L’Alawiyya est donc une branche de la Darqâwiyya, elle-même filiale de la Shâdhiliyya, dont les doctrines et les multiples déclinaisons historiques ont fait l’objet d’un ouvrage récent très complet[1]. Dans le cadre de cette étude, il n’est cependant pas inintéressant de rappeler les quelques pratiques rituelles des confréries maghrébines shâdhilies, si l’on veut bien comprendre en quoi l’extension des activités de la confrérie dans le domaine politico-religieux et le recours à des techniques et outils inédits pour elle, tel qu’on pourra le voir plus loin, relève d’une évolution vers l’extérieur en rupture avec le simple « spiritualisme » d’une confrérie soufie normale.
Le plus important dans l’enseignement du soufisme shâdhilî, thème qui devient omniprésent chez ch. Darqâwî puis ch. Alawî, c’est la nécessité de suivre un éducateur spirituel vivant. Présent dès l’origine, on le trouve exprimé par Abû Madyan en des termes radicaux, qui insistent sur le caractère néfaste de l’action d’un prétendu maître n’ayant pas lui-même suivi un enseignement de maître à disciple[2]. Ch. Darqâwî critiquera de façon très explicite dans ses lettres ceux qui prétendent se rattacher aux saints du passé :
J’ai vu effectivement beaucoup de gens qui se rattachent au célèbre connaissant, au grand Saint Moulay ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, et qui prétendent qu’il est leur maître alors qu’ils sont vivants et que lui est mort. Nous pensons que si leur but en cela est de bénéficier de la miséricorde divine, du fait de leur amour pour lui et de leur attachement à lui, alors il s’agit d’une intention excellente et de bonne augure […] Mais si, en agissant ainsi, ils visent autre chose — par exemple, s’ils ont le même but que ceux qui se rattachent aux saints réalisés afin de rejoindre leur Seigneur, et c’est là l’affaire des saints vivants —, alors seul un ignorant peut ainsi se bercer d’illusions. Si cela était possible, notre suzerain l’envoyé de Dieu nous suffirait à tous, car nul n’est plus digne de s’occuper des affaires des gens. Personne ne peut se dispenser de maître, pour n’importe quel art et a fortiori quand il s’agit de soufisme car ils ont dit, c’est-à-dire le Peuple : « Celui qui n’a pas de Maître, c’est Satan son Maître […] Quiconque affirme qu’il peut se dispenser de maître tourne le dos à la porte et fait face au mur. Si nous avions conservé ce que nous a apporté l’envoyé de Dieu ; si nos cœurs et nos membres ne s’y opposaient pas, alors effectivement l’envoyé de Dieu nous dispenserait du maître. Mais nous avons tellement changé et altéré ce dépôt que nos cœurs et nos membres ont oublié, et que de multiples épreuves nous ont affectés ; alors comment n’aurions-nous pas besoin du maître ? Seul peut prétendre cela un orgueilleux, un ignorant ou quelqu’un de complaisant avec lui-même[3].
Quant aux livres de l’Alawiyya, ils regorgent de textes en la matière. Commentant l’aphorisme d’Abû Madyan cité plus haut, ch. Alawî écrit :
Celui qui n’a pas de maître pour le guider risque d’aboutir à une impasse. Abû ‘Alî al-Thaqafî a dit : « Quand bien même un homme qui aurait fréquenté toutes sortes de gens réussirait à réunir toutes les sciences, il ne pourrait atteindre ce qu’ont atteint les Hommes sans se placer sous la direction d’un maître, d’un imam ou d’un éducateur au langage sincère. « Celui qui n’a pas été éduqué par quelqu’un qui a eu autorité sur lui et lui a montré les vices de son âme et la bêtise de son comportement ne peut guider les autres, du point de vue de l’éducation spirituelle. Autrement dit, celui qui s’est contenté dans la voie spirituelle de ses raisonnements et de son point de vue, mais prétend être arrivé à quelque chose sans guide pour le diriger va à sa perte et nuit également aux autres, et c’est ce à quoi fait allusion l’auteur lorsqu’il parle de corruption […] La plupart des gens ont une opinion tellement haute d’eux-mêmes qu’ils ne veulent pas se placer sous la direction du maître spirituel. Ils préfèrent penser que leur cas est très particulier et fait exception à la règle. Certains se disent que leur guide dans la voie sera al-Khidr ; d’autres pensent que ce sera peut-être l’envoyé de Dieu lui-même qui les guidera et les fera progresser dans la voie, ignorant que ce dernier leur a prescrit d’avoir recours à