Malgré
un discours conservateur par bien des aspects, son travail de
rénovation du soufisme confrérique (« démaraboutisation »
des pratiques, arrimages des doctrines aux canons de l’orthodoxie
exotérique, inscription pacifique dans le cadre colonial, modèle
économique renonçant à l’ascétisme et compatible avec la vie en
société, ouverture sur l’Occident,…) donne également à ch.
Alawî une posture de réformateur.
Un
soufisme épuré
C’est
l’un des objectifs affichés de ch. Alawî que de défendre et
revivifier tout ensemble le soufisme. De son point de vue, il s’agit
de sauver le soufisme confrérique de ses tendances maraboutiques et
endogames, en œuvrant à le réformer pour lui redonner le rôle
spirituel et moral qui est naturellement le sien, tout en faisant
disparaître autant que possible ses aspects les plus choquants pour
les mentalités aussi bien des Français que des musulmans
« acculturés » ou réformistes.
Cette
opposition entre un soufisme réformateur et un autre
« maraboutique », souvent cantonné à une fonction
sociale de fédération et d’entraide, et parfois même
préjudiciable, du fait de ses pratiques jugées hétérodoxes, pour
le monde du tasawwuf
face à ses adversaires, qui peuvent facilement le dénoncer comme un
archaïsme inutile, a été mise en lumière très tôt par beaucoup
d’auteurs européens. Ainsi, même les auteurs critiques de
l’époque coloniale les plus féroces à l’égard du
« maraboutisme » ne mettent pas tous les « indigènes »
dans le même sac. C’est par exemple le cas de Pellissier de
Reynaud[1],
très laudatif à propos de l’ancienne Madaniyya, branche de la
Darqâwiyya dont il a connu personnellement plusieurs membres, dont
probablement le deuxième maître, Muhammad Zâfir al-Madanî, et
qu’il distingue
des autres confréries avec lesquelles il n’est pas tendre :
Il existe cependant
un ordre qui ne mérite pas ces reproches, et qui nous a paru
différer en tout de ceux dont parle M. E. de Neveu. C’est
celui des medanias… [Ses] principes sont le déisme pur, mais un
déisme moins froid que le déisme philosophique; car les medanias
admettent le culte, qui est pour eux celui des mahométans, mais sans
esprit d’exclusion… Du reste, ils mettent avant la foi les
bonnes œuvres, qu’ils pensent suffire au salut, sans acception de
religion, et prêchent la fraternité et l’égalité entre tous les
hommes, quelle que soit la croyance religieuse. Tels m’ont paru
être les medanias d’après les déclarations de tous ceux que j’ai
interrogés, et d’après l’opinion que l’on a d’eux dans tous
les pays où on en trouve ; mais, pour être bien fixé à cet égard,
il faudrait interroger le cheik Mohammed-el-Medani, ce que je n’ai
pas eu occasion de faire. J’ai seulement vu son fils, qui, étant
de passage dans une ville où je me trouvais, vint me faire une
visite pour me remercier des sympathies que, dans plusieurs
circonstances, j’avais témoignées pour la secte. Il y a beaucoup
de medanias dans les États de Tripoli et de Tunis ; ils commencent à
s’introduire en Algérie, où l’administration française fera
sagement de bien les accueillir; car, s’il y a un germe de
rénovation au sein du monde musulman, ce dont je doute encore, c’est
à coup sûr là qu’il faut le chercher[2].
Le
livre des administrateurs Depont et Coppolani sur les confréries met
lui aussi bien en évidence la différence entre les branches
« maraboutiques » du soufisme et celles qui sont capables
de jouer un rôle social et religieux plus ample. Cette distinction
est d’ailleurs également faite à propos des Darqâwâ, et
notamment la Habriyya[3]
et la Madaniyya ;
cette dernière branche représente selon eux « en quelque
sorte, l’esprit contemporain [de la Darqâwiyya] avec laquelle elle
est […] naturellement en rivalité[4] »,
même si ces auteurs semblent y voir essentiellement un agent de la
politique ottomane du sultan Abdülhamid II. Quant à l’intérêt
d’Augustin Berque pour la personnalité de ch. Alawî, et le titre
même de son essai, Un
mystique moderniste,
le prouve, il vient du fait qu’il perçoit bien l’Alawiyya comme
une force réformatrice seule capable de maintenir le soufisme en
vie, malgré les coups de boutoir de l’esprit réformiste et le
challenge du contact avec la civilisation occidentale moderne, qui
condamnent à plus ou moins long terme mais inéluctablement des
formes d’islam populaire peu compatibles avec l’esprit du temps.
C’est
véritablement très jeune que ch. Alawî manifeste ses tendances
« réformatrices » puisqu’on le voit tenter de
s’opposer aux pratiques « magiques » des Aïssawâ
alors qu’il n’a pas vingt ans. Surtout, à cette époque où il
étudie en quelque sorte en alternance les sciences religieuses, les
rites réputés plus ou moins hétérodoxes du soufisme populaire lui
paraissent, comme il le dit dans son autobiographie, s’éloigner de
la « pure tradition prophétique » dont tout musulman
instruit doit tenter de se rapprocher. C’est ainsi qu’au niveau
du rituel, l’Alawiyya réduit à quelques pratiques fondamentales,
surtout centrées sur le dhikr, les spécificités de la voie
soufie qu’elle promeut, mais ne comprend aucune de ces
manifestations bruyantes et pleines de pratiques dénoncées par les
oulémas que sont les moussems. Quand l’Alawiyya organise des
rassemblements, les disciples alternent pendant quelques jours
prières, dhikr sous forme de chant ou litanies, leçons
religieuses et conversations à caractère spirituel, et l’on est
donc bien loin par exemple des processions exaltées des Aïssawâ.
Ch. Alawî n’organise d’ailleurs ces manifestations annuelles que
dans un objectif de revivification du soufisme et de la religion,
affirmant au docteur Carret que, le concernant, le khumul
(« anonymat » ou « quiétude ») est bien
préférable :
Une fois la zawiya
terminée, les foqara exprimèrent le souhait d’organiser une
grande fête, pour célébrer son inauguration. Le Cheikh ne put
faire autrement que d’accéder à leur désir. Je le connaissais
depuis assez longtemps alors pour pouvoir lui faire connaître
librement ma pensée. Je m’étonnai devant lui qu’il consentît à
une manifestation si peu dans ses habitudes et si contraire à son
goût pour la solitude et l’effacement [...] À ma remarque, il eut
un imperceptible mouvement d’épaules, leva les yeux au ciel, et me
dit en substance : « Vous avez vu juste. Je n’aime pas ces choses.
Mais il faut prendre les hommes comme ils sont. Tous ne peuvent
trouver entière satisfaction dans la seule intelligence et la
contemplation. Ils éprouvent par moments le besoin de s’assembler,
de sentir qu’ils sont nombreux à penser de même. Ce n’est pas
autre chose qu’ils demandent. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une
fête comme vous en avez certainement vues dans certains lieux de
pèlerinage musulmans, avec coups de fusils, fantasia, jeux divers et
engloutissements excessifs de nourriture. Non, pour mes disciples,
une fête est une réjouissance d’ordre spirituel. C’est
simplement une réunion pour échanger des idées et prier en
commun[5]. »
En
dehors des pratiques spirituelles, l’Alawiyya préconise nettement
l’acquisition des connaissances religieuses nécessaires à la
pratique personnelle. Mais c’est surtout dans le domaine économique
et le rapport à l’argent que l’Alawiyya rompt avec le soufisme
populaire et ses pratiques qui comportent différents biais : la
mendicité, technique darqâwie s’il en est, qui est au départ un
exercice spirituel destiné à se rabaisser devant les autres, a fini
par devenir un véritable stratagème lucratif, et c’est
vraisemblablement pourquoi le soufisme alawî la rejette totalement.
D’une manière plus générale, l’Alawiyya promeut un modèle de
disciple intégré socialement et économiquement dans son
environnement, responsable des autres, au contraire de la dépendance
financière généralisée que l’on constate souvent dans le
soufisme populaire. Sur ce plan économique, la pratique de la ziyâra
ne peut bien sûr pas disparaître car la zaouïa est justement une
caisse de redistribution et une institution à vocation en partie
sociale, de nombreuses personnes, et pas seulement des disciples,
vivant à la charge des zaouïas. Mais ce phénomène de ponction
financière si décrié par les adversaires du soufisme est en
quelque sorte réduit au minimum dans l’Alawiyya et même codifié.
