Introduction
aux dix réponses à l’Occident, écrit du cheikh Ahmad al-‘Alawî
Dans sa
Rawda
l-saniyya, ch. Adda
Bentounès explique que « parmi
ces européens, l’enthousiasme de certains les conduisit à
demander au cheikh Alawî d’écrire un livre qui constituerait un
appel de l’ensemble de l’Europe à embrasser la religion
abrahamique pure et essentielle (milla
hanafiyya samha) ;
ils rédigèrent à cet effet dix questions auxquelles ils lui
demandaient de répondre de façon très claire, afin que cela en
facilite l’acceptation par celui qui lirait cet ouvrage. »
C’est en
fait Abderrahmân Eugène Tapié, un libraire français musulman
d’Oran, qui avait posé ces questions en français au cheikh, et ce
dernier avait dû se les faire traduire pour être sûr de les avoir
parfaitement comprises, comme il le dit lui-même. En voici le
texte :
1. L’islam
contient-il une menace pour les peuples non-musulmans, ou permet-il
au contraire à ses adeptes de leur accorder confiance et amitié ?
2. Quelle
considération le Coran lui-même accorde-t-il aux Évangiles
actuellement reconnus par les chrétiens ?
3. Selon vous,
les chrétiens sont-ils tenus d’embrasser l’Islam ?
4. Est-il
possible d’appliquer les prescriptions islamiques dans le contexte
de la civilisation contemporaine ?
5.
L’application des principes islamiques comporte-elle des
conséquences matérielles favorables en dehors de leur caractère
d’adoration ?
6. Quelle est
la conception islamique de Dieu? Quelles sont, d’après vous, les
preuves de Son existence ?
7. Quelle est
la position exacte du Prophète Muhammad en Islam et quelles sont les
preuves de sa prophétie ?
8. Quels
bienfaits retirerait le peuple français d’une adhésion à
l’Islam ?
9. Existe-t-il
en Islam une souplesse en rapport avec l’état de celui qui
débuterait dans cette voie ?
10. Que doit
dire ou faire quiconque désire embrasser l’Islam, et qui soit
suffisant pour être musulman ?
Si le cheikh
a rédigé une introduction à ses réponses, publiée en arabe après
sa mort dans la Rawda
al-saniyya, il n’a
probablement pas répondu à toutes ces questions, même s’il
existe cependant quatre manuscrits des Ajwiba
l-‘ashara cités
dans la thèse de S. Khelifa et qu’il a donc pu consulter,
respectivement de 90, 92, 56 et 22 pages en format 22*17 cm.
L’introduction
du cheikh commence par cette louange : « Louange
à Dieu, le Guide de qui le prend pour guide, et que la grâce et la
paix soit sur celui après lequel il n’y aura plus d’autre
prophète. » Il
affirme que « ces
questions sont d’une telle importance que c’est le monde tout
entier qui devrait en chercher la réponse, et a
fortiori le peuple
français dont tu fais partie. Tu rends donc service à tes
compatriotes. » Puis
il entame une introduction à ces « Réponses à l’Occident »
en vingt-cinq sections, dont voici une traduction assez « libre ».
I
La société
humaine, pour exister, a besoin de principes qui la régissent
extérieurement et intérieurement. Les règles célestes sont là
pour la diriger quant à l’intériorité de l’être humain, et
elles constituent un garde-fou de ce point de vue. De même, les lois
du pouvoir temporel préservent cette société quant au domaine
physique et extérieur du monde humain et constituent son garde-fou.
La religion (al-dîn)
et le pouvoir temporel (sultân)
vont de pair et sont toutes deux nécessaires pour garantir une
action droite. Celui qui prétend que le pouvoir temporel peut se
passer de la religion n’est pas en sûreté : l’écroulement de
son organisation temporelle est à craindre, à plus ou moins brève
échéance. En effet, les lois sont respectées extérieurement (par
la contrainte), mais dès que l’individu n’a plus à craindre de
contrainte extérieure, son absence de conviction quant à ces lois
fait qu’il les enfreindra à la moindre occasion. En effet, les
règles qui répriment sévèrement la transgression des interdits
n’ont d’effet réel sur l’individu que si elles se justifient
par des preuves bien évidentes auxquelles on puisse adhérer. Dans
le cas contraire, elles ne dissuadent l’individu que lorsqu’il
est sous le regard des autres. Qui pourrait l’empêcher de
transgresser ces règles lorsque nul ne le voit et qu’il est à
l’abri ? En réalité, seule la crainte de Dieu en tant que Maître
de l’Univers peut faire effet sur l’individu en toute
circonstance. C’est pourquoi celui qui prétend se passer des
interdits divins a une conception bancale, car finalement il
cautionne un système dans lequel on peut transgresser les interdits
à la simple condition de ne pas être pris en faute. Un tel individu
n’est civilisé qu’en société ; en privé et à l’abri du
regard des autres, c’est un sauvage. Qu’on y réfléchisse donc.
Et bien sûr je dis cela sans même prendre en considération les
promesses et les avertissements formulés par les révélations
célestes...
II
Lorsqu’on a
reconnu la nécessité d’une autorité intérieure appuyée par un
pouvoir extérieur, afin de garantir la liberté humaine quant aux
personnes, aux biens et à leur dignité, au sens où l’individu
soit protégé aussi bien quant à sa conscience que socialement, les
choses ne doivent pas s’arrêter là car les règles divines ne se
limitent pas à cet aspect politique. Celui qui pense que ces règles
n’ont finalement pas d’autre but qu’une motivation sociale
s’imagine avoir compris la raison de fond qui explique la règle
religieuse. Son cas revient finalement au même que celui évoqué
dans la section I quant aux risques encourus : l’individu qui
raisonne ainsi peut très bien transgresser les interdits dès qu’il
n’est plus sous le regard des autres, du fait même qu’il prétend
avoir compris la raison d’être de la règle enfreinte. Seul
s’affranchit de ce risque celui qui accepte intérieurement les
mises en garde divines de la même façon qu’il accepte les règles
établies par le pouvoir extérieur. Une fois qu’il en est là de
sa réflexion, il entre alors dans la catégorie des gens qui
« croient en Dieu et au jour dernier ». La nécessité de
la foi que nous établissons ainsi ne s’oppose pas au sens commun,
à tel point qu’on s’étonnerait de la voir intervenir dans le
raisonnement, comme on va le voir.
