu’à sa mort, après laquelle il le remplaça... Il assistait à certaines de nos leçons, particulièrement celles de théologie (‘ilm al-tawhîd) et de fiqh (jurisprudence) portant sur le Murshid al-mu‘în, ainsi que d’autres. À cette époque, je voyais briller sur lui sa piété et lui disais : « Quel dommage que tu ne te consacres pas à la science religieuse ! », en raison de la finesse de ses questions et de son adab. Mais mes espoirs se sont tout de même concrétisés et je considère que c’est un honneur de l’avoir eu comme étudiant. J’espère qu’il priera en ma faveur[35].
Ce sont donc probablement les leçons de théologie du mufti que ch. Alawî suivait quand il a connu le ch. Bûzîdî, et auxquelles ce dernier lui a imposé de renoncer momentanément, disant du kalâm, autrement appelé tawhîd, que « Sîdî Untel l’appelait la doctrine de l’embourbement (tawhîl). » Cette méfiance à l’égard du ‘ilm est d’ailleurs un enseignement fréquent de la Shâdhiliyya maghrébine, et on le trouve souvent exprimé de façon radicale justement par les plus lettrés des disciples du cheikh, tel le savant et chérif Muhammad b. Sâlim b. Wanâs, moqaddem de l’Alawiyya à Tunis, qui dit de son maître : « Que Dieu le récompense pour m’avoir sauvé de la bourbe de la théologie (awhâl al-tawhîd), et fait prendre conscience de l’espace de l’esseulement divin (tafrîd), transcendant aussi bien le conditionné que l’absolu[36]. » Voici ce que dit ch. Alawî de cette courte période où il étudie les sciences exotériques :
Mon assistance aux enseignements, en tout cas, ne dura pas deux ans ; cela me permit néanmoins, en plus de ce que je gagnai dans le sens de la discipline mentale, de saisir quelques points de doctrine. Mais ce ne fut que lorsque je m’intéressai à la doctrine des soufis et que je vins à fréquenter ses maîtres, que mon esprit s’ouvrit et que je commençai à posséder une certaine étendue de savoir et de compréhension[37].
Les témoignages
Ch. Alawî n’a reçu aucun « diplôme » officiel en matière de sciences religieuses. Pourtant, ce handicap plus socio-culturel que véritablement religieux sera largement surmonté grâce à l’un des ouvrages de la confrérie, les Shahâ’id, qui contient en effet de nombreux témoignages et attestations de représentants des milieux religieux faisant l’éloge du cheikh et reconnaissant la parfaite orthodoxie de l’Alawiyya tant au niveau de la doctrine que des pratiques. Pour le cadi de Mostaganem près le tribunal musulman (mahkama), ‘Abderrahmân Asbî‘, et pour l’ensemble des personnes qu’il a réunies pour l’occasion, ch. Alawî « a une haute stature du point de vue de la religion. Il ordonne le bien et interdit le mal. Il fait partie des guides qui appellent à Dieu et qui recommandent avec zèle de suivre la tradition prophétique. Il est bien connu de tous à Mostaganem sous ce rapport. Ses disciples sont connus comme faisant partie des meilleurs ; ils respectent la loi, et on n’a que du bien à dire à leur sujet[38]. » Selon le mufti de Mostaganem, ‘Abd al-Qâdir b. Qarâ Mustafâ, « il suit le madhhab malékite, le credo acharite et la voie shâdhilie, assiste à la prière du vendredi et suit l’assemblée des musulmans, désire le bien pour lui-même et les autres. Comment donc pourrait-on le soupçonner de dévier de l’islam[39] ? » Pour le mufti de Tlemcen, Muhammad b. al-Hâjj ‘Allâl, la vie du cheikh témoigne de son orthodoxie et « ses conceptions religieuses (‘aqîda) sont de l’or pur[40]. » Le cadi de Tlemcen, Shu‘ayb b. ‘Abd al-Jalîl écrit qu’il a rencontré plusieurs fois ch. Alawî : « Notre conversation portait toujours sur la religion, sur le sens des hadiths, des questions de fiqh ou de statuts religieux, et jamais autre