Ch. Adda Bentounès, qui est dès fin 1923 l’intendant de la grande
zaouïa de Mostaganem, non seulement organise et
encadre l’ensemble
de l’activité économique et les flux financiers de la confrérie,
mais innovera même plus tard en créant dans chaque zaouïa une
section locale de l’association dite du Tanwîr
(« illumination »), chargée de faire en sorte que
les mosquées et zaouïas de l’Alawiyya ne manquent de rien
s’agissant des couvertures de sol, de la maintenance des édifices,
de l’eau et de l’électricité, et qu’elles favorisent
l’enseignement des bases de la religion et du Coran[6].
Ses
livres témoignent également du caractère réformateur de ch.
Alawî. S’agissant du soufisme, son œuvre alterne entre défense
des pratiques essentielles axées sur le dhikr, rejet de tout
le folklore, et insistance sur l’intérieur et l’intention pour
tout l’aspect spirituel. La partie plus métaphysique, si elle
semble rappeler les œuvres d’auteurs soufis plus anciens, met
cependant en évidence une certaine originalité et « modernité »
dans l’exposition des « vérités ésotériques »
(haqâiq). Quant à ses ouvrages à caractère religieux
(fiqh, ‘aqîda [doctrine], etc.), ils sont certes
plus classiques mais montrent surtout la volonté du cheikh d’amarrer
si l’on peut dire le confrérisme à la religion la plus orthodoxe
possible, par ses références à la théologie d’al-Ash‘arî et
de Mâturîdî et son ancrage dans le fiqh malékite.
La
revivification du monde confrérique
À
l’égard du confrérisme ambiant, ch. Alawî ne sera pas le
fossoyeur du soufisme populaire comme on pourrait le croire en lisant
l’article d’Augustin Berque, et les flèches de son journal, le
Balâgh,
viseront bien plus les réformistes que les chefs de confrérie. Bien
au contraire, ch. Alawî défendra bec et ongles nombre de pratiques
soufies attaquées sans relâche par les réformistes, et défendra
même des rituels particuliers face à des censeurs issus eux-mêmes
du milieu des soufis savants[7].
La
première manière de revivifier le soufisme est d’obtenir le
rattachement de confréries existantes : les sources nous
offrent de nombreux exemples de ces confréries familiales parfois
purement locales, dont le représentant du moment reconnaît lui-même
qu’il n’a pas atteint ces « connaissances » qui
constituent le but fondamental du soufisme, acceptant ainsi la
supériorité spirituelle du cheikh et se rattachant sans difficulté
à l’Alawiyya. Le cas du chérif Muhammad al-Sa‘îd b. al-Shaykh
al-Bashîr al-‘Iyâdî est assez typique à cet égard[8].
Les trois questions que lui pose Ibn ‘Abd al-Bârî sont :
1)
Quel
a été l’intérêt pour vous de vous rattacher au cheikh alors que
vous étiez déjà réellement rattaché à la tarîqa
Shadhiliyya ?
2)
De
quoi le cheikh vous a-t-il chargé dans votre siyâha
car on m’a dit que vous aviez voyagé sur son instruction à
différents endroits ?
3)
Quel
bénéfice vos disciples en ont-ils tiré, par rapport à ce qu’ils
avaient déjà ?
Muhammad
al-‘Iyâdî répond :
1)
Nous
transmettions la tarîqa
Shâdhiliyya auparavant et nous savions qu’elle était fondée sur
la réalisation du fath
spécifique, qui dépend de l’initiation au nom suprême, mais nous
étions à cette époque limités à la seule transmission des
litanies. Nous n’avions rien s’agissant du reste, et n’avions
rencontré à cette époque aucune personne détenant ce qui nous
manquait, jusqu’au jour où [...] nous entendîmes parler de ch.
Alawî par le biais d’un de ses livres… Nous allâmes alors voir
le cheikh et reçûmes de lui la tarîqa.
Nous attînmes ce qui « rafraichit notre œil et augmenta notre
certitude ». Me concernant personnellement, je dois dire que je
manquais auparavant de rectitude et d’autres choses du même
ordre[9].
Tout cela disparut totalement après mon rattachement à la tarîqa.
2)
Le
cheikh m’a simplement dit de diffuser la nasîha
(« bon conseil ») entre les musulmans conformément au
hadith ; il n’y avait pas d’objectif intéressé là-dedans
bien sûr. Par Dieu, je ne l’ai jamais entendu dire une seule
parole qui concerne un objectif matériel !
3)
Des
bénéfices tant extérieurs que spirituels. Extérieurs, parce que
beaucoup des gens de notre région avaient toutes sortes de vices
(alcool, fornication...) ; aujourd’hui, tout cela a disparu grâce
à la baraka
de la confrérie et spirituellement, c’est difficile d’en parler
car il s’agit d’un domaine réservé[10].
Chaque
chef de confrérie gagné à la cause de l’Alawiyya entraîne avec
lui tous les adeptes de son entourage, qui adoptent alors non
seulement les rites de la confrérie mais surtout son esprit et ses
doctrines à l’opposé de tout maraboutisme économico-ritualiste.
Pourtant, même si la confrérie enregistre de nombreux succès par
ce canal, cette modalité butte naturellement sur la résistance des
pouvoirs en place. C’est pourquoi l’autre façon de revivifier le
soufisme consiste à entretenir des liens avec les autres confréries
sans qu’il y ait fusion mais en créant un réseau qui facilite la
diffusion des idées du cheikh. C’est ce qu’on appellerait
aujourd’hui une « mise en réseau » et un « partage
de connaissance et d’expérience », qui commence très tôt
comme le montrent de nombreux exemples tels que ceux des marocains
‘Abd al-Hayy al-Kittânî et Muhammad b. al-Habîb, ou du chef de
l’importante zaouïa de Boghari, ‘Abderrahmân, fils du cheikh
Missoum, qui participe au rassemblement de la confrérie (ihtifâl)
de 1927[11].
On peut également citer l’exemple d’un moqaddem marocain
important de la Tijâniyya, Ahmad Skiredj, cadi d’El Jadida,
présenté par ch. Adda Bentounès comme « l’ami de ch.
Alawî[12] »,
qui appuiera constamment les actions du cheikh et contribuera
certainement beaucoup à la diffusion de ses idées au Maroc, comme
lorsqu’il loue les livres ou le journal du cheikh, voire écrit
pour lui des articles. Vers 1933, il écrit à ch. Alawî afin de le
féliciter pour son commentaire de la sourate « L’Époque »[13].
Il rédige un texte après avoir lu le Miftâh
al-shuhûd,
publié en postface de ce livre après la mort du maître[14].
Il publie également par exemple quatre articles dans le Balâgh
en 1927, dont le thème général est la défense du soufisme et des
saints et dont l’un contient également un éloge appuyé de ch.
Alawî[15].
Son texte publié dans le n° 46 du 25 novembre 1927 manifeste
d’ailleurs des tendances plus conservatrices vis-à-vis de
l’influence occidentale que celles de l’Alawiyya, ce qui me
semble illustrer assez bien comment cette dernière réussit à
intégrer dans son « plan » des milieux plus fermés
qu’elle ne l’est, jouant ainsi un rôle d’adaptation du
soufisme à l’époque moderne et de fédération de tendances
diverses, allant des zaouïas les plus fermées à des savants
finalement assez proches des réformistes, et cela dans le but de
défendre le soufisme et l’islam traditionnels[16].
Enfin, la lettre adressée à l’administration par l’un des chefs
de confrérie les plus importants de l’époque, Abdelkader Kassimi
de la zaouïa d’El Hamel, montre comme on l’a déjà vu plus haut
la place fondamentale de l’Alawiyya et de son chef dans le
dispositif commun aux turuq
de défense et de rénovation du soufisme.
Pour
atteindre son objectif de maintien en vie d’un soufisme qui risque
de disparaître s’il ne s’adapte pas aux conditions nouvelles,
ch. Alawî fait feu de tout bois : c’est par exemple le cas
lorsqu’il met à contribution Gustave-Henri Jossot, qui vient à
peine d’arriver à Mostaganem et de prendre le rattachement, pour
montrer à ses propres disciples qu’il existe même des Européens
qui s’intéressent à l’islam et au soufisme quand les musulmans
eux-mêmes s’en détournent. Quand on voit la personnalité
beaucoup plus extravertie de Jossot, comparée à celle d’un autre
converti français, Eugène Taillard, qui participe en même temps
que lui à l’ihtifâl
de 1924, et qu’on sait par Jossot lui-même que Taillard était
bien plus ému et impressionné par le cheikh que lui, on peut
conjecturer que si ch. Alawî lui demande de faire un discours, ce
n’est pas pour sa « connaissance spirituelle » mais en
raison de son aptitude à se manifester en public, sans compter que
Taillard, interprète officiel du Tribunal de Tunis, connaissait
parfaitement l’arabe tandis que Jossot n’en savait probablement
pas grand chose[17].