III
Peut-être
dira-t-on que ce respect des lois divines apportées par les envoyés
divins auquel s’en tenaient tous les anciens était légitime du
fait des conditions existant alors. Aujourd’hui, dira-t-on, les
intelligences ont suffisamment progressé pour que les hommes
légifèrent et s’autorégulent eux-mêmes sur les questions
importantes. Afin d’évaluer la véracité d’une telle
affirmation, il faut faire une distinction entre les règles
d’origine divine et celles instaurées par les hommes. En effet,
ces dernières ne sont nécessairement pas exemptes de traces
d’intérêts ou d’objectifs particuliers, déjà dans une
République et a
fortiori dans une
dictature. Cela est tellement vrai que la loi prend le nom de celui
qui a piloté son élaboration. Mon opinion est que celui qui promeut
une loi ne peut mettre entièrement de côté son intérêt propre :
celui-ci visera tel avantage individuel ; celui-là tentera
d’éviter une nuisance pour lui ; tel autre tentera d’en
profiter pour s’opposer à ses adversaires politiques, tel autre…
C’est la raison pour laquelle chaque changement de gouvernement se
traduit par des lois qui prennent le contre-pied de celles du
gouvernement précédent, ou qui les vident de toute substance en en
neutralisant les effets… C’est ainsi que la communauté et en
particulier les plus faibles pâtissent en permanence des effets de
cette succession de lois qui se contredisent et ne font qu’opposer
des intérêts particuliers à d’autres du même ordre. Au
contraire, les lois divines s’appliquent à tous indistinctement ;
elles s’appliquent aux dirigeants de la même façon qu’elles
s’appliquent au peuple. Les vérités qu’elles expriment ne
changent pas, et leur stabilité exclut toute mesure inverse. Celui
qui se place sous leur protection est en sécurité quoi qu’il
arrive, au contraire des autres qui sont sans arrêt ballottés,
passant d’une loi votée en vue d’un intérêt particulier à
l’autre.
IV
Certains disent
que continuer à respecter les exigences des lois divines est
rétrograde. Je répondrai qu’on n’a pas à tenir compte d’une
telle affirmation si elle vise l’ensemble des lois divines, celles
qui sont en vigueur tout comme celles qui ont été abrogées. En
effet, certaines lois divines apportent des modifications qui visent
à permettre le bien-être des hommes auxquelles elles sont destinées
et répondent à leur besoin de prospérité. L’Histoire nous
montre nombre d’exemples de peuples pour qui la législation
révélée (sharî‘a)
fut cause de progrès, de même qu’existent de nombreux cas où
leur attachement à une législation a causé l’effet inverse :
dans ce dernier cas, la raison en est que la législation en question
avait fait son temps et n’était plus applicable : c’est ce
qui a conduit certains peuples chrétiens d’Europe à abandonner
certaines règles juridiques et à les remplacer par d’autres. Leur
position est justifiée, bien que d’un autre côté, ils auraient
dû s’intéresser aux autres livres célestes que ceux dont ils
disposaient, afin de voir s’il n’y avait pas moyen d’y trouver
une réponse aux problèmes qui les préoccupaient. Ils auraient
ainsi trouvé une légitimité céleste à la mesure envisagée au
lieu de se détourner de ces livres par principe. C’est ainsi que
doit agir, en toute objectivité, celui qui entend se conformer aux
ordres divins. C’est notamment ce que fit le Prophète
« illettré », selon les récits authentiques, à savoir
qu’il appliquait les règles des chrétiens et des juifs tant qu’il
n’avait reçu aucune révélation particulière sur tel ou tel
sujet. Pourquoi les chrétiens ne pourraient-ils pas intégrer, parmi
les enseignements du Coran, ceux qui sont en plein accord avec leur
civilisation actuelle ? En réalité, il répond parfaitement à
leurs besoins, et l’on est donc en droit de se demander si leur
indifférence à ces enseignements n’est que simple négligence ou
s’il ne s’agirait pas d’autre chose : je n’irai pas plus
loin concernant cette mystérieuse question.
V
C’est un
malheur, mon ami, que l’Europe néglige un livre céleste adapté à
sa civilisation actuelle et suivi par près du quart de la population
mondiale, alors même que la plupart des Européens ne suivent aucune
autre tradition : c’est dommage qu’ils se détournent de la
vérité qui se présente à eux. Cela s’explique par l’absence
de personnes qualifiées pour leur en exposer le message tel qu’il
est réellement. S’ils en avaient compris le véritable message,
nul doute qu’ils l’auraient reçu favorablement. Comment en
serait-t-il autrement compte tenu du fait que la liberté les y
incite et que l’Évangile y est favorable, pour ne pas dire qu’il
les y pousse ? Si nous disons que la liberté les y incite,
c’est parce que leur liberté sortirait renforcée de cet appui sur
un support révélé, car il n’est pas de livre divin plus digne
que le Coran à cet égard : en effet, si la liberté se définit
par l’absence de limite, elle ne peut pourtant être plus
« illimitée » que lui, car le Coran est « large »
d’une façon absolue et par nature : Nous
n’avons rien négligé dans le Livre.
Et si nous disons que l’Évangile y est favorable, c’est pour des
raisons qui seront détaillées plus loin.
VI
Mon ami, en
quoi serait-il blâmable que les chrétiens accordent un tout petit
peu d’attention à la mission de Muhammad, en réfléchissant au
fait qu’elle est postérieure à celle du Messie, afin de vérifier
s’il n’est pas effectivement celui que l’Évangile a annoncé ?