un intermédiaire. C’est la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes qui les a coupés de Dieu et des gens qui Lui sont rattachés, eux qui ont pourtant suivi jusqu’au bout la formation spirituelle dispensée par des maîtres fins connaisseurs des besoins spirituels et des spécificités de chaque aspirant. D’où est venue à ce prétentieux l’idée que le Prophète, depuis l’immense degré qui est le sien, doive prendre en charge directement son éducation, alors qu’il sait très bien que Dieu a coutume d’avoir recours aux moyens intermédiaires dans Sa création, et que sans eux rien ne peut fonctionner […] Si les choses étaient ainsi, et l’on sait bien qu’il n’en est rien, pourquoi donc certains compagnons du Prophète en auraient-ils initié d’autres ? […] Seules leurs prétentions les empêchent d’acquérir l’éducation auprès de ses détenteurs, prétentions qui excluent toute possibilité de repentir ; en effet, on dit que la porte du repentir est toujours ouverte, sauf pour le prétentieux qui la voit se fermer devant ses yeux car il refuse de renoncer à ses prétentions en se confiant à autrui. Et ne pense pas que l’éducation dont parle l’auteur se borne à imiter le Peuple extérieurement ; en réalité, l’éducation englobe jusqu’à l’intériorité la plus profonde, c’est-à-dire les convenances à respecter par le sage lorsque son Seigneur Se manifeste à lui. Cette dernière sorte d’éducation n’est connue que de celui que Dieu a pris en charge et qui a reçu l’inspiration lui permettant de la prendre à sa source même[4].
D’ailleurs, les Occidentaux ne font pas exception, puisque le cheikh écrit au caricaturiste Jossot que la voie spécifique par laquelle l’âme et le cœur « s’éduquent à l’unicité divine » « exige de suivre un guide connaisseur de la voie… »
Le premier livre sur la confrérie (qui nous soit parvenu) écrit par un disciple de ch. Alawî en 1920 est majoritairement consacré à ce thème, puisque son auteur, Qâdirî, développe sur pas moins de huit pages pour un total de vingt-cinq l’idée que le rattachement à un maître vivant est indispensable :
Cette voie droite est une voie de sulûk ; il ne s’agit pas d’un simple rattachement qui se limite à réciter des litanies et à prendre de la baraka : l’objectif unique de la voie des gens de Dieu et le centre de leur démarche, c’est de guider les gens vers Dieu au sens plein du terme et de les conduire à la connaissance et au secret de la réalisation spirituelle par l’ouverture de leur vision intérieure, de leur faire réaliser le tawhîd spécial, bien distinct de celui des preuves et des raisonnements, de leur faire perdre conscience de tout ce qui est autre que Dieu... Voilà pourquoi un mudhakkir réalisé est nécessaire, car sinon, s’il s’agissait d’une simple affiliation, celle du Prophète nous suffirait. Il en va de même de celui qui se rattache à l’un des cheikhs du passé alors que des siècles les séparent... Si tu demandais à l’un d’eux pourquoi il se rattache à ce cheikh qu’il n’a jamais vu, jamais rencontré et dont il n’a jamais rien pris, il te dirait : « parce que c’est l’un des parfaits auxquels les gens d’Orient et d’Occident ont recours » ou « parce qu’il fait des prodiges innombrables » ou « parce ce que c’est le ghawth et le sultan des saints (sâlihîn) et qu’il dispose d’un contrôle (tasrîf) total dans l’existence, aussi bien sur les morts que les vivants », te citant des paroles de ce cheikh dont il ne comprend pas le sens, tant ces réalités le dépassent, et tant il n’a rien avoir avec ce saint, en étant toujours au stade des désirs passionnels [...] Parfois même, ce sont des savants qui savent t’opposer des textes qui justifient d’après eux leur théorie alors qu’ils n’ont pas le sens qu’ils leur prêtent. Ils y voient une preuve en leur faveur alors qu’elle est plutôt à charge [...] Ils prétendent avoir obtenu une grande part de la voie pour s’être rattachés à ce cheikh dont ils t’expliquent les raisons de la supériorité, mais alors pourquoi ne pas se limiter à Junayd ou à ‘Alî [...] ou même au Prophète ? [...] Celui qui veut arriver à Dieu ou goûter cette boisson spéciale doit obligatoirement fréquenter un guide vivant parmi les gens de son époque qui le guidera dans la voie de Dieu, et quand bien même il aurait toute la science, tous les rites et tous les dévoilements qu’on voudra imaginer[5].