Le maître voulait manifestement utiliser Jossot pour un discours
destiné à des musulmans et non public, dont le message était en
quelque sorte : « Voyez ! Même des Européens entrent dans la
voie, alors soyez conscient de la valeur de votre tradition et
maintenez-là ! » Le cheikh était donc là encore dans
son rôle de revivificateur et mainteneur de la tradition, tant
soufie que musulmane.
L’impact
du monde moderne sur la cosmologie de l’Alawiyya
C’est
le rapport de la confrérie au monde de l’« envahisseur »
qui marque une véritable rupture avec le soufisme maghrébin de son
temps. Bien sûr, d’autres turuq avaient déjà depuis
longtemps enterré la hache de guerre, mais il s’agissait bien plus
d’une « paix des braves » ou d’une « guerre
froide » que d’un véritable intérêt pour ce que le milieu
français pouvait apporter en bien ou en mal. Ch. Alawî, lui, semble
avoir perçu le risque intellectuel et culturel que représentent non
seulement l’administration occidentale mais surtout la science
moderne que les Français apportent dans leurs valises et qui s’avère
un vrai challenge intellectuel dont bien peu semblent conscients dans
les turuq, qui restent par définition attachées à un
enseignement purement traditionnel, au contraire des milieux
réformistes et « évolués » qui, eux, anticipent ce
problème du fait de leur propre acculturation.
En
fait, dans ce qu’on appelle au XIXe siècle
la « science moderne », les résultats issus de la
démarche expérimentale, les théories scientifiques, voire les
postulats d’ordre plutôt idéologique sont largement imbriqués
les uns dans les autres, et il est donc très délicat de les séparer
pour l’analyse. On s’expose ainsi à faire des contresens si l’on
glisse trop facilement de la science vers la technique, ou de la
technique vers la technologie, ou de l’économie de marché vers le
capitalisme, ou de la science vers la notion de « progrès ».
Ce mot qu’on emploie aujourd’hui assez prudemment, et souvent
dans un sens dérivé sans rapport avec sa charge idéologique
originelle, il faut se rappeler qu’il constituait une sorte de
mythe tout à fait constitutif de l’esprit français du XIXe
et de la première moitié du XXe
siècle. C’est pourquoi la lettre des citations n’a pas ici une
grande importance, et il faut savoir lire entre les lignes si l’on
veut comprendre le rapport ambivalent du cheikh à la notion de
progrès, car lorsque le cheikh emploie ce mot, on a parfois
l’impression qu’il ne s’agit que d’une simple « tactique »
pour flatter quelque peu l’orgueil des Européens.
Plus
fondamentalement, ce serait certainement faire un contresens que de
penser qu’on peut facilement raccorder l’approche traditionnelle
des sciences islamiques à celle de la « science moderne » :
comme toutes les civilisations traditionnelles, l’Islam fonctionne
sur des schémas cycliques, et surtout sa cosmologie et sa
représentation de l’univers ne sont pas aussi « solidifiées »
que celles de notre époque : l’idée d’un univers qui se
limite aux perceptions de l’être humain, défini par une structure
« matérielle » s’appuyant sur un substrat invariable
de particules ou de sous-particules, dont les lois sont constantes à
tout moment du temps, un « temps » lui-même conçu, au
même titre que l’espace[18],
comme un horizon scientifique insurpassable, là où les doctrines
pré-modernes ne voyaient que de simples conditions propres à
l’existence humaine, aurait probablement paru assez restrictive aux
anciens savants musulmans.
Aussi,
ce n’est pas tellement aux grandes théories modernes sur la
structure fondamentale de l’univers ou l’apparition et
l’évolution de la vie sur terre que ch. Alawî semble s’intéresser
mais plus aux apports factuels des diverses sciences appliquées (qui
pour lui n’avaient peut-être pas lieu d’être avant l’époque
où elles sont apparues[19]),
obtenus par une « méthode expérimentale » à laquelle
les savants musulmans de l’époque classique avaient déjà
largement recours.
La
« théorie de la connaissance » chez le cheikh est en
fait celle de l’islam traditionnel dans son ensemble : tout comme
cette religion ne sépare pas radicalement le spirituel et temporel,
la matière et l’esprit, le corps et l’âme, la loi et la
spiritualité, les sciences rationnelles y font intégralement partie
de la science en général et il ne peut y avoir là une séparation
stricte ; l’unité essentielle à laquelle la théologie
musulmane ramène la multiplicité des attributs de l’univers
emporte celle de la science humaine qui en fait son objet : la raison
et la recherche scientifique ont donc pleinement leur place dans la
religion, et non en dehors ou à côté, car celle-ci se veut
essentiellement « connaissance ». Lorsque le Coran dit :
Je
n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent,
le premier et principal commentateur du Coran, ‘Abdallâh b.
‘Abbâs, contemporain et neveu de Muhammad, adoubé par lui dans
cette nouvelle matière de l’interprétation des textes, commente
ainsi : « que pour qu’ils Me connaissent », remplaçant
ainsi la « pratique pieuse » par la « science ».
Deux célèbres hadiths sont souvent cités pour illustrer la claire
valorisation en islam, et de la science au sens large, et de la
technique : « Cherchez la science jusqu’en Chine.»
« Concernant vos affaires de ce monde, vous êtes plus savants
que moi[20].»
Mais
il y a des ordres de connaissances différents de par le « niveau »
de l’objet et les « capacités » du sujet, et il existe
donc une hiérarchie des connaissances comme l’explique ch. Alawî
en commentant un aphorisme d’Abû Madyan qui stipule que « la
science est bénéfique » :
Qui pourrait le
nier, puisque celui qui en dispose mérite d’être honoré ?
Dis :
les savants et les ignorants seraient-ils donc égaux (39,
9) ?
Cela dit, le rang d’une science dépend de son objet, et il faut
donc distinguer entre celle dont Dieu est l’Objet, celle qui
s’attache aux dispositions de Sa Révélation et celle qui traite
de Sa création. Toutes trois sont bénéfiques, du fait qu’elles
s’opposent à l’ignorance, mais plus ou moins, en fonction de
leur objet. La science de Dieu est supérieure à toute autre. Celle
qui s’attache aux dispositions de Sa Révélation est supérieure à
celle qui traite de Sa création, sauf lorsque cette dernière est
envisagée en tant que symbole métaphysique : dans ce cas, son
rang est conforme à celui de son Objet. Quoi qu’il en soit, la
valeur d’une science pour Dieu dépend de son objet, qu’il
s’agisse des dispositions de la Révélation ou de Celui qui en est
l’Auteur, mais chacune mérite récompense[21].
Ce
qui est tout à fait remarquable dans ce texte, c’est l’idée
qu’une science physique puisse être d’un intérêt supérieur
aux sciences religieuses traditionnelles lorsque son point de vue est
métaphysique, autrement dit lorsqu’elle ne s’intéresse aux
phénomènes que pour y voir la manifestation de l’Un.
Ce
sont trois ouvrages publiés après sa mort, le Miftâh
al-shuhûd[22],
les Mawâdd
al-ghaythiyya[23]
et les Dix
réponses,
qui montrent à quel point ch. Alawî voulait inscrire les doctrines
spirituelles dans une démarche de connaissance plus générale qui
arrachait le soufisme à son univers symbolique habituel pour lui
donner un cadre doctrinal non pas « moderne » mais en
tout cas
capable de coexister avec les théories scientifiques et les
applications techniques modernes[24].
Peut-être voyait-il que celles-ci ne pouvaient que conduire à une
disparition totale de l’ancienne Weltanschauung
:
c’est en tous cas ce que suggère Barqa, le rédacteur de la
préface de la récente réédition du Miftâh
al-shuhûd,
qui affirme que « ce livre était une réponse du cheikh au
choc futur qu’il pressentait entre les savoirs modernes et une
conception par les musulmans de leur propre religion qui en
excluerait ce type de connaissance[25] ».
Certes, comme le dit celui qui écrit la postface, probablement ch.
