L’auteur nous signale qu’il y a trois sortes de geôlier, c’est-à-dire trois façons d’être asservi. Le premier cas est celui du prisonnier de l’âme, et c’est le plus humilié de tous les prisonniers car c’est un tyran impitoyable qui exerce sa domination sur lui.
Qu’il pleure donc, le prisonnier de l’âme, vu l’épreuve qui l’atteint.
Mais sert-il encore de pleurer lorsqu’on attend le salut en vain ?
Le prisonnier de l’âme peut s’attendre à tous les maux, car elle en est une source inépuisable, et son prisonnier peut donc se préparer à en subir les conséquences indéfiniment. Il est dans la nature même de l’âme de revendiquer son indépendance et son autonomie à l’égard de la Divinité. Elle cherche en permanence à s’attribuer ce pouvoir par tous les moyens possibles, et si l’une de ses pistes échoue, elle en cherche immédiatement une autre. Le Prophète disait : " Mon Dieu, ne m’abandonne pas à mon âme, pas même le temps d’un clin d’œil. "
Ne vois-tu pas que l’âme, avant de se soumettre à Dieu, nie absolument l’existence de la Divinité ? Puis, une fois qu’elle a cédé et supporte le poids d’une telle reconnaissance, elle continue à refuser l’idée que la Seigneurie puisse la contrôler ; elle ne s’y résout que si tu lui facilites les choses et l’éduques. Une fois qu’elle est bien disposée, que sa foi s’enracine et qu’elle s’engage dans la pratique religieuse, elle ne laisse pas de revendiquer son droit à la récompense, disant : " C’est moi qui ai fait cela ! Je serai donc récompensée. " Puis, lorsque tu l’as éduquée en lui disant : " Est-ce donc ainsi qu’on adore Dieu pour Lui-même ? ", et qu’elle s’est faite à cette idée, elle renonce alors à revendiquer sa récompense mais continue à se considérer comme l’auteur de ses œuvres, jusqu’au jour où tu lui dis : " Que reste-t-il de la doctrine de l’Unicité divine dans tout cela et comment comprends-tu Sa Parole : Dieu vous a créés, vous et ce que vous faites (37, 96) ? " À partir de là, elle accepte de renoncer à son statut de cause seconde, mais continue à se voir comme existante, s’écriant : " J’existe bien ! " Et quand bien même elle ne se verrait plus que comme une pure image, elle continuerait à s’accrocher à cette image, à l’aimer et refuserait de se considérer comme un pur néant. C’est seulement lorsque Dieu lui accorde la grâce de l’extinction et qu’Il Se manifeste à elle, d’une façon telle qu’elle s’évanouit et disparaît du tableau de l’existence, qu’elle renonce enfin à sa prétention d’exister car Dieu a alors pris sa propre place. Cependant, une fois revenue à elle, elle aura tôt fait de dire : " Maintenant, mes paroles sont inspirées par Dieu, et je dis cela sans vantardise ! ", et ce, quand bien même il ne lui resterait plus que l’usage de la parole. En résumé, les vices de l’âme sont innombrables, et bien des livres ont été composés à ce sujet — que Dieu nous en délivre.
Le caprice est l’un des aspects de l’âme, mais le prisonnier du caprice représente un cas différent du précédent car le caprice peut fort bien l’amener à une certaine piété : si la religion elle-même lui permet d’assouvir un caprice, il n’hésitera pas à faire ce qu’il faut pour obtenir ce qu’il cherche, la question de l’obéissance ou de la désobéissance à Dieu étant finalement secondaire dans son cas. Dieu finit par se détourner de celui qui se complaît dans ses caprices : il faut donc s’en débarrasser et rompre l’engrenage de l’habitude car seul un ignorant se complaît dans l’esclavage. On a dit à ce sujet :
Lorsque ton âme est encline aux caprices,
Et qu’il existe un moyen de la contrecarrer,
Alors ne l’écoute pas et oppose-toi à son désir,
Car la passion est ton ennemi et son ennemi est ton allié.
La gloire, c’est de s’opposer à la passion,
Mais quelle humiliation pour celui qui en fait son compagnon !
Un autre a dit :
L’esclave du caprice n’obtiendra rien d’autre que cette vaine passion.
Son niveau apparaît clairement de par la nature de ses intentions.
Son ventre l’absorbe tout entier, et il manque totalement de résolution.
Le niveau de son aspiration est à la hauteur d’une telle situation.