chose, conformément à la pratique des anciens[41]. » Le mufti de Sidi Bel Abbès, Mustafâ b. al-Tâlib, dit que le cheikh « appartient à une grande famille bien connue pour sa piété, et qu’il suit les traces de ses aïeux, appliquant avec résolution les préceptes du Coran et de la sunna, bien guidé et guidant les autres, éduquant les caractères, se rendant utile, ordonnant le bien et interdisant le mal [...] Je l’ai rencontré plusieurs fois à la mosquée de Sidi Bel Abbès et l’ai trouvé conforme à ce qu’on m’en avait dit. J’ai tiré un grand profit de sa fréquentation et l’ai sondé autant que j’en avais les moyens : il m’est apparu clairement qu’il s’agit d’un homme totalement sincère[42]. » Ibn ‘Abd al-Bârî écrit dans les Shahâ’id qu’il a rencontré le mufti d’Oran, le cheikh Habîb b. ‘Abd al-Malik, et lui a demandé son avis sur ch. Alawî ; ce dernier lui a répondu en public : « Pour moi, le cheikh réunit les plus belles qualités et les seules que j’excepte sont celles qui appartiennent exclusivement aux prophètes[43]. »
Nous venons de passer en revue les principales villes de l’Oranie et la réputation du saint en 1924[44] y est telle qu’aucune autorité ne fournit autre chose qu’un témoignage extrêmement positif sur lui, chose d’autant plus remarquable qu’aucun des personnages mentionnés n’appartient à sa confrérie. Les Shahâ’id ayant été publiés relativement tôt par rapport au développement de la confrérie, il est normal qu’on y trouve assez peu de témoignages pour le reste de l’Algérie, bien qu’il y en ait tout de même indirectement un du mufti malékite d’Alger, Muhammad al-Razqî b. ‘Alî, dont Jarîdî dit qu’il « avait beaucoup d’estime pour le cheikh à tel point qu’au début il eut l’intention de lui faire faire un discours pour appeler les gens à Dieu (tadhkîr) à la grande mosquée d’Alger[45]. » Jarîdî ajoute qu’il travaillait avec ch. Alawî à une action de réforme de la communauté et fit beaucoup d’effort pour organiser cette intervention à la mosquée, mais le projet ne put aboutir, et l’on se rappellera l’hostilité déclarée du mufti d’Alger, Mahmoud Bendali dit Kahoul. Un autre clerc algérois très favorable à l’Alawiyya, qui mettait d’ailleurs sa mosquée à disposition de la confrérie pour les réunions à Alger, est l’imam khatîb de la mosquée Sîdî Ramadân, Muhammad al-Sa‘îd b. Muhammad al-Sharîf al-Zwâwî. Ce dernier est l’exemple typique de ces savants « intermédiaires », c’est-à-dire très à cheval sur la pratique et sensibles aux thèses des réformistes, mais pas hostiles par principe au soufisme. Jarîdî explique l’avoir vu discuter avec ch. Alawî dans un rassemblement (ihtifâl) à Alger du soufisme et du but de ses pratiques : « Puis il se leva et dit à l’assemblée : “Si le seul bénéfice de cette voie, c’était que ses disciples se laissent pousser la barbe, cela serait déjà suffisant pour la louer. Mais comme elle produit bien d’autres effets bénéfiques, alors nous extrapolons sur ce qui est important, dans ses bienfaits, à partir de ce qui l’est moins.” » Ce religieux avait d’ailleurs adressé à ch. Alawî un gros cahier, dont Ibn ‘Abd al-Bârî ne reprend dans les Shahâ’id que le début, au titre bien significatif des tendances de l’imam : « Traité sur la recherche et la réflexion autour de la notion d’islâh (réforme), soumis au jugement du cheikh Alawî[46] ». Les Shahâ’id contiennent également de nombreux témoignages d’autorités religieuses marocaines[47], plus rarement tunisiennes[48] : l’ensemble, et c’est bien le but avoué d’un tel ouvrage, illustre l’accueil très favorable réservé par les milieux religieux à la confrérie, à ce stade déjà avancé de son développement, et surtout à son maître charismatique.