Adda Bentounès, cet ouvrage est en réalité bien plus un livre de
métaphysique (tawhîd)
que de cosmologie. Il reflète donc l’un des aspects les plus
élevés de la réalisation spirituelle, celui qui consiste à voir
Dieu « dans » les choses, et non pas seulement « avant »,
« après » ou « avec », comme le disent les
soufis ; mais de nombreuses données, mesures ou analyses qu’il
contient portent la marque d’une origine moderne, le cheikh ayant
vraisemblablement eu recours à des ouvrages de vulgarisation
scientifique européens, en plus des livres d’astronomie
traditionnelle ou plus généralement issus du corpus scientifique
musulman. Son point de vue est par exemple héliocentrique ; il
donne l’impression d’exprimer, malgré les termes traditionnels
employés, des notions modernes telles que celle de « galaxie[26] »,
même s’il interprète parfois les sept cieux comme se référant
aux orbites des sept planètes du seul système solaire[27],
qui correspondent alors elles-mêmes aux sept « terres »
coraniques ; il fournit un volume du Soleil d’un ordre de
grandeur d’un million de fois celui de la Terre, donc évidemment
issu d’un ouvrage scientifique moderne[28].
Il y a donc incontestablement un côté « moderne » dans
ce livre, qu’on peut à tort prendre pour du « concordisme »,
même si ce n’est en réalité pas le cas, et le passage sur la
création d’Adam le montre assez. Le cheikh n’y parle d’ailleurs
pas d’autorité mais au contraire emploie très souvent des termes
qui montrent le caractère rationnel et hypothétique de certaines de
ses affirmations ou déductions : n’empêche qu’il laisse aussi
entendre que l’inspiration n’est pas étrangère à son propos,
et quant à la tradition scientifique musulmane, elle est fortement
mise à contribution. Comme exemple de cette démarche « mixte »,
on peut citer une interprétation des « deux jours » de
la création de la terre à la fois conforme à la tradition et
« audible » par la science expérimentale moderne : le
premier jour a tout l’aspect de ce qu’on appelle aujourd’hui le
« Big Bang[29] »,
correspondant à l’instantanéité de l’« événement »
décrit par le verset : Lorsqu’il
veut qu’une chose soit, Il lui dit : « Sois ! », et
elle est,
« événement » qui est en réalité par définition
« surnaturel » puisqu’il échappe aux conditions de
temps et d’espace qui « n’apparaissent » ou « n’existent »
qu’après lui, cet « après » étant entendu au sens
logique et non temporel, tandis que le second « jour »
n’est autre que le développement continu de ce qui va donner la
Terre à partir de cet événement fondateur, développement qui
correspond à la « création constamment renouvelée »
(khalq
jadîd)
dont parle le Coran et qui exclut par principe tout postulat
darwiniste[30]
: l’approche de
ch. Alawî semble viser en définitive à concilier les données
traditionnelles et l’approche scientifique moderne en ce qu’elle
a d’incontestable et de factuel, sans cautionner certaines de ses
théories particulières indémontrables expérimentalement et sans
trop s’avancer bien sûr sur le modus
operandi.
Le
cheikh estime
ainsi à l’évidence, comme le montrent plusieurs de ses écrits et
même interviews, que les musulmans n’ont pas à rougir
scientifiquement. Bien plus, une idée qu’on rencontre parfois dans
les textes écrits par ch. Alawî ou ses disciples, c’est qu’en
s’intéressant à cette science apparemment « étrangère », les
musulmans ne font que récupérer un héritage qui leur doit
beaucoup, comme on le voit dans cette réponse du maître à la
question d’un journaliste relative à « la civilisation et [au]
progrès actuel » :
La religion
musulmane est très libérale et recommande l’instruction et les
sciences aussi bien dans les pays musulmans que dans les pays
chrétiens. Elle met la science au-dessus des pratiques religieuses
même. En lisant notre histoire, on verra que les Arabes avaient eu
des architectes, des docteurs, des ingénieurs, des marins, des
géographes et aussi des philosophes. Les Arabes se sont intéressés
aux civilisations anciennes, notamment à la civilisation grecque. En
effet, des auteurs grecs avaient été traduits et leurs livres
existent encore[31].
Au
fond, la position publique de ch. Alawî sur la science moderne, et
son ouverture à ces nouveautés intellectuelles venues d’Europe,
au moins dans ce que l’on peut en saisir, ne sont pas sans rappeler
celles de son glorieux compatriote et prédécesseur, l’Émir Abd
El-Kader, parfois jusque dans les termes employés :
Les productions de
la pensée ne sauraient avoir de limite ; le libre usage de
l’esprit est en effet un exercice proprement infini. Car le monde
des significations cachées qui restent à découvrir est vaste comme
une mer aux eaux débordantes ; le flux divin coule sans
interruption et ne finit jamais de monter. Il n’est pas impossible,
il n’est pas extraordinaire que Dieu ait gardé en réserve
certains bienfaits, qu’il n’a pas accordés à beaucoup parmi les
Anciens, pour en gratifier aujourd’hui certains Modernes. Celui qui
affirme que les Anciens n’ont rien laissé de bon à faire pour les
Modernes se trompe. On peut même dire qu’aucune sentence n’a été
plus préjudiciable à la science que celle qui affirme que les
Anciens n’ont rien laissé de bon à faire aux Modernes, car ces
paroles mettent fin à l’espoir d’ajouter quelque science à
celles des Anciens, incitant par là les Modernes à se contenter de
ce que leurs prédécesseurs ont fait avant eux, ce qui est un
grand danger – en même temps que la marque d’un esprit
débile[32].
Or
ch. Alawî dit à peu près la même chose :
Sache que l’immense
Coran a été révélé selon sept « lectures » et qu’il
a plusieurs aspects : l’exotérique (dhâhir),
l’ésotérique (bâtin),
le hadd
et le matla’.
Il est révélé selon plusieurs degrés : Nous
l’avons fait descendre par degrés (17,
106). Et nous, que comprenons-nous de ces divers aspects ?
Aujourd’hui, nous n’en maîtrisons qu’une partie, car chaque
époque en prend sa part. En effet, il est valable pour toute époque,
et de ce point de vue, il n’est jamais abrogé. Dieu suscitera
après nous des gens qui extrairont de l’immense Coran des secrets
qui n’auront jamais ne serait-ce qu’effleuré nos esprits. Ce
qu’ils tireront du discours divin leur appartiendra en propre, car
Dieu S’est adressé par le biais de l’immense Coran non seulement
aux contemporains de Muhammad mais également à toute l’humanité
postérieure, jusqu’au jour de la résurrection. La révélation
(wahy)
continue toujours, dans le sens où ce que contient l’immense Coran
continue à apparaître par le biais des savants de cette communauté
[…] Tu comprends maintenant le sens de cet aphorisme : « Les
connaissances étant des faveurs divines accordées de façon
privilégiée, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on
découvre aujourd’hui des choses qu’auraient difficilement pu
comprendre les anciens[33]. »
D’ailleurs,
Abd El-Kader avait également anticipé de la même façon les
dilemmes suscités par une telle conception limitée de la science
musulmane comme l’explique Weismann :
Cependant, en tant
qu’homme de religion, ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî, considérait
que le principal danger ne résidait pas dans la domination politique
de l’Occident sur les pays musulmans, mais plutôt dans le défi
rationaliste lancé à la pensée religieuse musulmane. Dans son
idée, les confusions qui conduisaient beaucoup de musulmans à
tourner le dos à leur religion, comme cela apparaissait dans son
rêve d’Ibn Arabî, venaient du manque d’intérêt des savants
conservateurs pour les conséquences du rationalisme Occidental. ‘Abd
al-Qâdir lui-même était arrivé à la conclusion que la survie de
l’islam dans une époque de suprématie occidentale exigeait, comme
cela résultait de sa vision d’Abraham, une relation plus étroite
avec l’Occident. Le but d’une telle relation était double. D’une
part, il était nécessaire d’acquérir la maîtrise de ces
sciences qui conféraient à l’Occident sa puissance, et d’autre
part, le rationalisme devait être tenu à distance des sciences
religieuses, de peur que cela ne mène comme en Europe à l’athéisme.
‘Abd al-Qâdir pensait donc que la réponse islamique au défi
rationaliste occidental devait commencer par une réforme de
l’orthodoxie musulmane de l’intérieur[34].
On
peut retrouver dans les sources historiques de l’Alawiyya la même
idée selon laquelle les musulmans n’ont rien à craindre d’une
assimilation des techniques modernes, et que les aspects néfastes de
l’occidentalisation sont ailleurs, ch. Alawî n’ayant aucun mal à
s’approprier ce qui dans la science moderne lui apparaît, comme à
nombre de musulmans, comme un simple retour à l’envoyeur de
connaissances dont le développement doit beaucoup au départ au
caractère philo-scientifique de la tradition musulmane.