Pourquoi n’accorderaient-ils pas d’importance à ces prophéties
de l’Évangile et n’attendraient-ils pas qu’elles se réalisent
? N’accorderaient-ils donc pas de crédit à l’Évangile en plus
de ne pas l’avoir mis en pratique ? Qu’attendent-ils
donc ? Que Dieu apparaisse dans une nuée, entouré de Ses anges, au
moment où tout est terminé ? Muhammad
est venu environ cinq cents ans après la mission du Messie et a dit
: « Je suis celui dont votre père Abraham souhaitait la venue et
celui dont Jésus a prophétisé l’arrivée. » Certains chrétiens
l’ont cru et d’autres non. Or ces derniers ne l’ont pas cru du
fait qu’ils s’imaginaient qu’il n’était pas le prophète
annoncé, mais aujourd’hui il est clair qu’il disait la vérité
tout comme le Messie lorsqu’il annonçait sa venue. Il disait vrai
tout simplement parce qu’il a dit qu’il était le prophète
annoncé et qu’il a également affirmé explicitement qu’il n’y
en aurait plus aucun autre après lui. Or, à l’époque, les
contemporains pouvaient à la rigueur en douter mais entre temps, ce
sont quatorze siècles qui se sont écoulés et il est bien plus
normal d’en conclure qu’il disait vrai que l’inverse. Dix-neuf
siècles après la naissance de Jésus, qu’en est-il advenu de
cette annonce prophétique de Jésus ? Faut-il la considérer comme
un conte du passé ? À Dieu ne plaise ! En définitive, ceux parmi
les chrétiens qui ne reconnaissent pas que Muhammad est un prophète
mettent en fait en doute l’annonce prophétique de Jésus lui-même
: qu’ils y réfléchissent donc à deux fois !
VII
Si nous
revenons à ce que nous disions précédemment de la nécessité
d’une autorité intérieure spirituelle appuyant le pouvoir
temporel pour protéger l’homme aussi bien dans le domaine social
que dans la sphère privée, un tel constat nous conduit
nécessairement à devoir respecter toutes les traditions révélées,
et cela parce qu’il faut prendre en considération les besoins de
toute société humaine. Quant à ce qui regarde l’individu
personnellement, il lui est nécessaire de rechercher une tradition
céleste qu’il puisse pratiquer une fois qu’il a une vision
claire et une certitude intérieure sur les enseignements qu’elle
contient. Et une telle certitude n’est pas facile à obtenir sans
prendre en considération autant ses aspects religieux que ses
aspects sociaux. Tout homme doit se préoccuper avant tout de son
propre salut : Le
jour où ni les biens ni les enfants ne serviront à rien, sauf à
celui qui vient à Dieu avec un cœur sain,
sans se laisser influencer par les préjugés de ses parents ou de
ses aïeux et leurs convictions personnelles. Il est vraiment
étonnant que les Européens négligent les recherches dans ce
domaine, alors qu’ils investissent beaucoup dans la recherche de
progrès dans tous les domaines. Est-ce par conformisme et suivisme à
l’égard des positions de leurs ancêtres ? Est-ce par indifférence
au jugement dernier ? Dans le premier cas, ils sont alors en
contradiction avec leurs propres principes contemporains [de
recherche], et dans le second, c’est de toute façon faire preuve
d’une faiblesse dans la capacité de réflexion, car c’est ce qui
l’attend qui doit retenir l’attention de l’être humain, et non
le passé, car ce qui doit arriver arrivera.
VIII
Quand nous
disons qu’il est nécessaire de respecter les règles religieuses
qui encadrent la société humaine, nous faisons bien sûr
abstraction du fait que la foi dans le jugement dernier s’impose
pour d’autres raisons. Si l’on prend cette question en
considération, la conclusion vient d’elle-même, car une telle foi
sert les deux types d’objectifs, ceux de ce monde et ceux de
l’autre. Tout tourne autour de la négation ou de l’affirmation
de ce point d’une importance capitale : Afin
que Dieu rétribue par Sa grâce ceux qui ont cru et bien agi.
Il y a donc ici un but plus général que ce dont il était question
précédemment, que nous pensions qu’il y a chez l’homme quelque
chose d’éternel, au sens où l’homme n’est pas fait que de
poussière terrestre, ou que nous en doutions. Nous pensons que
l’homme a tout intérêt à considérer ce qu’il y a au-delà de
cette vie, en faisant attention aux conséquences qui en
résulteraient pour lui et en réfléchissant au fait que ce dont
nous sommes avertis pourrait bien être vrai, ou a
minima en se disant
que c’est après tout une possibilité à ne pas écarter :
ceci est déjà un pas en avant et c’est d’un certain point de
vue déjà une façon de sortir d’une certaine angoisse. Quant à
celui chez qui la certitude s’installe, c’est un homme
foncièrement et non plus quelqu’un qui affecte de l’être.
IX
Il est possible
qu’un homme ne se préoccupe pas de ce qu’il y a après la mort.
Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, c’est qu’il ne
s’intéresse pas à ce dont parlent toutes les révélations
divines ; s’il les considérait avec attention depuis l’aube
de l’humanité, depuis l’époque d’Adam jusqu’à la mission
de Muhammad, cela l’amènerait à coup sûr à prêter foi à
l’Au-delà plutôt que l’inverse. En effet, toutes sont unanimes
sur cette question de l’Heure [i.e. du jugement dernier] ;
elles l’affirment aussi clairement et fermement que possible.
Est-il logique que l’Europe se ligue pour traiter de mensonge ce
message, alors même qu’il nous a été délivré par une multitude
de prophètes, sans même parler du fait qu’il s’agissait
d’hommes impeccables, dénués du moindre défaut et dont les
contemporains ont attesté de la vertu, à toutes les époques. Pour
le dire autrement, cette petite fraction de l’humanité qui ne
compte pas sur la vie éternelle, et bien il ne faut pas non plus en
tenir compte car elle est insignifiante en regard de l’immense
majorité des habitants de la Terre. Qui plus est, bien que cette
minorité soit numériquement très faible à l’échelle de
l’humanité toute entière passée et présente, n’importe lequel
de ses membres n’est pas à l’abri de devoir se demander si, après
tout, ce dont on l’a averti ne serait pas finalement vrai. Sa
conviction idéologique de négation de cette vérité n’est jamais
définitivement établie en réalité, quand bien même il serait
allé très loin dans sa libre pensée et sa revendication d’un
affranchissement à l’égard de tous les dogmes. Toute personne
sensée le ressent bien en elle-même, et les gens vraiment sincères
parmi eux le reconnaissent. À supposer qu’il reste dans un tel
état d’esprit, niant les avertissements des envoyés divins,
quelle réaction sera la sienne le jour où l’homme, saisi
par la terreur, serrera sa jambe contre l’autre, et c’est vers
son Seigneur qu’il sera conduit ce jour-là :
À ce moment-là, il réalisera qu’il est perdu. Quant à celui qui
est certain de ce jugement dernier, il est en sécurité de ce point
de vue quoiqu’il arrive. Qu’on y réfléchisse donc !