Le disciple doit donc renoncer à ses caprices, et tout particulièrement s’il s’y est engagé vis-à-vis de Dieu, car de tels engagements doivent être respectés ; sinon, il devra en payer le prix extérieurement ou intérieurement.
L’un d’eux racontait : " En mon for intérieur, j’avais promis à Dieu de ne rien faire par pur caprice ; or, un jour que je me trouvais à la campagne, me vint l’envie de cette sorte de ragoût qu’on appelle tabâhij. Cette envie s’installa en moi et se mit à m’obséder tellement que j’étais incapable de bouger ; je commençai à me demander où se trouvait la bourgade la plus proche, pensant m’y rendre pour dégoter ce ragoût. Cette envie se transforma en besoin irrépressible et me conduisit à un village proche de l’endroit où je me trouvais ; j’y entrai en regardant de tous côtés, puis interrogeai des gens qui se trouvaient là. Ils s’écrièrent alors : "Le voilà !", et me saisirent. Il y avait en effet dans cette bourgade un bandit qui s’était attaqué aux gens, et l’on m’avait confondu avec lui. Ils s’emparèrent donc de moi, et chaque fois que je leur disais que je n’étais pas celui qu’ils cherchaient, ils me frappaient de plus belle. Je compris alors que tout cela m’arrivait pour ne pas avoir respecté mon vœu en cédant à ce caprice. Je me calmai alors, et attendis jusqu’à ce qu’arrive un de leurs chefs. Il me condamna à quarante coups de fouet, suite à quoi ils me jetèrent par terre et entreprirent de me battre. Lorsqu’ils en eurent fini, un homme qui me connaissait arriva et leur dit : "Malheur à vous ! Celui-là n’est pas un voleur mais un saint !" Il commença à me demander pardon, mais je ne pouvais parler en raison de mon état ; il m’emmena chez lui, fit préparer la pièce et me fit asseoir, plein d’égards pour moi. C’est alors qu’il me fit servir le ragoût en question. Je dis alors à mon âme : "Maintenant que tu as reçu les 40 coups, mange ce tabâhij si le cœur t’en dit", mais elle refusa. Je me mis à pleurer car si j’avais respecté mon vœu, rien de tout cela ne serait arrivé. "
Fais attention, mon frère, à ne pas revenir aux caprices dont tu t’es débarrassé, car les Hommes sont des hommes qui ont respecté le pacte qu’ils avaient contracté avec Dieu (33, 23).
L’âme est comme un enfant.
Si tu la négliges, l’amour de l’allaitement s’installe en elle.
Mais si tu la sèvres, elle cesse d’elle-même.
Voilà ce qu’on pouvait dire à propos du prisonnier du caprice.
La passion est un autre aspect de l’âme et l’un de ses effets caractéristiques. Son prisonnier va où elle le conduit ; il ne suit aucune règle particulière, et il n’y a aucune cohérence chez lui qu’il s’agisse d’actes ou de décisions ; il en a fait son Dieu et la suit à chaque fois qu’il en est la proie : As-tu vu celui qui a pris sa passion pour Dieu et que Dieu a égaré en connaissance de cause (25, 43) ?
Il est à craindre, dans la plupart des cas, que Dieu ne finisse par châtier un tel prisonnier sans même qu’il ne s’en rende compte, enivré qu’il est par sa passion.
Le prisonnier de la passion, content de sa situation, se voit éprouvé,
Sans même se rendre compte qu’il est mis à l’écart et éloigné.
L’un d’eux disait ceci :
Ne suis pas l’âme lorsqu’elle incline à la passion,
Car suivre sa passion est une humiliation.
Un autre s’est encore exclamé :
Le plus vil des passe-temps : voilà ce qu’est la passion !
Et si tu succombes à ta passion, tu subiras l’humiliation.
Devenu ainsi l’esclave de la passion,
Tu cèderas quoi qu’il advienne à ses injonctions.
Il arrive parfois que l’être dominé par la passion ne suive que son propre jugement en matière religieuse, sans se préoccuper de ce qui lui incombe réellement, jusqu’à ce qu’une vague énorme ne le submerge et ne lui laisse aucune chance d’en réchapper, à moins que Dieu, dans Sa bienveillance, ne le sauve de sa passion et ne lui fasse comprendre ce que sont réellement ses obligations religieuses. Dans le cas contraire, on ne peut considérer une telle personne comme croyante, en raison des propos suivants du Prophète : " Nul d’entre vous n’a la foi tant que sa passion s’écarte de l’enseignement que j’ai apporté. "
Éditions La Caravane |
|