Cet « éducateur » est lui-même un maillon de la silsila, le lignage spirituel, c’est-à-dire la chaîne ininterrompue de maîtres spirituels qui le relient au Prophète, et, au-delà, à Gabriel et à Dieu. Il s’agit là de l’expression du caractère oral et intuitu personae de l’enseignement traditionnel musulman : de même que toute matière scientifique s’y acquiert par un apprentissage de maître à disciple, la « science spirituelle » est réputée être acquise non pas en lisant librement des ouvrages mais en fréquentant des maîtres de chair et d’os qui « forment » leurs disciples bien plus qu’ils ne les « informent », comme l’explique Ibn ‘Atâ’ Allâh dès la fondation de la Shâdhiliyya :
Toute personne, donc, ayant une quête spirituelle doit avoir un maître qui le relie [au Prophète] par le biais d’une chaîne initiatique (silsila) et lui ôte les voiles obscurcissant son cœur ; sinon il est tel l’enfant trouvé, c’est-à-dire sans père et sans lignage. Même si cette personne est lumineuse, elle sera néanmoins soumise à des états spirituels, et ne saura gérer les inspirations subites qui surviennent. Elle n’a su se plier ni à l’éducation spirituelle ni à l’entrainement initiatique[6].
Dans un texte où il répond à un critique du soufisme, ch. Alawî insiste sur l’importance de cette notion pour garantir l’origine traditionnelle et prophétique de la voie du soufisme, en se référant à Sha‘rânî :
Mais tu sembles ignorer le principe de la transmission initiatique de la voie prophétique, car sinon, tu ne rejetterais pas le soufisme et ses adeptes. J’ai donc le devoir de te fournir quelques références qui, soit te seront utiles, soit constitueront des preuves à charge. L’imam Sha‘rânî dit ceci dans son ouvrage intitulé « Les saintes effluves expliquant les principes des soufis » : « Selon les maîtres, le secret de l’initiation consiste en ce que le cœur du disciple s’attache au cheikh, puis [à travers lui] au Prophète, à Gabriel et finalement à Dieu […] La première chose qui arrive au disciple, lorsqu’il est rattaché à la chaîne de la communauté élue par l’initiation et que survient un problème qui trouble son cœur et le déconcerte, c’est que les esprits des saints, depuis son maître immédiat jusqu’au Prophète, et la Présence divine répondent à son appel ; son affliction et ses préoccupations disparaissent alors. Comme dans une chaîne dont un maillon remue, tous les autres maillons lui font écho. Quant à celui qui n’est pas initié à la voie de la communauté élue, les esprits des adeptes de cette voie ne lui répondent pas, [tout simplement] parce qu’il n’y a aucun lien entre eux[7]... »
La chaîne de l’Alawiyya, qui est celle des Darqâwâ, est assez courante dans la Shâdhiliyya de l’Ouest maghrébin : on y retrouve notamment les trois fondateurs, des maîtres intermédiaires tels que Zarrûq ou les Fâsîs, puis ch. Darqâwî, qui réussit à fusionner au XIXe siècle une bonne partie des courants précédemment séparés de la Shâdhiliyya. Les chaînes de transmission de ch. Alawî et de son maître, ch. Bûzîdî, ont été intégrées à leur Dîwân, et se récitent donc sous forme de poèmes[8] ; elles figurent également dans deux ouvrages rédigés par des disciples, avec parfois intervention directe de ch. Alawî. Or, si on étudie attentivement ces documents, on constate quelques particularités et différences qui ne sont pas anodines. Tout d’abord, il faut rappeler qu’il est très fréquent dans le soufisme de pouvoir tracer non pas une mais une multitude de chaîne entre deux maîtres distants d’une même silsila, et la Shadhiliyya n’y échappe pas. L’une des surprises que l’on rencontre dans la Shâdhiliyya maghrébine, et en cela elle se distingue parfois de sa consœur d’Orient, c’est qu’elle renonce au « prestige » de la lignée qui passe notamment par Hasan al-Basrî, Junayd et Abû Madyan, mettant en avant une autre lignée dont de nombreux membres sont beaucoup moins connus voire totalement obscurs, mais qui en contrepartie présente la particularité de passer par Hasan, le petit-fils du Prophète. Il ne s’agit d’ailleurs nullement d’une « innovation » mais plutôt d’un retour à l’origine car l’ouvrage fondateur de la Shâdhiliyya insiste sur le rôle d’Hasan[9]. On remarque également que l’Alawiyya produit selon les documents une version large, avec plusieurs disciples d’un même maître, ou une version réduite, avec strictement un seul maître à chaque génération, qu’on peut donc appeler la chaîne « technique » de l’Alawiyya. C’est ainsi par exemple que Bâshâ, un autre disciple de ch. Darqâwî, apparaît dans les versions « larges »[10], tandis qu’il ne se trouve pas dans le Dîwân de ch. Alawî, le seul successeur de ch. Darqâwî y apparaissant étant Abû Ya‘zâ al-Mahâjî.