X
Mais le
principe fondamental dont dérive tout ce que nous venons de dire à
propos de la foi dans le Jour dernier est en fait l’affirmation de
l’existence d’une puissance qui régit ce monde. Toutes les
civilisations anciennes et récentes, quelles que soient leurs
doctrines, et sur toute la surface de la Terre, se rejoignent sur
cette affirmation fondamentale : louange à Dieu ! Quelles
que soient les distinctions qu’on peut établir entre ces
doctrines, elles affirment qu’il y a une réalité divine
essentielle. La seule divergence réside dans la détermination de ce
qu’est cette « réalité », c’est-à-dire sa nature
et ses attributs. Chaque groupe se forge une doctrine qui est la
résultante soit de son effort de réflexion soit du message de son
prophète, et c’est ainsi que les religions se divisent et que les
courants divergents se multiplient. Mais leur point commun à tous,
c’est l’affirmation de cette réalité divine, et seule une
infime minorité prétend le contraire, trouvant un autre responsable
à l’existence des choses. Il est vraiment dommage qu’elle ne
nous dise pas quoi ou qui est ce responsable, mais elle a oublié ce
point. Quoi qu’il en soit, cette tendance doit être considérée
comme allant totalement à l’encontre des convictions de l’humanité
tout entière, et nul doute qu’elle en subira les conséquences
dans ce monde et dans l’autre, car c’est la pire forme de
mécréance, celle qui nie à Dieu Son attribut le plus essentiel. Or
la mécréance à l’égard d’articles de foi plus spécifiques
dérive directement de cette négation de principe : Et
cela parce que Dieu est la référence de ceux qui croient. Quant aux
mécréants, ils n’en ont aucune.
XI
Une autre forme
de pensée qui cause beaucoup de tort aux partisans de l’Unité
divine, c’est celle qui consiste à tellement exagérer
l’importance de la partie pratique et légale de la religion que
cette approche finit par conduire à nier que Dieu régit en
permanence ce monde. C’est une façon de penser un peu
présomptueuse, qui est le fait de gens qui s’imaginent avoir
compris les conséquences du progrès des connaissances, mais ne se
rendent pas compte que leur négation de la fonction [permanente] de
divinité n’est qu’une forme de barbarie. Bien au contraire, leur
conception mérite d’être considérée comme une déficience de la
nature humaine, ou disons une caractéristique quasi-animale. En
effet, certains anciens avaient déjà cette caractéristique, selon
le Coran : Ils
ont dit : il n’y a rien d’autre que cette vie en ce monde :
nous mourrons et nous vivons ; seul le temps qui passe nous fait
disparaître. C’est
pourquoi ce genre d’idée n’a rien d’une originalité de notre
époque, l’époque du progrès et des découvertes (istibsâr),
puisque ce verset nous montre qu’une telle conception existait déjà
dans les temps anciens et chez des communautés intellectuellement
diminuées. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait affecté ces
époques, selon ce que nous en dit le Coran : C’est
à des bestiaux qu’ils ressemblent, ou encore plus égarés.
Ce qui est étonnant, c’est qu’on puisse la trouver chez des gens
qui font partie des principaux dirigeants actuels, car de leur état
individuel dépend aujourd’hui l’état du monde tout entier :
mais pour Dieu, cela
n’est pas difficile.
XII
Peut-être
diras-tu : « Mais si cette négation par les anciens de la
fonction divine était peut-être due à un niveau limité de
connaissances, comment expliquer que d’autres disent aujourd’hui
la même chose, à une époque où les connaissances sont plus
importantes ? » Cette question mérite effectivement une
réponse. Quant à moi, j’y ai bien réfléchi, et je pense que
l’explication unique de l’existence d’une telle mentalité
réside dans un défaut préalable de conception de la notion même
de divinité. Le philosophe, avant de se consacrer à l’étude de
cette science qui le fait conclure à l’inexistence d’un principe
régissant l’univers, avait peut-être la conception d’un Dieu
unique, mais se le représentait sous une forme corporelle et
occupant un lieu élevé dans l’espace, car c’est souvent ce que
l’on trouve dans les doctrines des différentes religions, ce qui
n’est pas le cas de l’islam. Une fois qu’il a étudié, et
qu’il s’est convaincu de la réalité des postulats de
l’astronomie, notamment du fait des découvertes relatives aux
espaces célestes, et plus particulièrement aux corps célestes, il
ne voit plus dans l’univers autre chose que des espaces qui forment
un immense vide indéfini et sans terme, seulement occupé par des
corps dont certains s’appellent des planètes, d’autres des
étoiles et d’autres encore des satellites, qui sont innombrables
et dont les mouvements mutuels dépendent des lois de la gravitation
universelle et de la cosmologie. Il devient alors certain que les
choses ne dépendent en fait que les unes des autres, selon la loi de
causalité, que la nature est la seule cause efficiente de tout, et
qu’il n’y a rien d’autre que cela. Il ne lui est plus possible
de concevoir qu’il puisse y avoir autre chose que ce à quoi sa
science l’a conduit. En effet, comment pourrait-il placer dans ce
système un Dieu, dans la mesure où lui-même l’a préalablement
défini, par sa propre conception mentale, comme une réalité
corporelle se situant dans le ciel, [physiquement] assis sur un
trône, ou quelque chose du même genre ? Il est évidemment
impossible qu’il puisse trouver maintenant un Dieu de cette sorte !
Voilà ce qui explique pourquoi il nie Dieu, tout en ayant des
connaissances. Dieu nous a déjà parlé de ce genre de personnes
dans le Coran : As-tu
vu celui qui a confondu Dieu avec ses idées illusoires [litt. :
passion] et que Dieu a égaré malgré sa science ?
C’est dommage : si seulement il avait quelques-unes de ces
notions de doctrine musulmane dont nous allons dire un mot !