[1]J’ai obtenu une copie de l’acte auprès de la mairie de Mostaganem, qui conserve les registres originaux de l’état civil indigène, distinct de celui des Européens. On a longtemps cru à tort, sur la base du passage de son autobiographie où le cheikh affirme qu’il avait 46 ans lorsque sa mère est morte en 1332/1914, qu’il était né en 1869. Quelle que soit la cause de l’erreur, Khelifa (op. cit., p. 234 sq.) mentionne dans sa thèse plusieurs actes notariés où apparaissent selon les cas les années 1873, 1874 ou 1875. Quant au nom « Alawî » auquel il a recours dans ses poésies et par lequel ses proches disciples le mentionnent à partir des années 1920, c’est un mot qui signifie à la fois « élevé » et « héritier du calife ‘Alî », qui consiste manifestement à exprimer la notion d’« héritage spirituel » dont il sera question plus loin, en « ré-arabisant » la forme dialectale et diminutive « ‘Alîwa ».
[2] Le Mi’râj al-sâlikîn a été publié dans ch. Alawî, Rasâ’il al-shaykh al-mustaghanimî, Beyrouth, Dar Al-kotob Al-Ilmiyah, 2007 [1e éd. 1981].
[3]Ch. Alawî, Minah al-qudusiyya fî sharh al-murshîd al-mu‘în bî tarîq al-sûfiyya, Beyrouth, Dar Ibn Zaydûn, 1986 [1e éd. 1911].
[5] Cf. Martin Lings, Un Saint soufi du XXe siècle, le cheikh Ahmad al-‘Alawî, Paris, Seuil, 1990, p. 66, citant l’autobiographie du cheikh publiée dans Adda Bentounès, Rawda, op. cit.
[6] Dès 1907, plusieurs familles de l’arrondissement de Mostaganem avaient déjà demandé leurs passeports pour émigrer (cf. Ageron, Genèse de l’Algérie algérienne, Saint-Denis, Bouchène, 2005, p. 81).
[7] Ageron, De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne, Saint-Denis, Bouchène, 2005, p. 268.
[9] Lings, op. cit., p. 76, à l’exception du passage entre crochets, traduit directement par mes soins de la Rawda (op. cit., p. 33), l’auteur anglais l’ayant pudiquement remplacé par trois petits points. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet.
[10] Ch. Alawî dit avoir eu le désir d’aller à Istanbul notamment en raison du besoin qu’il éprouvait d’acquérir le ‘ilm, terme qui a dans un tel contexte un sens particulièrement clair et précis : il s’agit de la science religieuse exotérique, celle qui correspond aux matières classiques que l’on étudie auprès des oulémas (Coran, hadith, fiqh, kalâm), et dont on verra qu’il ne les dominait pas, les ayant apprises sur le tard, presque en dilettante, qui plus est en étant sérieusement contrarié dans sa démarche par son maître, ch. Bûzîdî. Effectivement l’Orient, par quoi il faut entendre Istanbul et, encore mieux, Damas, représente alors une destination de choix pour l’étudiant religieux.
[11] Selon Thierry Zarcone, ch. Alawî « fusionne » en fait les Jeunes-Turcs et les Kémalistes (cf. Khaled Bentounès, Soufisme, l’héritage commun, Alger, Ed. Zaki Bouzid, 2009, p. 143).