Ch. Alawî justifie ainsi l’existence des deux versions :
Comme parmi nos cheikhs, certains n’ont atteint leur but qu’après avoir rencontré deux cheikhs voire plus, nous avons indiqué dans ces cas qui était le second et ainsi de suite jusqu’au dernier maître en fonction de ce que nous en savions, et nous avons mis en évidence cette distinction par un schéma afin de rendre notre propos plus clair […] Il faut savoir que la plupart des silsila-s sont imbriquées et prennent les unes des autres. Celui qui veut se limiter à l’essentiel doit regarder la partie haute de la feuille, car c’est celle-là qui mérite le plus d’être mémorisée, et c’est celle sur laquelle on s’appuie dans notre voie (tarîq), telle que nous l’avons reçue de... notre suzerain et maître, le cheikh Bûzîdî[11].
Du point de vue du rituel, il y a peu de différences avec les pratiques de la voie darqâwie, en dehors de l’accent plus grand mis sur la retraite spirituelle (khalwa). C’est surtout sur le plan du rapport à l’extérieur et de l’insertion sociale et économique du disciple que ch. Alawî modifie la « règle » en l’adaptant aux circonstances du moment, et de ce point de vue, il y a une vraie différence avec le monde plus « rugueux » des Darqâwâ : des postures telles que la négligence extrême dans l’aspect physique[12] ou la mendicité sont abolies, et l’importance accordée à la question des moyens de subsistance (rizq) marque un certain retour à l’équilibre qui caractérise en général la Shâdhiliyya.
L’autobiographie de ch. Alawî, lorsqu’il parle de sa rencontre avec ch. Bûzîdî, met bien en évidence les deux pôles entre lesquels balance la vie spirituelle d’un faqîr (terme le plus courant pour désigner le disciple) : la mudhâkara, la « conversation spirituelle », et le dhikr, l’invocation.
La mudhâkara est une notion difficile à rendre en français : c’est somme toute la conversation d’adeptes qui vivent ensemble et partagent au quotidien tous les aspects de l’existence, des plus spirituels aux plus prosaïques[13]. Il s’agit en fait d’un enseignement oral diffus, extrêmement variable en fonction de ceux auxquels il est destiné[14], et qui surtout ne reste pas l’apanage du maître mais s’étend à toute conversation « spirituelle » entre disciples. On peut en trouver un exemple particulièrement vivant et abondamment illustré dans un ouvrage autobiographique récemment publié par un auteur et universitaire anglais[15], qui relate son expérience vécue à la zaouïa de Mostaganem dans les années 1960 et sa relation avec un mudhakkir particulièrement prolixe, Joseph Le Mer/Abdallah Faïd[16]. La mudhâkara est l’outil principal de la tarbiyya, l’« éducation spirituelle », sans laquelle les doctrines les plus subtiles et les rites les plus efficaces peuvent, selon les déclarations de ch. Alawî et de ses disciples, rester parfaitement vains. L’importance de la mudhâkara est telle qu’elle est parfois présentée comme supérieure au dhikr, qui se pratique sous différentes formes.