XIII
L’homme
mérite parfois un éloge du fait de la qualité de sa libre pensée,
mais il ne doit pas se croire à l’abri de l’erreur, car la
liberté de conscience mène à des jugements arbitraires, et c’est
ce que ces idéologues reconnaissent eux-mêmes lorsqu’ils
disent : « Le libre penseur ne doit de comptes qu’à
lui-même ». Ainsi, le point de départ [relativiste] de cette
idéologie et son point d’arrivée coïncident, mais peut-être que
la doctrine développée à partir d’un tel postulat sera pire que
celui-ci. En effet, celui qui a développé librement sa théorie
tout individuelle vivait au départ comme les autres dans un cadre
collectif ne dépendant pas de lui et auquel il se conformait, mais
lorsque sa doctrine obtient le succès, ce sont ses idées qui
deviennent le cadre auxquels les autres se conforment, et il devient
alors responsable de ceux qui l’appliquent et rentre dans la
catégorie des fondateurs de courants qui l’ont précédé, qui
encourent soit le blâme soit l’éloge. En résumé, l’athéisme
lui-même n’est que l’aboutissement extrême de la liberté de
conscience, et le produit de cette réflexion s’oppose à toutes
les civilisations qui se sont succédé sur la terre, quelles
qu’elles soient. On peut donc en déduire que cette idéologie se
croit supérieure à tout ce qui la précède et son apparition au
sein des sociétés humaines ne conduit qu’à les perturber, car
toutes ces sociétés auparavant reposaient sur le principe
fondamental d’un ordre divin dans l’univers. Encore une fois, la
seule divergence résidait dans la détermination de la nature de ce
principe organisateur, d’où la diversité des religions et des
courants. Mais toutes avaient en commun d’avoir une croyance qui
produisait [une cohésion sociale en ce sens qu’elle suscitait] en
chaque individu une force qui, même à l’abri du regard des
autres, l’empêchait de s’en prendre aux autres ou à leurs
biens. Voilà pourquoi si je reconnais que la liberté de conscience
est l’un des biens les plus précieux de l’humanité, je pense
que cela n’est vrai qu’à condition de s’assurer qu’elle ne
s’exerce que sous le contrôle d’une autorité extérieure à la
conscience individuelle, qu’il n’est pas facile de connaître et
qu’on appelle la réalité divine. Celui qui ne perçoit pas en
lui-même cette autorité qui lui est extérieure n’est un homme
qu’en apparence.
XIV
Toute personne
faisant de l’athéisme, ou disons du « pharaonisme »,
son credo garde toujours en elle-même une part de doute, quelle que
soit le caractère très fouillé de son raisonnement, car finalement
elle ne se base que sur une opinion conjecturale individuelle, et
la conjecture ne prévaut pas contre la vérité.
C’est pourquoi l’on voit que la plupart des partisans de cette
idéologie sont enclins, et particulièrement en cas de malheur, à
confesser qu’ils reconnaissent [l’existence d’un principe divin
régissant l’univers], par ce qu’ils ont appris et à
l’expérience. La grande guerre nous en a donné beaucoup
d’exemples instructifs, car cela a été l’occasion de nombreux
discours dans lesquels transparaissait [la foi] en l’Unité divine,
proportionnellement à la sincérité de chaque orateur, alors même
que ceux-ci auparavant aurait considéré l’expression de telles
idées comme une mise à nu en public. Or, de telles confessions
publiques étaient le résultat de la pression exercée par la
réalité divine sur ces peuples éprouvés par la guerre :
Lorsqu’ils montent
dans le bateau, ils implorent Dieu de les sauver, parfaitement
sincères et dévoués, mais dès qu’ils ont touché terre et sont
sauvés, ils recommencent à Lui trouver des associés.
Les gens d’aujourd’hui sont pareils : lorsque la mort est à
leurs trousses et qu’ils n’ont plus aucun recours, ils finissent
par implorer Dieu : « Ô Seigneur ! » En un mot
comme en cent, l’homme n’est qu’une créature sous la
domination de Dieu, fondamentalement et originellement, que cela lui
plaise ou non. Tout
ce qui se trouve dans les cieux et sur la terre est au Miséricordieux
ce que l’esclave est à son maître.
XV
Sache, Sîdî,
que la négation de la fonction divine (ulâhiyya)
n’est qu’une forme de barbarie. Ainsi, alors que nos
contemporains pensent être à l’opposé de la barbarie, certains
ne se rendent pas compte qu’ils y sont totalement plongés. Que
peut-il y avoir de moins civilisé que de nier l’existence l’un
principe régissant l’univers en pensant que son existence à soi
est totalement indépendante et ne doit rien à une cause quelconque,
dans un mouvement d’autosatisfaction à l’égard de ses propres
idées individuelles, et alors même qu’hier l’on n’était rien
et n’existait pas. À mon avis, une telle idée n’a pu naître
qu’en raison de l’abondance des biens matériels et d’un
certain bien-être : Non!
L’homme se montre rebelle, dès qu’il se sent riche et
indépendant !
Nul doute que cette idéologie est celle du « pharaonisme »,
et non celle des gens modestes, et c’est pourquoi le Coran nous
dit : Si Dieu
donnait des biens en abondance à Ses serviteurs, ils commettraient
l’injustice sur la terre.
Or, c’est une injustice que d’agir contre une organisation
sociale solidement ancrée dans la justice et œuvrant pour
l’établissement de la sécurité et de la paix des personnes.
Quant à se révolter contre Celui qui fait apparaître les êtres
existenciés et prétendre exister dans Son univers de façon
indépendante de Lui, c’est une forme d’injustice, car c’est un
comportement à l’opposé de la gratitude requise en retour. Il n’y
a d’ailleurs pas loin de la première de ces injustices à la
seconde. Il est vraiment incroyable que l’existencié puisse
prétendre s’opposer à Son existenciateur : L’homme
ne voit-il pas que nous l’avons créé d’une simple goutte de
sperme ? Et maintenant, le voilà qui se montre ouvertement
querelleur ! Bref,
même les animaux les plus féroces peuvent être attachés, mais
cette sorte de créature dont nous parlons est totalement
incontrôlable, car elle considère qu’il n’y a aucune puissance
qui ait droit de regard sur elle. Une telle personne saura se tenir
en public, mais agira comme bon lui semble dès qu’elle est seule :
Ils se dérobent au regard des gens mais sont indifférents à celui
de Dieu, alors qu’Il est avec eux.
XVI
Le mot
« mécréance » signifie la négation de la vérité
(al-haqq).
Il a cependant plusieurs acceptions mais la mécréance la plus vile
consiste à nier la fonction divine, car les preuves de son existence
s’imposent presque d’elles-mêmes, si l’on considère
l’unanimité des civilisations sur ce point et les preuves qu’en
donne les signes divins [tout autour de nous]. C’est ainsi que
celui qui nie l’existence de la réalité divine est un
« mécréant » dans tous les sens du terme, conformément
à ce que Dieu nous en dit : Et
cela parce que Dieu est la référence de ceux qui croient. Quant aux
mécréants, ils n’en ont aucune.