Ces
quelques considérations rapides ne constituent pourtant qu’un
schéma très général, parfois formulé spécifiquement pour les
Européens et axé sur la connaissance bien plus que sur la
technique, qui plus est dans une perspective de développement
équilibré de celle-ci. Pourtant, on risque de croire à tort, sur
la base de quelques rares interviews, souvent largement reformulées
par des tiers, que ch. Alawî est indistinctement favorable à tout
ce qui vient d’Europe, un peu comme les biographes d’Abdelkader,
sur la base de témoignages bien réels et documentés, nous le
dépeignent parfois comme un admirateur béat des inventions
techniques occidentales. L’article de Berque va même assez loin
dans cette idée que le cheikh était très ouvert à la civilisation
européenne. Il cite à cet égard plusieurs articles de la presse
française dont on peut cependant se demander s’ils reflètent
exactement les propos du cheikh, tant les mots qui lui sont prêtés
paraissent exagérés. Selon un article de la Presse
Libre
du 30 juin 1929 cité par Berque, ch. Alawî aurait déclaré :
Si l’on mettait,
disait-il, sous les yeux des indigènes la véritable Algérie
d’avant la conquête, avec ses terres incultes, ses marécages
semant la mort, ses populations décimées par les épidémies, les
guerres intestines et le paupérisme, sans voies de communication et
courbée sous la domination de quelques potentats. Et si l’on
filmait l’Algérie actuelle avec ses grandes villes, ses chemins de
fer, ses routes carrossables, ses grands ports, ses télégraphes,
ses autos, ses champs immenses de blé, d’orges et de vignes [sic],
ses nombreux jardins verdoyants, ses écoles en nombre considérable,
ses nombreux hôpitaux et ses chefs justes et bienveillants, il va de
soi que l’indigène ne manquerait pas de faire la comparaison et
aimerait davantage la France... Il y a une idée qui me paraît
bonne, c’est de faire ériger par voie de souscription, s’il le
faut, un monument sur la place du Gouvernement à Alger. Ce monument
représenterait la France souriant à un colon et à un fellah se
donnant l’accolade et sur les bas-reliefs, d’un côté ferait
revivre, par quelques scènes, l’Algérie d’avant la conquête et
l’autre, l’Algérie actuelle. C’est le seul moyen, à mon avis,
d’effacer le passé qui choque et de démontrer aux indigènes et
aux puissances étrangères que la France est venue en Algérie pour
civiliser et non pour spolier les indigènes[35].
Il paraît assez probable que le journaliste soit ici lui-même
fortement intervenu dans la formulation des propos qu’il met dans
la bouche du maître, dont certains sont franchement
invraisemblables, et Berque lui-même reconnaît un peu plus loin
dans son étude que le cheikh et ses disciples adoptent parfois
un ton très critique :
[Ch. Alawî] ne nous
épargne pas ses critiques. Il y a ça et là dans son journal, El
Balagh,
de regrettables écarts de plume. C’est ainsi que notre
administration jugerait parfois que les autochtones algériens
restent une race inférieure ; qu’ils font toujours les frais des
conflits européens ; que la presse de langue arabe n’en pas
libre ; et « si le peuple indigène n’est pas libre de
se servir de sa presse pour faire entendre ses plaintes, quels moyens
lui restent-ils donc ? »[36].
Un
autre article cité par Berque semble plus fiable dans la
retranscription des propos du cheikh, même si l’on est encore en
droit d’être un peu sceptique sur l’emploi de certaines
expressions :
Pourquoi voulez-vous
que nous qui sommes contemporains de la civilisation européenne,
nous ne nous intéressions pas à cette merveilleuse civilisation ?
Pour ma part, il n’y a pas un jour qui ne passe sans que je
recommande à mes adeptes d’envoyer leurs enfants à l’école
pour y apprendre la langue française, sans que j’invite ceux qui
font partie de ma secte à observer les règles de l’hygiène, à
respecter les biens du voisin, à respecter les lois françaises. La
religion musulmane est basée sur le respect de toutes les croyances
de la moralité et de la charité, ajoute-t-il gravement. Apprendre à
conduire une automobile, s’assimiler aux merveilleux travaux de la
mécanique, apprendre à réfléchir, à méditer sur tout ce qui
peut procurer du bien-être à l’homme, cela n’est pas
incompatible avec la religion. Pasteur, m’a-t-on dit, était un
homme religieux, mais cela ne l’a pas empêché de rendre les plus
grands services à l’humanité par ses merveilleuses inventions.
Non ! La religion n’empêche pas l’homme d’atteindre les plus
hautes cimes de la science, la religion n’est qu’un guide. Elle
s’efforce à rendre l’homme meilleur en détruisant chez lui les
mauvais instincts. Si Dieu avait voulu l’homme abandonné à
lui-même, il n’aurait pas révélé à Ses nombreux Prophètes
l’Évangile, le Talmud, la Bible et le Coran pour guider l’homme
vers le droit chemin. Nous ne faisons que rendre toujours vivaces
dans l’esprit des hommes les préceptes de Salomon, d’Abraham, de
Jésus-Christ et de Mahomet[37].
Ces
propos sont d’ailleurs assez proches de ceux qui sont rapportés
par le correspondant de L’Écho d’Alger, dans le n° 6517
de ce périodique, repris et donc en quelque sorte « validés »
par le Balâgh du 26 août 1927 : de tous ces extraits de
presse, c’est donc nécessairement celui qui est le plus fiable
quant à la retranscription des paroles du cheikh. C’est à
Relizane que le journaliste a rencontré ch. Alawî, qu’il présente
comme « grand penseur » et « savant »,
expliquant que contrairement aux autres cheikhs, il est dénué de
tout esprit de sectarisme et peut parler de tout, notamment de la
civilisation contemporaine et du « progrès de notre époque ».
Il cite ces propos du cheikh :
Celui qui comprend
vraiment le sens de ce qu’est la religion, appliquant ses règles
quant aux obligations ou aux interdits, devient un homme juste pour
son propre bénéfice mais également celui des autres. En effet, la
religion ne nous dissuade que de ce qui est unanimement considéré
comme contraire à l’humanisme et à la civilisation au vrai sens
de ce terme, spécialement concernant l’alcool, l’usure et les
jeux d’argent. Ces trois vices nous ont été signalés comme tels
par notre Prophète au début de sa mission [...] Je suis très
étonné que des États civilisés, et en particulier l’État
français qui est le plus avancé à notre époque, n’aient pas
promulgué de loi interdisant l’alcool, alors que ce vice détruit
l’homme aussi bien psychiquement que physiquement, et que ses
effets nocifs sont parfaitement démontrés [...] Ce qui me préoccupe
beaucoup, c’est de voir que les musulmans ne bénéficient pas de
la civilisation actuelle, en ce sens qu’au lieu de tirer un
avantage des sciences, des mathématiques et de l’industrie, qu’une
éducation honnête requiert et que la France cherche à étendre à
tous, ils inclinent malheureusement vers des vices et des
distractions inutiles qui leur nuiront autant matériellement que
psychologiquement, et qui finiront même peut-être par nuire à leur
descendance [...] Je pense que le peuple (jins)
arabe ne pourra se maintenir de façon authentique qu’en
s’abstenant de tout alcool[38]…
La
critique de certaines idéologies et pratiques modernes
Cette
dernière citation permet de nuancer un peu l’« enthousiasme »
apparent de ch. Alawî pour les « avancées » de l’époque
moderne. Ce dernier n’est en effet jamais tendre avec les vices
divers qui lui sont inhérents, aux conséquences tant morales que
physiologiques et qu’il dénonce sans relâche. Dans une
conversation privée[39]
avec un Kabyle
converti au christianisme puis « reconverti » à l’islam
par le cheikh, Hasan al-Qabâ’ilî al-Tûnusî, qui lui expose la
conception chrétienne du « sauveur », ch. Alawî va
jusqu’à dire « qu’en Europe et en Amérique, qui relèvent
du christianisme, les actes blâmables et les actions sataniques
pullulent à tel point qu’il s’en commet chaque jour plus qu’il
ne s’en est commis dans le monde musulman depuis quatorze
siècles. » Dans le Balâgh sont
notamment fustigés l’alcool[40],
l’usure[41],
la prostitution décomplexée[42],
les jeux de hasard[43],
la promiscuité homme-femme[44],
les dancings et l’abandon du voile[45].