La première forme de dhikr est la récitation au moyen d’un chapelet, comme dans la plupart des confréries maghrébines, d’une litanie propre appelée wird. Dans la Shâdhiliyya, la structure ternaire[17] de cette litanie récitée le matin et le soir ne semble jamais avoir varié. Les formules sont récitées cent fois ; la première est une demande de pardon, la seconde une prière pour le Prophète, et la troisième n’est autre que la première partie du témoignage de foi musulman, la shahâda. Le tout est entrecoupé de formules coraniques et se termine par la récitation trois fois de la sourate al-Ikhsâs, qui exprime le concept soufi d’Unicité divine (tawhîd, wahdat al-wujûd). Il s’agit donc d’une séquence qui fait virtuellement passer l’homme de sa condition actuelle d’homme « déchu », « pécheur » et « ignorant », à la contemplation de l’Unicité divine[18]. Selon ch. Adda, ch. Alawî disait des awrâd (pluriel de wird) généraux (par opposition aux rites « réservés ») qu’ils peuvent « être donnés à tous ceux qui le demandent à titre de bénédiction[19] ». On voit donc clairement énoncé ici un principe qui sous-tend tout le discours de la Shâdhiliyya en matière rituelle et contredit la conception par trop systématique d’un rite qui serait ésotérique par lui-même : le wird n’est un rite initiatique que pour celui dont l’intention est de « parcourir la voie spirituelle » (suluk), pour les autres, c’est un rite religieux[20] qui vise à s’attirer les faveurs divines et ainsi « faire son salut ».
L’obtention du wird coïncide souvent avec l’entrée dans la confrérie, et c’est pourquoi le terme « initiation » lui convient bien, s’agissant de l’entrée dans la « voie » et non de la voie elle-même. De plus, la transmission de cette litanie coïncide avec, précède ou suit souvent de peu le « pacte initiatique » (bay‘a) par lequel le disciple se rattache au maître, souvent en lui serrant la main selon le modèle du pacte passé par le Prophète avec ses Compagnons à Hudaybiyya, et c’est pourquoi le wird et la bay‘a sont souvent intimement associés dans les présentations qui en sont données. Dans son Irshâd al-râghibîna, Hasan b. ‘Abd al-’Azîz Qâdirî, un secrétaire de ch. Alawî, présente ainsi cette litanie : « Le wird général est la première chose que reçoit celui qui entre dans la voie, afin qu’il s’attache au cercle de la silsila des gens de Dieu et soit digne de porter ce qui lui sera transmis. Par le secret de l’initiation (talqîn), le rattaché prend sa part de la lumière prophétique. » Pour expliquer ces notions associées à l’entrée dans la voie, telles que l’initiation (talqîn) ou la chaîne des maîtres spirituels successifs (silsila), ch. Alawî se réfère dans son Qawl al-ma‘rûf à l’égyptien Sha‘rânî[21].
Mais la forme la plus importante de dhikr est l’invocation du nom dit « suprême » (ism al-a‘dham), et elle n’est pas donnée à tous, contrairement au wird. Dans son Irshâd al-râghibîna, Qâdirî positionne bien les rôles respectifs du wird et du « nom », appelé ici wird « spécial » par opposition au wird « général » :
Le wird général est la première chose que reçoit celui qui entre dans la voie […] Puis le disciple s’occupe d’acquérir ce qui lui sera utile en termes de fiqh (règles religieuses), bon comportement et éducation du cœur à l’amour et à la soumission ; jusqu’à ce que la lumière du dhikr circule en lui et que son cœur s’apaise de ce fait, puis que sa vision intérieure s’ouvre par la pratique du dhikr spécial, et il verra les secrets seigneuriaux et les connaissances divines jaillir en lui, en provenance du domaine non manifesté, grâce à la voie [...] et c’est cela l’effet le plus grand que produit la voie sur celui qui la suit. Puis il occupe son temps par une méditation permanente, une réflexion et une mise à profit de ce qui advient, et en cela les niveaux des gens du dhikr sont variables, quant à la compréhension et à l’immersion dans la connaissance divine [...] bien que tous prennent leur part du tawhîd spécial... Mais tout cela n’arrive que par la pratique du wird spécial, qui est la véritable pratique à laquelle doit conduire cette voie, et par laquelle s’obtiennent l’ouverture et la réalisation spirituelle ; quant aux autres adhkâr [pluriel de dhikr] qu’on y pratique, ils ne sont que des moyens intermédiaires (wasâ’il) sans plus[22].