[12] Si les sources parlent effectivement de réactions locales hostiles, dépassant même le cercle des confréries de Mostaganem, on peut cependant remarquer que le chef de la zaouïa-mère des Darqâwâ lui-même, Muhammad Darqâwî, ne semble pas avoir pris la chose ainsi, puisqu’il explique dans une note remise en 1928 à l’administration en la personne de Paul Odinot (A.N.O.M., G.G.A., 31 H 01) qu’il y a des Darqâwâ « également dans les environs d’Alger, Oran et Mostaganem qui suivent le cheikh de Mostaganem, Alioua élève de Sîdî Bouzidi, élève de Moulay Tayyib » ; surtout, il n’y avait en 1914 probablement pas plus de contact entre ch. Alawî et Moulay ‘Abd al-Rahmân (1850-1927), fils de Moulay Tayyib (1811-1887), fils du cheikh Darqâwî, qu’il n’y en avait eu entre le même et ch. Bûzîdî dans la période 1890-1909 : cette absence de contact rendait inutile la revendication d’une « prise d’indépendance », qui plus est sans objet dans une confrérie déjà fortement atomisée. Dans toutes les sources administratives françaises, Alawi est présenté jusqu’en 1920 comme un darqâwî, et même le cadi Hachlaf, certainement mieux informé que d’autres, voit encore à tort en lui un Habriyya (donc darqâwî) en 1921.
[13] Il n’existe à ma connaissance aucune source écrite, interne ou externe, qui mentionne avant la mort de ch. Alawî une tarîqa « al-‘Alawiyyah ad-Darqâwîyyah ash-Shâdhiliyyah », contrairement à ce qu’affirme Lings (cf. Un saint soufi, op. cit., p. 95). Dans les Shahâ’id, publiés en 1925, l’expression « tarîqa Alawiyya » et ses variantes (nisba, tâ’ifa) apparaissent 66 fois, l’expression « tarîqa Shâdhiliyya Alawiyya » n’y figurant qu’une seule fois. Le tout premier ouvrage historique sur la confrérie, écrit par Qâdirî vers le milieu des années 1910 et déjà introuvable en 1925, contient pratiquement l’appellation courte dans son titre même : Najm al-thurya fî l-ma’athir al-‘alâwiyya. Dans le second ouvrage du même auteur, l’Irshâd al-râghibîna, publié en 1920, la confrérie est appelée six fois « tarîqa Alawiyya » et une fois « nisba Alawiyya ». L’expression « tarîqa Shâdhiliyya Alawiyya » est employée une seule fois au début, afin de la situer. Ch. Alawî lui-même n’appelle pas autrement sa confrérie, comme par ex. dans ce document officiel de 1931 : « Ahmad ibn ‘Alîwa, cheikh de la tarîqa Alawiyya, reconnaît que… » cité dans la Rawda, op. cit., p. 138. Un autre exemple en est fourni par la couverture de son "Guide pratique du musulman" publié en français à Alger en 1930 où il se présente comme le "Chef de la Confrérie Alaouite". Les seuls cas où apparaît l’appellation développée « tarîqa Shâdhiliyya Alawiyya » s’expliquent toujours par le contexte d’une présentation ou d’un pays étranger, comme la Tunisie ou la Syrie. Tout cela, Lings le savait très bien puisqu’il avait lu les Shahâ’id : pour comprendre les motivations d'une telle pirouette, cf. Pierre Feydel, Aperçus historiques touchant à la fonction de René Guénon, Milan, Archè, 2003, p. 160-161.
[14]Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna, intégré à ch. Alawî, Dîwân, Beyrouth, Dar Al-kotob Al-Ilmiyah, 2006 [1e éd. 1920], p. 167.