Si nous disons « dans tous les sens du terme », c’est
parce qu’un tel négateur nie également par voie de conséquence
l’ensemble des révélations divines : c’est donc le degré
le plus bas dans l’aveuglement dont Dieu puisse frapper un être.
Ensuite, lorsque cette doctrine est bien implantée en lui, il perd
toute retenue, renonce à toute dignité et méprise toutes les
religions. Puis il fait propagande pour répandre sa doctrine parmi
les gens, et Dieu lui accorde alors un surcroît de science et de
bien-être, ce qui est une ruse pour l’égarer : Nous
les égarerons petit à petit sans même qu’ils ne s’en rendent
compte. Une fois
qu’il s’est bien accoutumé à son existence agréable, et qu’il
s’émerveille de son idéologie, c’est alors que Dieu se saisit
violemment et puissamment de lui : Lorsqu’ils
eurent oublié ce qui leur avait été rappelé, Nous leur donnâmes
la clé de toutes choses. Puis, alors qu’ils se réjouissaient de
ce bien-être dans lequel ils baignaient, Nous nous saisîmes d’eux
soudainement, et ils furent alors dépités.
XVII
Nous avons déjà
vu plus haut que si certains philosophes contemporains nient
l’existence d’un principe régissant l’univers, c’est en
raison d’un défaut préalable de conception de la notion même de
divinité. Ces gens avaient une conception d’un Dieu du monde plus
proche de la matière que du spirituel, se le représentant sous une
forme corporelle, quelle que soit d’ailleurs l’excellence et les
caractéristiques de cette forme. Une fois qu’il est arrivé là où
en sont arrivés les Européens dans le domaine de l’astronomie,
par le biais des découvertes modernes, il ne voit plus dans
l’univers autre chose que des espaces qui forment un immense vide
indéfini et sans terme, seulement occupé par des corps lumineux qui
produisent la lumière qu’ils émettent ou reflètent celles des
autres, dont les mouvements mutuels dépendent des lois de la
gravitation universelle et plus généralement de lois scientifiques.
Il devient alors clair pour lui que les choses ne dépendent que les
unes des autres, même si sa conviction intérieure l’empêche
d’exclure totalement la possibilité qu’on lui indiquerait, à
savoir qu’il est, après tout, possible qu’il y ait là dans
l’univers une puissance agissante trop immatérielle pour être
perçue extérieurement. Mais il s’empresse pourtant de dire qu’il
n’y a là rien d’autre que la « nature », quand bien
même demeure au fond de lui la conjecture qu’une réalité
agissante autre que la simple « nature » puisse exister :
L’homme est
foncièrement toujours pressé.
Il aurait mieux valu ne pas aller trop vite en niant explicitement
cette puissance divine, car en essayant de s’assurer de l’existence
d’une telle réalité distincte de la « nature », il
aurait peut-être abouti à une preuve décisive, qui lui aurait
servi face aux autres, et là, de deux choses l’une : soit le
résultat obtenu l’aurait conduit à affirmer la réalité de cette
puissance divine, soit il aurait continué à la nier : ce
dernier cas est bien sûr envisageable, mais il résulte d’une
incapacité de perception, contrairement à l’autre cas : qu’on y
réfléchisse !
XVIII
Il arrive que
l’homme s’égare tout en ayant un raisonnement juste, ou disons
qu’il tourne le dos à la vérité alors même qu’il est en train
de la chercher. Il m’est arrivé une fois où je me trouvais dans
le marché des parfumeurs à Tunis de sentir des odeurs de parfums
exubérantes, dont celle du musc. Je me mis à chercher d’où
provenaient ces senteurs, en suivant mon odorat, pensant que
j’arriverais à trouver l’endroit sans avoir à demander mon
chemin. Lorsque j’y arrivai, l’odeur avait complètement disparu.
Je pensai alors m’être égaré et me mis à regarder de tous
côtés. C’est alors que m’interpela un marchand depuis sa
boutique, qui se trouvait juste à côté de moi : « Que
cherches-tu, ô cheikh ? »
Le
musc ! répondis-je.
C’est
ici que tu le trouveras.
Montre-le-moi !,
continuai-je.
Il m’en donna
un morceau tout noir enveloppé dans du cuir. Je le humai, puis lui
dit : « Donne-moi quelque chose de mieux : ça n’a
rien à voir avec du vrai musc ! » Je lui rendis son
morceau de musc et m’en allai. Juste après, je repartis à la
recherche du musc mais cette fois-ci en me faisant assister par un
guide. Or, quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il me ramena dans
la même boutique ! J’en conclus que si seulement j’avais
été un peu connaisseur en matière de musc, je n’aurais pas
laissé ce morceau de choix après avoir mis la main dessus. Cette
parabole correspond très bien au cas du philosophe : il se peut
qu’il tourne le dos à la vérité au moment même où il la
recherche, sauf s’il a compris quelque chose de la doctrine de
l’élite spirituelle, ce qui ne pourra que renforcer son degré de
certitude, car ce n’est qu’en reconnaissant d’abord son
incapacité à comprendre la vérité telle qu’elle est réellement
qu’on trouve ensuite des réponses véritablement convaincantes.
C’est ce qu’enseigne la doctrine de l’islam comme le disent
cette maxime du calife Abû Bakr al-Siddîq : « Se savoir
impuissant à Le percevoir, c’est déjà Le percevoir », et
cette parole du Prophète : « Dieu Se voile à l’égard
des intelligences, de même qu’Il Se voile aux regards, et
l’Assemblée suprême Le cherche tout comme vous Le cherchez
vous-mêmes. »
XIX
Si nous
étudiions précisément le point de vue des athées contemporains,
et si nous passions en revue très attentivement leur doctrine en les
interrogeant dans le détail et en dialoguant avec eux de façon
courtoise, nous verrions que leur rejet ne porte en général pas sur
le véritable Dieu […] mais sur la conception courante de ce Dieu,
qu’ils se représentent de façon anthropomorphique et
conditionnée, par exemple placé dans le ciel sur un siège, qu’on
pourrait presque toucher du doigt si l’on en avait les moyens, et
qu’on peut a
fortiori regarder
de ses yeux. En vérité, un tel dieu ressemble à un introuvable
phénix, et il n’y a vraiment nul besoin de nier une telle
conception. Celui qui nie l’existence d’un tel Dieu ne fait que
nier la représentation que les gens s’en font et non la réalité
divine elle-même, mot qui ne fait qu’exprimer une réalité
absolument non manifestée. À mon avis, si l’on disait à l’un
de ces athées que « Dieu » est un mot qui désigne une
puissance non manifestée dont la raison peut appréhender la
présence dans ce monde, mais de façon indirecte, et que la vision
spirituelle, sans même parler de la vue, ne peut réussir à
percevoir que difficilement, ces gens ne ce précipiteraient
peut-être pas autant pour nier ce Dieu-là qu’ils ne le faisaient
avant, car ils peuvent eux-mêmes avoir une intuition de cet ordre,
ne serait-ce que sous forme de doute ou de conjecture : Nous
ne faisons que conjecturer, mais nous ne sommes sûrs de rien !