Ch. Alawî explique lui-même que la réception du wird, qui est la litanie générale, relève du tabarruk (bénédiction) : celui qui s’en tient là cherche à bénéficier des bénédictions associées à la répétition de formules religieuses[23]. Cette distinction entre un rattachement qui peut rester de l’ordre des pratiques pieuses, s’il se limite au pacte et aux litanies générales, et le cheminement initiatique véritable est bien connue dans le soufisme shâdhilî : on y distingue souvent entre le tabarruk, l’initiation de « bénédiction » et le suluk, le cheminement ésotérique sous la direction d’un maître qualifié. Jarîdî par exemple, parlant de la zaouïa alawie de Djaafra, distingue les disciples qui se consacrent au dhikr et s’isolent dans la khalwa (retraite) de ceux qui se limitent à un rattachement de tabarruk, qu’on « ne saurait dénombrer du fait de leur multitude[24] ».
À vrai dire, il ne s’agit pas seulement d’une question de rite, puisque même la pratique de la retraite spirituelle peut, selon ch. Alawî lui-même, rester d’un ordre plutôt exotérique[25] : dans le soufisme shâdhilî, tout revient finalement, exactement comme dans la religion générale, à une question fondamentale d’intention (niyya).
La khalwâ (retraite spirituelle) est le principal lieu de pratique invocatoire. La « satisfaction » spirituelle qu’elle procure aux disciples, qui y voient une pratique dont l’efficacité n’est pas per se mais doit beaucoup aux « clés » du « contrôle initiatique » (tasarruf) dont dispose à leurs yeux ch. Alawî[26], occupe certainement une place importante dans les motivations du rattachement. D’ailleurs, le cheikh parle lui-même à un disciple français, Gustave-Henri Jossot[27], de la rapidité de l’obtention de résultats spirituels au cours de la khalwa :
Certains fuqarâ’ parviennent au but au bout de quelques minutes ; il en est d’autres pour qui cela nécessite plusieurs jours ; d’autres plusieurs semaines ; je connais un faqîr qui l’attendit huit mois. Chaque matin, il réintégrait la khalwa en me disant : « Mon cœur est encore trop dur. » Finalement ses efforts furent récompensés[28].
Sa réputation est telle que ses ennemis tentent de l’attaquer sur ce terrain, comme en témoigne le passage suivant écrit par Qâdirî en 1920 :
Mais tout cela n’arrive que par la pratique du wird spécial […] Il arrive que sans pratiquer cela, le disciple se voit arraché à sa conscience habituelle, la main de la sollicitude divine le saisissant pour le projeter dans la sainte Présence : la distance de la voie est alors réduite pour lui et les stations mises entre parenthèses : c’est le cas de celui qu’on appelle le majdhûb [ravi ou fol en Dieu]. Nous avons vu de nombreux cas de ce genre dans cette noble tarîqa, qui permet un cheminement rapide et une illumination spirituelle étonnante. Les gens s’étonnaient de ce qui arrivait à certains disciples du cheikh quant à la rapidité de l’obtention du fath ; certains en devinrent convaincu de l’excellence de ch. Alawî mais d’autres le critiquèrent et prétendirent le réfuter sur ce point, parmi ceux qui n’avait pas une bonne compréhension de l’affaire et suivaient leurs passions et les suggestions sataniques[29]…
En plus des pratiques individuelles, certains rites du soufisme alawî relèvent d’un travail collectif. La pratique la plus connue est une forme de réunion appelée majlis, jamâ‘a, hadra voire même dhikr, au cours de laquelle diverses formes de dhikr sont mises en œuvre : le samâ‘, « chant spirituel », et la ‘imâra, une invocation collective debout et rythmée, dans laquelle le dhikr se réduit progressivement à la respiration pure. Robert Irwin détaille à plusieurs reprises dans son ouvrage les modalités et les effets de ce rite très particulier[30].
Les pratiques individuelles et collectives qui viennent d’être rapidement décrites constituent l’essentiel de l’activité proprement spirituelle de la confrérie.
[1] Éric Geoffroy (dir.), Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005.
[2] Cf. Ch. Alawî, Sagesse céleste, op. cit., hikma n° 39 : « Celui qui n’a pas été éduqué par des gens éduqués corrompt ceux qui le prennent pour guide. » Il est certain que ce point fait l’objet d’une insistance encore plus grande dans la Shâdhiliyya tardive.
[3] Ch. Darqâwî, Lettres sur la Voie spirituelle, op. cit., lettre n° 17.