[15] Ou 200 000 selon les sources. C’est dans L’Écho d’Oran du 13 septembre 1923 que le cheikh avance lui-même le chiffre de 100 000 adeptes. Probst-Biraben évalue en 1927 à plus de 200 000 le nombre des disciples, chiffre repris dans son article par Augustin Berque… mais qui renvoie à Probst-Biraben. L’Afrique du Nord illustrée de 1934 place en Kabylie la moitié de l’effectif de la confrérie, également estimé à 100 000 adeptes. Un rapport officiel du 17 octobre 1939 sur la situation des confréries dans la commune mixte du Guergour en Kabylie donne l’Alawiyya comme première confrérie devant la Rahmâniyya avec 3 000 membres pour cette seule commune mixte. Les estimations de l’effectif s’appuient le plus souvent soit sur les chiffres communiqués par ch. Alawî, soit sur des évaluations administratives parfois manifestement sous-estimées. Si donc on ne peut et ne pourra certainement jamais vérifier la pertinence de ces données, on peut cependant constater que l’ensemble des pièces du puzzle, une fois écartées quelques exagérations émanant souvent de sources orales, ne présente pas d’incohérence manifeste : la participation aux rassemblements annuels, probablement correctement estimée par les autorités, ne représente généralement pour chaque zaouïa qu’une partie de l’effectif masculin adulte de celle-ci, auquel il faut encore ajouter les femmes et les jeunes hommes rattachés à la confrérie : ce cercle familial beaucoup plus large et les implantations massives en milieu rural rendent donc plausible un effectif de plusieurs dizaines de milliers d’adeptes et même atteignant la centaine, tous pays confondus.
[16] Et non le 11 juillet comme plusieurs auteurs l’avancent. Il n’y a jamais eu de doute sur la date du décès de ch. Alawî, qui apparaît en deuxième page de l’article de 1936 déjà cité d’A. Berque (p. 692). Khelifa remarque qu’il y a toujours eu une épitaphe sur la tombe du maître mentionnant la date de sa mort. Pour comprendre l’origine de cette date du 11 juillet, cf. Jean-Baptiste Aymard et Patrick Laude, Frithjof Schuon : Life and teachings, New York, SUNY, 2004, p. 141.
[17] Et dont certaines appartiennent d’ailleurs plutôt à la bourgeoisie qu’à l’une ou l’autre des formes de noblesse religieuse.
[18] Cf. G. Veinstein, « Les Ottomans : fonctionnarisation des clercs, cléricalisation de l’État », dans Dominique Iogna-Prat et Gilles Veinstein (dir.), Histoires des hommes de Dieu dans l’islam et dans le christianisme, Paris, Flammarion, 2003, p. 179-202, p. 196.
[19] Cf. Ageron, De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne, op. cit., p. 16.
[20] La Sbîka al-uqyân est un texte rédigé par Muhammad b. Muhammad al-Tujîbî, né et enterré à Mostaganem, en réponse à quelqu’un qui taxait les mostaganémois d’ignorants et de transgresseurs. Cf. Sidi Ali Hachlaf, Les Chorfa : les nobles du monde musulman, Paris, Publisud, 1995, p. 103 de la partie arabe.
[22] Sous-entendu : par la pratique de la prosternation lors de la prière rituelle.
[23] ‘Alîwa est une corruption dialectale de ‘Ulaywa, formé à partir de la racine ‘LY (‘alî : « élevé », « haut ») selon un schème arabe diminutif classique (ex. : asad, « le lion », usayd, « le petit lion »).
[25] Cité par Jarîdî en note des Shahâ’id (Ibn ‘Abd al-Bârî, op. cit., p. 11-18).
[26] Le livre cité de Qâdirî, rédigé dans les années 1910, était déjà perdu en 1924.
[27] Al-‘Ayâchî Ben Bernou était déjà mufti de Mostaganem en 1842. Ses deux fils furent l’un assesseur du tribunal de Mostaganem et l’autre assesseur de justice de paix à Mostaganem. À son décès, son fils Amar reprend la charge de mufti de Mostaganem. Les Ben Bernou avaient une propriété dans cette vallée des jardins (Dabdaba) dont était originaire ch. Bûzîdî et où vivaient également des Benalioua. Le cadi Hachlaf cite le terme Bernou à propos d’une généalogie chérifienne, ce qui semble indiquer que les Ben Bernou sont de plus des chorfa (cf. Hachlaf, Les chorfa, op. cit., p. 119 du texte français et p. 126 du texte arabe).
[33] Gilbert Meynier, L'Algérie révélée : la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981, p. 210.