Sur ce sujet de l’appréciation de la civilisation occidentale
contemporaine, nombreux sont les passages de l’article de
Berque qui mêlent des positions avérées de ch. Alawî à des
considérations plus idéologiques reflétant en réalité
l’enthousiasme progressiste de Berque lui-même, comme le passage
cité plus haut.
Ce
sont surtout des auteurs occidentaux qui placent dans la bouche du
maître des déclarations résolument progressistes. Pour Berque,
« le Cheikh était largement acquis au progrès. Mais il le
voulait dans la confiance et la quiétude des esprits. Bien qu’il
prêchât les délices de la pauvreté, il estimait que chaque homme
a droit à un minimum de bien-être et que la propriété, si humble
soit-elle, est un service social[46]. »
En réalité, on constate bien souvent que les mots « progrès »
ou « moderne », dans les sources rédigées en arabe par
le cheikh et ses disciples, sont souvent employés dans un contexte
de refus des idéologies occidentales ou réformistes, et avec le
temps de façon de plus en plus négative, comme si l’incontestable
ouverture intellectuelle des débuts marquait le pas au fur et à
mesure de la perte d’influence des milieux religieux traditionnels
face aux différentes tendances laïques et réformistes. Commentant
un hadith qui prédit que l’islam « redeviendra exilé comme
il l’a été à ses débuts », un auteur anonyme dénonce
dans le Balâgh
« ceux qui emploient le terme “religion” (dîn)
tout en n’ayant à la bouche » que les divers mots qui
traduisent en arabe la notion de progrès (raqî
et taqaddum).
Pour l’auteur, c’est surtout en termes de religion que « nous
sommes arriérés mais si ça continue, il ne restera de l’islam
que quelques formes extérieures[47]. »
Un article du Balâgh
du 28 janvier 1927 attribue la même connotation négative au terme
« progrès » et s’en prend aux réformistes :
« Certains musulmans ont causé plus de tort à la religion que
n’auraient pu lui en causer ses ennemis pendant de longues
années. » L’auteur y dénonçait l’action d’un ensemble
de factions opposées, allant des antinomianistes laïques aux
religieux « ritualistes ou disons sectaires qui s’appellent
les réformistes » : « Ce sont les réformistes les
plus acharnés à réaliser ce programme. Ils font au nom de la
religion ce que d’autres n’auraient pas facilement osé faire au
nom de la civilisation ou du progrès, ou autre terme trompeur[48]. »
Chez
le cheikh lui-même, le recours au terme « progrès »
paraît beaucoup plus « pratique » qu’idéologique car
d’une façon générale, la conception traditionnelle de l’histoire
qui est celle de la civilisation musulmane, et dont le cheikh est
culturellement et idéologiquement tributaire, est cyclique et non
linéaire[49]:
de même qu’un progrès constant est absurde de ce point de vue,
une dégénérescence constante l’est également. Il y a alternance
de hauts et de bas, même si le principe général dans les
cosmologies traditionnelles reste l’éloignement collectif (mais
pas individuel) de la vérité : Nombreux
parmi les premiers, peu nombreux parmi les derniers (56,
14-15)[50].
L’Introduction
aux dix questions
exprime bien ses idées contrastées sur l’époque contemporaine et
les avantages et inconvénients qu’il voit dans un certain nombre
de théories, formes organisationnelles ou situations. Au fond, ch.
Alawî ne nie pas la possibilité d’un certain progrès, notamment
dans le domaine scientifique, y compris, sous un certain rapport,
dans les applications techniques. D’ailleurs, il est alors l’un
des rares musulmans de Mostaganem à disposer d’un téléphone dans
sa maison et d’une automobile dans son garage[51].
Bien loin d’être une sorte d’Abraham sémitico-biblique perdu en
plein XXe
siècle et vivant reclus dans sa zaouïa, ch. Alawî
n’exclut certes
pas le recours à la technique moderne et à ses applications. Cela
n’empêche pas que le bien-être matériel des sociétés modernes
n’est en rien pour lui un signe de supériorité sur les
civilisations traditionnelles, car ce progrès-là est à double
tranchant et conduit de
facto
à une déchéance spirituelle mais également morale, d’où la
perte de « dignité » et de noblesse sur laquelle il
insiste. Dans ses Recherches
philosophiques,
il postule d’ailleurs explicitement qu’il n’y a pas eu un seul
jour ou un seul moment de son histoire où l’homme du passé n’ait
été « civilisé », y compris à l’époque « où
il vivait de la cueillette des fruits des arbres et s’habillait de
leurs feuilles[52] »
: pour lui, seul le contexte en quelque sorte « technologique »
de l’existence humaine peut varier d’une époque à l’autre,
mais les facultés essentielles de l’être humain, et notamment
tout l’aspect spirituel, sont présentes en tout point de
l’histoire humaine. Non seulement, il ne pense certainement pas que
le plus de connaissances et le « supérieur », de façon
absolue, puisse se trouver dans le futur plutôt que dans le passé,
ce qui est la définition même de l’idéologie du « progrès »,
mais bien plus, l’idée exprimée par le cheikh dans l’Introduction
aux dix questions,
est que, bien loin d’être une preuve de supériorité, l’état
actuel de l’Occident n’est pas loin d’être une forme
particulière extrême de barbarie : c’est ce qu’est pour
lui l’athéisme, dont il voit l’origine dans une dégénérescence
préalable des conceptions religieuses, suivie d’une interprétation
erronée des découvertes scientifiques modernes, notamment dans le
domaine de l’astronomie. Qui plus est, si ch. Alawî n’est pas
hostile à la technique ou aux inventions modernes, ce qui résulte
encore une fois peut-être moins d’une posture idéologique que
d’une simple volonté de pragmatisme[53],
il n’assimile pas la science à la technique et ne voit pas dans
cette dernière la preuve d’une supériorité civilisationnelle :
« Et ne crois pas que l’état actuel de la terre soit
excellent par rapport au passé. Il ne l’est que d’un point de
vue extérieur, et non dans la réalité, c’est-à-dire de
l’intérieur, car la terre actuelle est plus proche de la décadence
que d’autre chose[54]. »
Si
le maître intègre les connaissances modernes à sa perspective, ou
disons ne voit, comme nombre de musulmans, aucune contradiction
fondamentale entre science et religion, s’il est déjà plus
circonspect avec la notion de « progrès », l’idée
même d’une quasi animalité originelle suivie d’un progrès
général et continu lui paraissant une simple absurdité d’origine
idéologique, l’Alawiyya et son fondateur sont assez explicitement
hostiles aux principales orientations idéologiques des sociétés
européennes.
Sur
les principes constitutifs de la pensée moderne, on discerne dans
les écrits de la confrérie un net rejet de l’individualisme et du
rationalisme qui en est le corollaire, par incompatibilité d’humeur
pourrait-on dire avec les principes métaphysiques de toute société
traditionnelle. Ch. Alawî ne regrette certainement pas « l’absence
de débat » ouvert à tous dans le monde musulman, a
fortiori
dans le domaine spirituel[55],
et on ne saurait trouver réquisitoire plus anti-individualiste et
anti-rationaliste que son Introduction
aux dix questions.
Si sa critique est enveloppée de précautions oratoires et de
concessions réelles ou de façade selon les cas, dans la mesure où
l’ouvrage est conçu pour s’adresser à des Occidentaux, elle
n’en demeure pas moins radicale car c’est aux principes mêmes de
la pensée moderne qu’elle s’en prend. Parlant de l’athéisme
moderne, ch. Alawî récuse à la base le postulat de la pertinence
de l’individualisme en matière philosophique :
L’homme mérite
parfois un éloge du fait de la qualité de sa libre pensée, mais il
ne doit pas se croire à l’abri de l’erreur, car la liberté de
conscience mène à des jugements arbitraires […] En effet, celui
qui a développé librement sa théorie tout individuelle vivait au
départ comme les autres dans un cadre collectif ne dépendant pas de
lui et auquel il se conformait, mais lorsque sa doctrine obtient le
succès, ce sont ses idées qui deviennent le cadre auxquels les
autres se conforment, et il devient alors responsable de ceux qui
l’appliquent.
Sa
critique d’un recours au rationalisme philosophique là où il n’a
pas sa place est encore plus franche :
La philosophie perd
son temps lorsqu’elle entend étudier la nature de Dieu, qui est
l’un de ses domaines d’étude parmi d’autres, pour lesquels en
revanche ses conceptions peuvent tomber justes. La cause de cet
échec, alors qu’ailleurs elle réussit, est simplement qu’elle
emploie la faculté rationnelle dans un domaine qui la dépasse
largement : la raison ne peut être employée pour comprendre
des réalités qui lui échappent, qui plus est sans aucune preuve
[tirée de la Révélation] ni démonstration auxquelles on pourrait
se raccrocher.