[5] Hasan b. ‘Abd al-’Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 161 sq. Sur la nécessité du maître éducateur, cf. également, parmi d’innombrables références, Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 91-97, p. 111-113, p. 120-124, p. 127-129, p. 130-133, p. 138-141, p. 141-144, p. 153-155, p. 174-177.
[6] Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 267.
[7] Ch. Alawî, Lettre ouverte, op. cit., p. 61-62.
[8] Ch. Alawî, Dîwân, op. cit., p. 102-106 et 138-141.
[9] Selon Mursî, Hasan, fils de ‘Alî ibn Abî Tâlib, « fut le premier des Pôles » (cf. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 108).
[10] Cf. par exemple A. Bentounès, Durra l-bahiyya, op. cit., p. 17.
[11]Ibid., p. 19 sq. Ce passage est bien présenté comme dicté par ch. Alawî, bien qu’il figure dans deux ouvrages publiés respectivement par Qâdirî en 1920 et ch. Bentounès en 1930, du vivant du cheikh.
[13] C’est ce genre de relations qui fonde la notion même de « confrérie ».
[14] Ch. Alawî décrit ainsi dans son autobiographie la méthode de son maître ch. Bûzîdî : « Quant à la manière dont le cheikh guidait ses disciples d’étape en étape, elle était variable. À certains, il aurait parlé de la forme dans laquelle Adam fut créé, à d’autres il décrivait les réalités spirituelles ; à d’autres encore, il parlait des actes divins ; chaque enseignement étant particulièrement approprié à chacun » (cf. son autobiographie traduite par Lings, Un saint soufi, op. cit., p. 62).
[15]Robert Irwin, Memoirs of a Derwish : Sufis, Mystics and the Sixties, London, Profile Books, 2011.
[16] Né à Auray dans le Morbihan le 25 mars 1911, il exerçait « avant sa conversion la profession de navigateur » selon un rapport administratif français. Il rejoint la confrérie en 1943 et devient le chauffeur personnel de ch. Adda Bentounès. Le Mer n’avait, contrairement à Alphonse Izard/Abdallah Redha, l’autre disciple français vivant alors à la zaouïa (il y en avait un troisième : Jean Charles, adopté assez jeune par Bentounès), laissé que peu de traces historiques en dehors de quelques contributions au Morchid jusqu’à la publication du livre d’Irwin, dont il est l’un des principaux protagonistes. Présenté comme l’instructeur spirituel de l’auteur, le Français y apparaît comme un homme dont l’existence est totalement consacrée à la confrérie et qui se double d’un authentique majdhûb. Faïd revient en France à la fin des années 1960 et reste à la zaouïa parisienne au service des fuqarâ’. Il meurt en 1993.
[17] Beaucoup d’auteurs français du XIXe siècle décrivent les litanies darqâwies qu’on leur a présentées : toutes ont cette structure ternaire et sont même parfois strictement identiques au wird des cheikhs Bûzîdî et Alawî (cf. C. Trumelet, op. cit., p. 304, et Depont et Coppolani, op. cit., p. 448-449). Cela illustre le caractère excessivement conservateur en matière de rites des confréries maghrébines, qui n’innovent en général qu’assez rarement ou sur des points périphériques, ce qui explique pourquoi, selon Qâdirî, « ce wird est commun à tous les Shâdhilis et le disciple doit s’y tenir » (Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna, op. cit., p. 172).
[18] Pour une description détaillée, avec quelques différences sur des points de détail, cf. ch. Bentounès, al-Durra l-bahiyya fî awrâd wa sanad al-tarîqa l-‘alâwiyya, Mostaganem, Imprimerie Alaouïa, 1987 [1e éd. 1930], p. 6 sq., et Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 172.
[19] A. Bentounès, Durra l-bahiyya, op. cit., p. 6.
[20] Ch. Alawî emploie une tournure plutôt religieuse dans le passage cité ci-dessus : le wird y est dit « faciliter les moyens de réussite ou de salut (najâh) », pour celui qui le pratique assidument et le demande « selon la voie du tabarruk (bénédiction) ».
[21] Ch. Alawî, Lettre ouverte à ceux qui critiquent le soufisme, Paris, Entrelacs, 2011, p. 61-62.
[22]Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 170.
[23]Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 182.