[34] Dans ce milieu, la mémoire collective et familiale, exactement comme pour la filiation et la généalogie, garde scrupuleusement le nom des différents professeurs et maîtres. On en trouve un exemple dans l’autobiographie d’Ibn ‘Ajîba, mais si l’on veut prendre des personnages contemporains du cheikh et qui, eux, appartiennent à un milieu plus engagé dans le monde de la science, on peut signaler à Tlemcen le cas des cheikhs Ibn Yallas et Hâshimî dont le biographe, cent ans après, peut encore citer précisément les nombreux maîtres (cf. Mokrane Guezzou, Shaykh Muhammad al-Hâshimî : his life and works, Viator books UK, 2008, p. 14-15).
[35] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 19-21. Selon le secrétaire du cheikh, Jarîdî, ch. Alawî « mentionnait les vertus du mufti et disait qu’il était l’un de ses maîtres les plus importants en matière de science (‘ilm). »
[36] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 165-168.
[37] Lings, op. cit., p. 57, qui cite l’autobiographie de ch. Alawî publiée dans la Rawda.
[38] Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 8-9.
[44] C’est-à-dire à un moment où la notoriété du cheikh est telle qu’aucun savant traditionaliste ne peut plus le dénigrer. Ce n’était pas encore le cas au début des années 1920 et le peu d’information sur sa confrérie et lui-même avait permis à certains de le critiquer. C’est le cas du cadi de Djelfa, Si Hachlaf Abdallah Ben Mohammed, originaire de Mostaganem, qui est sollicité par l’administration française au moment où cette dernière découvre l’importance de la confrérie, probablement à l’occasion de la construction de la grande zaouïa de Mostaganem. Ce cadi donne alors les renseignements négatifs, parfois erronés, qui fournissent la substance du rapport adressé le 5 septembre 1921 par le capitaine Gautier, chef de l’annexe de Djelfa, au gouverneur général de l’Algérie (A.N.O.M., G.G.A., 16 H 35). Le cadi, par la voix de Gautier, y affirme que « les crédules seuls manifestèrent au début une croyance irraisonnée ; mais les gens sensés et instruits se seraient aperçus bientôt que le cheikh Ben Alioua, pour rédiger le recueil des principes directeurs de sa nouvelle confrérie, n’avait fait que puiser dans différents ouvrages des tolba de la zaouïa de son maître cheikh Hammou, et en les plagiant immodérément, donné à son dogme une apparence de nouveauté dont les lettrés eurent vite fait de reconnaître la source. De ce jour, le cheikh Ben Alioua apparut à la majorité des musulmans lettrés de la région de Mostaganem comme un imposteur dont ils s’efforceraient actuellement de combattre l’influence auprès de la masse des naïfs qui ont suivi au cours de ces deux dernières années la doctrine du cheikh Ben Alioua. » Si cette prise de conscience officielle de l’existence d’une nouvelle confrérie est particulièrement négative, c’est probablement en raison de la méfiance instinctive des autorités pour tout mouvement religieux ayant une emprise sur les masses. Quant au témoignage négatif du cadi Hachlaf, il illustre plutôt un certain corporatisme qui mêle précellence des chorfa et supériorité des savants diplômés, et le même écrira d’ailleurs sept ans plus tard dans son ouvrage déjà cité (p. 96-97) : « Ensuite vient la zaouïa Alawiyya-Shâdhiliyya, qui a pour chef le raffiné cheikh Sîdî Ahmed Ben Mostapha Ben Alioua qui appartient à une grande (karîma) famille dont sont issus de nombreux cadis… »
[47]Ibid., p. 47-51, p. 52-55 et p. 32-34. Cf. également les lettres de très nombreuses sommités religieuses de la Qarawiyyîn dans ch. Alawî, Qawl al-mu‘tamad, 2e éd., p. 59 (intégré à ch. Alawî, Dîwân, Beyrouth, Dar Al-kotob Al-Ilmiyah, 2006 [1e éd. 1920], p. 109 sq.).
[48] Cf. par ex. Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 26-28.