Les
sections XXI et XXII du même texte sont en fait destinées à
montrer, à l’aide d’un… raisonnement, les compétences
incontestables et même exclusives de la raison dans le domaine qui
est le sien, les objets de ce « monde auquel nous-mêmes
appartenons, objets aussi contingents que nous le sommes
nous-mêmes », et son incompétence congénitale en matière
métaphysique :
La réflexion ne
peut conduire à un jugement vrai que si son objet tient dans les
limites de son champ de réflexion, et quant à l’imagination, elle
ne peut porter que sur un objet qui puisse s’inscrire dans son
champ formel ; or quelle relation ces deux facultés
pourraient-elles établir avec une réalité [divine] qui ne leur est
absolument pas accessible du fait qu’elle transcende le cadre dans
lequel elles s’exercent par nature ?
Pour
lui, le raffinement de la civilisation occidentale ne change rien à
la « barbarie » de l’athéisme et au caractère
absolument incontrôlable des conséquences individuelles et sociales
du rationalisme et de l’individualisme : l’homme moderne
n’est civilisé qu’en société et, n’ayant plus ni Dieu pour
le châtier ni maître pour le commander, peut à tout moment, si les
conditions sont favorables, devenir le pire des sauvages.
Bâties
sur le socle épistémologique de l’individualisme et du
rationalisme, les idéologies et productions sociales de l’Occident
moderne que sont le matérialisme, le capitalisme, le communisme ou
même la démocratie parlementaire ne peuvent, malgré certains
avantages qu’il souligne, pas plus emporter son adhésion.
L’Alawiyya promeut certes une insertion équilibrée du disciple
dans la société environnante et est donc nettement favorable à une
activité et même une certaine prospérité économique, qui
bénéficie à tous. Pour autant, cela ne veut pas dire que
l’orientation fondamentale sur le profit exclusivement financier,
constitutive du capitalisme moderne, soit acceptable du point de vue
musulman, et c’est même tout le contraire. Même si cette variante
du matérialisme qu’est le capitalisme n’est que rarement
attaquée par l’Alawiyya, explicitement et en tant que tel, son
maître propose par exemple dans l’ouvrage Sagesse
céleste
une parabole d’allure simple qui critique la recherche décomplexée
par le capitaliste d’un profit facile et garanti : « Si
tu disais à l’une de ces personnes amoureuses de ce monde et
occupées à en collectionner les biens éphémères : “Tu
gagnerais beaucoup en récupérant les ordures”, elle se mettrait à
toutes les ramasser, sans autre considération, cherchant l’argent
où qu’il soit et sans que rien ne puisse l’arrêter[56]. »
Un
texte anonyme intitulé : « La communauté musulmane a
plus besoin qu’on l’éduque moralement que de pain ou d’eau »,
publié dans le Balâgh
par « un musulman zélé de Msila », s’en prend encore
plus nettement au matérialisme, affirmant que « la
civilisation occidentale ne s’occupe que du matériel, et que les
questions du bonheur spirituel de l’homme, la pureté de l’âme,
la paix du cœur ou la réflexion sage ne l’intéressent pas[57]. »
Le Balâgh
du 1e
décembre 1933 reprend également un long article écrit en arabe
occidentalisé du journal al-Manâhij
sur la « spiritualité et la religion » qui s’en prend
aux réformistes et défend le maintien de la spiritualité au cœur
de l’islam ; l’auteur considère que cette spiritualité est
l’essence de l’homme et que cette conception s’oppose donc au
matérialisme moderne, concluant que « c’est le
progrès spirituel qui compte ». On peut gager que le
point de vue du cheikh n’est pas très éloigné de celui d’Abd
El-Kader, que R. Khawam résume ainsi :
[Il] condamne
résolument le capitalisme : une économie humaine qui se nourrit de
la fructification indéfinie d’un capital (que ce capital soit
confisqué par une minorité de profiteurs ou par l’État), qui ne
viserait donc qu’à sa propre croissance elle-même indéfinie,
envisagée comme une fin en soi, au lieu de se mettre au service de
l’homme en tant que moyen, est une économie inhumaine[58].
Quant
à la démocratie, sa critique de la « libre pensée » et
du caractère parfois arbitraire des jugements individuels qu’elle
produit suffit pour avoir une idée de ses convictions en la matière.
Mais le cheikh est encore plus explicite dans son Introduction aux
dix questions concernant non plus le principe de « démocratie »,
dont on pourrait discuter longuement l’origine, le contenu
philosophique et les formes historiques, mais la forme concrète de
démocratie parlementaire de son temps. Toute la section III est
consacrée à cette question et la façon dont le cheikh pose le
problème en introduction annonce déjà sa réponse :
Peut-être dira-t-on
que ce respect des lois divines apportées par les envoyés divins
auquel s’en tenaient tous les anciens était légitime du fait des
conditions existant alors. Aujourd’hui, dira-t-on, les
intelligences ont suffisamment progressé pour que les hommes
légifèrent et s’autorégulent eux-mêmes sur les questions
importantes. Afin d’évaluer la véracité d’une telle
affirmation, il faut faire une distinction entre les règles
d’origine divine et celles instaurées par les hommes. En effet,
ces dernières ne sont nécessairement pas exemptes de traces
d’intérêts ou d’objectifs particuliers, déjà dans une
république et a fortiori dans une dictature.
On
peut même se demander si ce n’est pas avec une malicieuse pointe
d’ironie que le cheikh fait allusion à l’une des contradictions
majeures du monde moderne qu’est sa croyance en la supériorité
de la démocratie au sens d’égalité stricte de toutes les
opinions individuelles : la revendication de la supériorité
intellectuelle de l’athéisme moderne sur les croyances religieuses
du passé s’accompagne en effet d’une foi aveugle dans la
démocratie, qui met pourtant théoriquement au même niveau toutes
les opinions individuelles quelles qu’elles soient. Or, les
civilisations anciennes et leurs individus disaient tous la même
chose, explique le cheikh, mais curieusement leurs voix ne comptent
même pas pour un : « Cette petite fraction de l’humanité
qui ne compte pas sur la vie éternelle, dit ch. Alawî dans ce même
texte, eh bien il ne faut pas non plus en tenir compte car elle est
insignifiante en regard de l’immense majorité des habitants de la
Terre. »
Pour
un musulman traditionnel, il va de soi que le communisme ne peut être
que l’une des pires aberrations philosophiques, politiques et
sociales qu’ait produites l’Occident moderne. Comme le rappelle
Berque, « Benalioua a pris franchement position contre le
communisme. Le 6 juin 1931, El-Balagh publiait la lettre de l’un de
ses affiliés, M. Abdallah ben Ali el Hakimi, réquisitoire virulent
à l’adresse du néo-marxisme, donné comme oppressif, matérialiste
et athée. » Comme souvent, ch. Adda Bentounès exprime
beaucoup plus directement les mêmes convictions que les autres, avec
une simplicité qui rehausse l’évidence et la pertinence de sa
critique. Dans le Morchid n° 35 du 20 mars 1950, il s’en
prend à cette idéologie « à l’évidence athée » et
à ceux qui la soutiennent par intérêt, résumant ce qu’elle a
principalement de blâmable du point de vue de l’islam :
son athéisme et son collectivisme, qui est selon lui ce qui
« préoccupe les gens aujourd’hui quels que soient leur
religion et leur pays ». Définissant cette abolition de la
propriété privée comme le fait de « s’associer à l’argent
des riches », ch. Adda lui oppose la sagesse de l’institution
musulmane de la zakât, l’aumône légale, qui fait au
contraire de la propriété privée un des fondements de la société
musulmane, tout en faisant bénéficier les pauvres de la richesse
des riches.
En
conclusion, les divers sources citées montrent bien cet important
aspect réformateur de la confrérie qu’est son ouverture à la
civilisation de l’Autre et à sa science, quant à ce qui est perçu
comme une connaissance réelle ou un savoir technique incontestable,
ou en tous cas comme une modification définitive du « référentiel
épistémologique » ou du simple cadre pratique de l’existence
à laquelle il serait vain de s’opposer, ne serait-ce que par
pragmatisme ; mais cela n’exclut pas un rejet très net de certaines évolutions idéologiques et sociales caractéristiques
de l’époque moderne.