[24]Cf. Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id, op. cit., p. 120-124. Muhammad ibn ‘Abd al-Bârî était un secrétaire tunisien très actif de ch. Alawî arrivé très tôt à la zaouïa : il n’est autre que le "Si Mohammed Laïd" dont parle Jossot dans son Sentier d’Allâh. C’est lui qui a écrit à une multitude de personnages pour leur demander de témoigner sur le cheikh. Jarîdî, également secrétaire et tunisien, est arrivé un peu plus tard, et c’est lui qui a finalisé l’ouvrage. Pour cette citation comme pour toutes celles des Shahâ’id qui suivront, les numéros de pages correspondent à l’ensemble de la lettre et non à la page précise d’où provient la citation.
[25] Dans une lettre assez surprenante (Ch. Alawî, A‘dhabu l-manâhil, op. cit., p. 216 sq.), le cheikh répond à la critique qu’un de ses propres disciples fait de la diffusion trop large à son goût de la pratique de la khalwa. La réponse du maître, un tantinet ironique, montre que l’ambivalence exo-ésotérique de ce rite ne change rien au fait que la « connaissance spirituelle » (ma‘rifa) reste un domaine réservé à l’« élite spirituelle ». Elle permet également de voir que l’esprit de l’Alawiyya est paradoxalement éloigné de tout élitisme sélectif et formaliste.
[26] Cf. la lettre adressée à ch. Alawî en 1930 par l’ex-cadi et mufti des lieux saints (la Mecque et Médine), Muhammad al-Makkî, qui aborde cette notion en attribuant au mostaganémois « le contrôle (tasarruf) des êtres […] des cœurs et des esprits » (J. Cartigny, Cheikh al- Alawî : Documents et témoignages, Drancy, éd. Les Amis de l’Islam, 1984, document A).
[27] Grâce au travail de recherche d’Henri Viltard (E.H.E.S.S.), qui s’est traduit par la production d’un site internet (Goutte à goutte), d’une exposition et de plusieurs livres et articles, on en sait aujourd’hui un peu plus sur le caricaturiste et philosophe français, né en 1866, de tendance plutôt anarchiste. C’est en 1913 que Jossot se convertit bruyamment à l’islam, l’événement ne passant pas inaperçu dans la presse de l’époque. Il écrit même un témoignage qui est traduit et publié en arabe cette même année. Il se rattache à l’Alawiyya en 1924 et participe à l’ihtifâl annuel. Son Sentier d’Allâh est publié en français en 1927, au moment même où il commence à s’éloigner de l’Alawiyya. Plus qu’une recherche intérieure, son adhésion à l’islam apparaît surtout comme un rejet du matérialisme moderne, et sa prose se ressent toujours d’une certaine amertume et d’un sombre pessimisme sur l’espèce humaine. Pourtant, aussi vindicatifs qu’ils paraissent, ses écrits ne sont jamais dénués d’une certaine vision spiritualiste, dans laquelle les thèmes soufis affleurent parfois. L’artiste s’éloigne de la confrérie probablement dès 1928, puis de l’islam. S’il signe encore ses lettres ou textes en 1930 et 1931 : « Abdou-’l-Karim Jossot », il délaisse son prénom musulman au plus tard en 1939. Pourtant, selon Henri Viltard (communication personnelle), son expérience musulmane et soufie n’a pas été vaine, et il a trouvé une paix relative suite à la rencontre de ch. Alawî. L’ultime texte de Jossot, une sorte de testament spirituel écrit en 1951 très peu de temps avant son décès, montre en tous cas l’impact de ch. Alawî sur le Français, puisque le cheikh y est mentionné 27 ans après leur rencontre et plus de 12 ans après qu’il ait tiré un trait sur son expérience musulmane.
[28] J. Cartigny, op. cit., p. 76, qui reprend le Sentier d’Allah de Jossot. Dans les témoignages, la perception par le retraitant de visions ou d’un « état spirituel » au cours de la khalwa est présentée comme très fréquente. Cela n’empêche que ch. Alawî lui-même ne considère pas cela comme une « réalisation spirituelle » intégrale, à laquelle seul un « petit nombre » de disciples peut d’après lui parvenir, même si ceux qui n’y parviennent pas ne « désespèrent » pas et « s’élevent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure », selon ce qu’il explique au docteur Carret (dont le témoignage est repris par Lings, Un saint soufi, op. cit., p. 25-26).
[29]Hasan b. ‘Abd al-‘Azîz al-Qâdirî, Irshâd al-râghibîna,op. cit., p. 170.