Cependant, il n’est
pas impossible qu’à partir d’un simple doute, quelqu’un puisse
évoluer après approfondissement vers une certitude, car il y a un
cheminement entre les deux : qu’on y réfléchisse !
XX
Il m’est
arrivé de rencontrer un éminent philosophe contemporain. Il
considérait que la nature est l’explication nécessaire et
suffisante de tout. « J’imagine que vous êtes arrivé au bout de
ce raisonnement qui nie l’existence de Dieu de façon aussi
indépendante que méthodique ? » lui demandai-je au bout d’un
moment. « Effectivement, convint-il. » Puis je lui demandai si,
malgré tout, il ne lui restait pas quelque doute sur la possibilité
qu’il existe dans cet univers une force supranaturelle ou disons
une force intérieure impossible à observer physiquement qui le
contrôle et l’empêche de dégénérer et de se désintégrer. Il
me répondit qu’effectivement il lui restait quelque doute à ce
sujet. Je lui demandai alors s’il lui paraissait possible que ce
qui était une simple supposition pour lui soit pour les autres une
certitude absolue, les capacités de perception étant par nature
variables, et l’homme étant en général plus enclin à
l’ignorance qu’à la connaissance, et il en convint encore. «
Quel nom, lui demandai-je, pouvons-nous assigner à une force aussi
insaisissable, une force que tous tentent de cerner, ceux qui
doutent, ceux qui conjecturent, ceux qui conceptualisent et ceux qui
ont une certitude, tandis qu’elle les cerne tous, et
Il embrasse toute chose
? quel nom qui soit conforme au niveau de réalité qu’il est censé
exprimer ? » Il me dit qu’il n’en savait rien. Je lui dis
alors que cette force est ce qu’on appelle la fonction divine
(ulûhiyya).
Il me répondit qu’étant incapable de se la représenter, il lui
était encore moins possible de lui donner un nom. Je lui signalai
que cette incapacité à se la représenter est justement la
quintessence d’une juste conception doctrinale en ajoutant :
« Maintiens-toi dans cette disposition jusqu’à ce que la
certitude vienne la remplacer, car pour nous, le mot “Dieu” est
l’expression d’une puissance non manifestée, dont la nature
profonde reste mystérieuse et qui, de par sa subtilité même, reste
imperceptible extérieurement : Les
regards ne Le perçoivent pas, c’est Lui qui perçoit les regards.
Il est le Subtil, l’Informé. Nul n’est semblable à Lui
(42, 11). » Il répondit : « Si Dieu est le nom de
cette puissance que tu décris, alors je suis croyant », ce à
quoi j’ajoutai : « Louange à Dieu ! Les
croyants sont frères. »
XXI
Récapitulons
tout ce vient d’être dit : la philosophie perd son temps
lorsqu’elle entend étudier la nature de Dieu, qui est l’un de
ses domaines d’étude, parmi d’autres pour lesquels ses
conceptions peuvent tomber juste en revanche. La cause de cet échec,
alors qu’ailleurs elle réussit, est simplement qu’elle emploie
la faculté rationnelle dans un domaine qui la dépasse largement :
la raison ne peut être employée pour comprendre des réalités qui
lui échappent, qui plus est sans aucune preuve [tirée de la
Révélation] ni démonstration auxquelles on pourrait se raccrocher.
Il est donc naturel qu’elle finisse par jeter l’éponge, tenue
à distance et déçue
(khâsi’an wa huwa
khasîr). Il n’y
a rien d’étonnant à ce qu’elle batte en retraite face à ce qui
est au-dessus de ses moyens, au sens où elle fait parfois erreur du
simple fait de vouloir traiter ce sujet, et si elle ne faisait pas
erreur, on ne verrait pas autant de divergences entre les systèmes
rationnels élaborés par les philosophes. Bref, l’erreur
s’infiltre dans toutes les perceptions humaines. Ne vois-tu pas que
Dieu a établi les cinq sens comme contrôles des sensations
correspondantes : l’odorat est une autorité légitime quant
aux odeurs, et de même pour le goût, la vue, l’ouïe et le
toucher quant aux sensations respectives. Mais comme ces sens peuvent
se tromper dans les appréciations portant sur leur propre domaine,
Dieu a fait de la raison une autorité qui les contrôle, dans le
contrôle qu’ils exercent eux-mêmes dans leur domaine, afin qu’ils
ne se trompent pas. N’arrive-t-il pas à la vue par exemple de voir
dans certaines circonstances la mer et le ciel liés l’un à
l’autre comme s’ils ne faisaient qu’un, idem avec des montagnes
élevées lorsqu’on regarde de très loin ? […] Idem avec le
goût qui est capable de ressentir de l’amertume dans un miel
excellent, du simple fait que l’on est malade. Il en va de même
pour tous les sens externes, mais également pour ce qu’on peut
appeler le sens interne, c’est-à-dire les perceptions mentales.
C’est pourquoi ces jugements que nous fournissent nos sens externes
et internes ne sont pas infaillibles et ne se suffisent pas à
eux-mêmes, du simple fait qu’ils laissent place à une possibilité
d’erreur, et si l’erreur est possible en principe, alors elle se
produira nécessairement en fait. Voilà pourquoi la réalité divine
a instauré la Révélation comme autorité supérieure à ces
facultés humaines, et il est donc nécessaire d’y avoir recours
pour les choses importantes. En conclusion, celui qui évolue dans le
domaine de la science de Dieu, qui est l’un des objets d’étude
de la philosophie, mais qui s’appuie dans ce domaine sur une
compréhension pénétrante, y excellera et sera utile aux autres.
Dans le cas contraire, tout effort est voué à l’échec. Celui
auquel Dieu n’a pas donné de lumière n’en a pas.
XXII
Comment la
raison utiliserait-elle et s’exercerait-elle sur les sensations
qu’elle perçoit et qui lui servent à aboutir à des jugements, si
ce n’est par le biais d’outils qui sont précisément les sens ?
L’ouïe est ainsi nécessaire pour porter par exemple un jugement
sur les sons et les phonèmes qui, pris séparément, ne veulent rien
dire, afin de distinguer la voix humaine des cris des animaux, du
ruissellement de l’eau et du souffle du vent, etc. Il en va de même
pour la vue avec les couleurs, et l’on peut raisonner par analogie.
La raison n’a aucunement la capacité d’arriver à des
conclusions sans le secours des sens sur lesquels elle s’appuie :
Notre Seigneur est
Celui qui a donné à chaque chose sa nature,
autrement dit, elle ne peut s’affranchir des conditions d’exercice
de son jugement qui lui sont consubstantielles. Une fois qu’on en
déduit que l’on ne peut saisir par la raison ces objets d’un
monde auquel nous-mêmes appartenons, objets aussi contingents que
nous le sommes nous-mêmes, sans avoir recours à l’instrument
correspondant établi à cet effet, il devient obligatoire d’utiliser
cet instrument si l’on veut arriver à un résultat quelconque. Et
y a-t-il un instrument dont son âme [individuelle] disposerait grâce
auquel l’homme pourrait comprendre le mystère de son Seigneur et
Le connaître tel qu’Il est réellement ? Non ! Ils
ne peuvent rien saisir de Sa science, sauf ce qu’Il veut leur en
faire découvrir.
Qu’on me comprenne bien : je ne cautionne pas les erreurs que
commet la raison dès qu’elle s’occupe de science divine, mais je
ne nie pas non plus son privilège dans la plupart des autres
domaines.
XXIII
Puisqu’il est
certain que la raison ne peut s’exercer sur quelque objet que ce
soit si ce n’est en ayant recours à un instrument, qu’il soit
corporel comme les cinq organes sensoriels, ou psychique (nafsiyya)
comme l’imagination, la réflexion et les autres organes internes
de l’être humain ; puisqu’il est clair que les sens n’ont
aucune connexion avec le domaine des réalités divines, et qu’il
en va de même pour les facultés internes — car la réflexion ne
peut conduire à un jugement vrai que si son objet tient dans les
limites de son champ de réflexion, et quant à l’imagination, elle
ne peut porter que sur un objet qui puisse s’inscrire dans son
champ formel ; or quelle relation ces deux facultés
pourraient-elles établir avec une réalité qui ne leur est
absolument pas accessible du fait qu’elle transcende le cadre dans
lequel elles s’exercent par nature ? —, alors il ne reste
plus qu’à s’en remettre à une preuve externe, telle que l’un
des Livres révélés par Dieu. Toute autre approche est risquée,
car ce domaine est par nature propice aux erreurs et aux chutes,
alors que le but même du Livre est de sauver l’homme : En
vérité, ce Coran guide vers ce qu’il y a de plus droit.
XXIV
Il résulte de
tout ce qui précède, depuis le début de cette introduction jusqu’à
la précédente section, que l’homme doit nécessairement avoir une
religion (dîn)
qui le lie à son Seigneur. Ce mot désigne une institution divine
qui garantit le bonheur humain dans ce monde et dans l’autre, par
laquelle Dieu charge l’homme de suivre une voie d’élection, dont
le point central est la connaissance de l’Unicité divine (tawhîd),
puis l’obéissance à Dieu en qu’Il ordonne, interdit ou veut.
Une fois définie ainsi, on voit que la substance de la religion ne
change jamais, quelle que soit l’époque. La seule chose qui peut
être changée voire inversée, ce sont les règles particulières,
en fonction des nécessités de temps et de lieu, et cela à des fins
d’adaptation aux nécessités des créatures. Le fond de la
religion, lui, ne peut absolument pas changer. Il n’y a qu’une
seule religion. Dieu a dit : Il
vous a prescrit comme religion ce qu’il avait déjà prescrit à
Noé, ce qu’Il t’a révélé, ce qu’Il avait prescrit à
Abraham, Moïse et Jésus : « Suivez la religion et ne
divergez pas en matière religieuse ! »,
et cela, alors même que les législations de ces envoyés divins
étaient différentes. Dieu a dit : Pour
chaque [peuple] parmi vous, nous avons établi une législation et
une voie. En
synthèse, la religion est unique mais ses règles ou législations
sont différentes, car Dieu ne cherche que le bonheur de la société
humaine, et qu’Il adapte donc les règles aux nécessités de
chaque époque et de chaque moment.
XXV
S’il est
clair que la religion est unique et que ses règles ne diffèrent que
pour s’adapter aux nécessités de chaque époque, afin d’être
le plus utile aux hommes, alors il n’y a aucune raison par exemple
de rester attaché par conformisme aux règles de la Torah une fois
que l’Évangile a été révélée, ou à l’Évangile une fois
que le Coran a été révélé, puisque nous savons bien que toutes
ces législations viennent de Dieu et qu’il nous faut pratiquer
celle qui est la plus adaptée à l’époque dans laquelle nous
vivons. C’est la seule façon d’être équitable, sincère et
objectif, et que [notre] religion
soit tout entière dédiée à Dieu.
Si nous nous accrochons à des règles particulières, alors nous
serons toujours suspects de ne pas suivre la religion uniquement pour
Dieu [mais plus pour des raisons culturelles]. Les gens de la Torah
ne seront pas quittes de ce point de vue, puisqu’ils délaissent
l’Évangile, pas plus que les gens de l’Évangile, lorsqu’ils
délaissent le Coran, ni les gens du Coran s’ils n’appellent pas
les autres communautés à le prendre en considération tout en
adaptant les règles coraniques aux exigences du temps présent :
en effet, ce Livre est conçu pour servir jusqu’à la fin des
temps, bien que tout le monde aujourd’hui ignore les objectifs de
cette Révélation. En réalité, ce Coran nous parle et nous
interpelle ainsi : « Y a-t-il quelqu’un aujourd’hui
pour transmettre mon message ? » Dieu a dit : Nous
avons rendu ce Coran facile à mentionner. Y a-t-il quelqu’un pour
le mentionner ?