Le rénovateur
Si
l’on analyse les conceptions de l’Alawiyya et de son maître le
plus connu, on s’aperçoit que le caractère « réformateur »
de ch. Alawî tient à la fonction de mujaddid
(rénovateur), un terme provenant du hadith, que ses disciples lui
reconnaissent[59]
et qu’il affirme
lui-même à l’occasion de façon allusive[60]
dans ses poèmes.
C’est cette fonction qui lui donne en quelque sorte le « droit »
de venir bousculer la tradition, et l’on rejoint ici le thème de
l’ouverture permanente des portes de l’ijtihâd,
thèse dont ch. Alawî est un fervent partisan. Pour lui, la
« révélation » est en réalité permanente car seul le
texte du Coran est scellé et non le nombre de ses significations
qui, lui, n’a pas de limite : c’est pourquoi, si le
rénovateur ne peut changer la Loi, il peut certainement
l’interpréter et l’adapter en fonction des circonstances du
moment. Il était par exemple risqué pour un cheikh de soutenir que
la shahâda,
la parole la plus centrale du culte musulman, puisse être dite en
une autre langue que l’arabe[61].
Il l’était encore plus d’affirmer dans un rassemblement auquel
participaient de nombreux savants traditionalistes, voire
« intégristes », que l’islam est une religion facile
et donc adaptable par restriction des statuts légaux à deux
catégories seulement au lieu des cinq statuts habituels, comme le
rapporte un moqaddem dans un article du Balâgh
sur l’ihtifâl
d’Alger de 1925[62].
Cette
question de la « rénovation » est intimement liée au thème de la « révélation permanente »
comme l’explique ici ch. Alawî dans un passage qui mérite,
malgré sa longueur, d’être cité en forme de conclusion sur ce
thème de la revivification du soufisme, de façon à bien comprendre les fonctions spirituelle
et religieuse que revendique par allusion le cheikh :
« Les savants
sont les héritiers des prophètes » et les dépositaires du
secret de la divinité. Ils sont également chargés de veiller aux
intérêts des serviteurs. D’ailleurs, tous les Livres révélés
contiennent des préceptes qui visent à préserver les intérêts
des gens auxquels ils s’adressent, pour une époque déterminée et
non indéfiniment, contrairement au Livre synthétique (kitâb
jâmi’)
qu’est l’immense Coran révélé au Prophète, dont la validité
perdure jusqu’à la fin des temps, en raison des secrets, des
connaissances et des lumières qu’il contient. C’est lui qui fait
des savants de cette communauté les héritiers des prophètes. Mais
par « savants », il faut comprendre les savants par Dieu
[…] C’est bien parce qu’ils ont hérité des secrets de la
prophétie que la réalité divine, à chaque époque, leur « inspire
les propos les plus appropriés pour leurs contemporains », et
ce qu’Elle leur inspire est tout entier extrait du Livre et de la
tradition (sunna).
En effet, même s’il est exclu qu’ils légifèrent, les savants
par Dieu ont cependant accès aux significations spirituelles du
Coran. Ils les en extraient à leur guise, et n’ont donc pas besoin
des commentaires des autres, connaissant les implications et les
causes de la révélation. C’est pour cela que les gens n’ont à
chaque époque besoin de personne d’autre qu’eux, car les savants
par Dieu jouent pour leur entourage un rôle analogue à celui que
l’Envoyé joue dans sa communauté. S’ils n’étaient pas là,
qui donc montrerait aux hommes de chaque époque ce qui est le plus
approprié pour eux ? Ce que Dieu inspire comme propos à ces
savants, c’est ce qu’il inspirait déjà auparavant à ses
prophètes et ses élus. Tu peux d’ailleurs voir qu’en général,
à chaque fois qu’un nouveau prophète apparaissait, la Loi révélée
qu’il apportait contredisait celles de ses prédécesseurs, suite à
l’apparition d’une nouvelle situation et de nouvelles
circonstances de temps et de lieu. La mission des envoyés consiste à
adapter la sagesse divine aux circonstances du moment. Si tu médites
bien les miracles des envoyés, tu t’apercevras que chaque miracle
s’adressait à une époque bien précise à l’exclusion des
autres. De la même façon, les savants de la communauté
muhammadienne sont les représentants (nuwwâb)
des envoyés pour leur entourage. Tu peux voir que la réalité
divine leur inspire les propos les plus utiles pour leurs
contemporains, tant spirituellement que matériellement, et
d’ailleurs la révélation du Coran n’a pas d’autre but que de
mener cette communauté vers le bonheur ; c’est pourquoi on y
trouve aussi bien de l’abrogeant que de l’abrogé, des facilités
(rukhas)
que des obligations, tout cela étant conçu pour pouvoir s’adapter
aux événements et aux circonstances du moment. Dieu manifeste par
le biais de cette sorte de savant les sciences et les connaissances
qui conviennent à la nature de chaque époque, car les statuts
(ahkâm)
changent en fonction de la situation. Par exemple, tu sais bien que
la Loi révélée prévoit pour le voyageur une forme de prière
différente de celle qu’on fait lorsqu’on est chez soi, alors
extrapole ! Lorsque la Loi prévoit des facilités pour
certaines circonstances, c’est en y ayant recours le moment venu
qu’on applique le plus consciencieusement cette Loi.[63]
[1]
L’auteur des fameuses Annales
algériennes est un
esprit original assez représentatif de cette catégorie de
militaires qui tentaient de s’opposer à la domination totale du
parti colonial.
[2]Annales algériennes,
Paris, Anselin et Gaultier - Laguionie, 1839, III, p. 481.
[5]
J. Cartigny, op.
cit., p. 17, qui
reprend l’ouvrage de Carret.
[6]Morchid
n° 30, p. 2 de la partie française. Chaque section sera gérée
par des membres locaux qui en contrôleront de façon transparente
les ressources, issues de contributions proportionnelles aux moyens
des fuqarâ’
(cf. Morchid
n° 35).
[7]
C’est le cas lorsqu’il
visite à Meknès la tombe de Muhammad b. ‘Isâ, maître éponyme
des Aïssawâ, et respecte ostensiblement certains usages locaux, en
présence du savant Muhammad b. al-Habîb et tout en sachant que ce
dernier y est, lui, hostile (source orale).
[8]
La succession héréditaire
typique du soufisme maghrébin répond à une logique d’organisation
sociale qui dépasse largement le cadre confrérique. Elle est donc
unanimement acceptée en tant que ciment social en quelque sorte
anti-fitna
(« sédition »), et c’est pourquoi ch. Alawî lui-même ne
l’attaque jamais de front, ce qui ne l’empêche pas d’y faire
à l’occasion allusion (cf. par exemple Lettre
ouverte, op.
cit., p. 162, et
Sagesse céleste,
op. cit.,
p. 132). Ses disciples sont en revanche plus explicites comme ici,
où Jarîdî (Shahâ’id,
op. cit.,
p. 156-158), justement à propos de Muhammad al-Sa‘îd b.
al-Shaykh al-Bashîr al-‘Iyâdî, évoque le rattachement de
nombreux cheikhs héréditaires de confréries : « Quand les grands
anciens disparurent, la chose faillit péricliter. Mais lui se
rattacha au cheikh, par la grâce de Dieu, car malheureusement la
plupart des fils de cheikhs voient leur lignage leur barrer la route
et leur volonté de puissance (sawla)
les empêche de rechercher la vérité auprès de ses détenteurs
sauf ceux auxquels Dieu inspire de rechercher le trésor là où se
trouve la mine, comme ce monsieur […] Ce que nous avons vu à son
sujet, nous l’avons vu au sujet de beaucoup de fils de cheikhs qui
obtinrent leur part de connaissance par l’intermédiaire du
cheikh. »
[9]
Sous-entendu : « Je
n’étais pas trop scrupuleux. » Peut-être se réfère-t-il
à l’argent qui irrigue souvent les marabouts, ou alors à ses
obligations rituelles.
[10]
Ibn ‘Abd al-Bârî, Shahâ’id,
op. cit.,
p. 156-158.
[17]
Cf. Jossot
(témoignage repris par Cartigny, op.
cit.,
p. 71-72) : « Le surlendemain de mon arrivée, le Cheikh me
demanda de préparer un discours en français et de le prononcer
devant les foqaras assemblés. J’eus beau me récuser en lui
affirmant que je ne possédais pas le don oratoire, il tenait à son
idée et n’en voulut pas démordre. Je me mis au travail […]
D’un signe de la main le Cheikh fit taire les chanteurs ; il se
pencha vers moi et me pria de prononcer mon allocution. Bien que je
fusse en proie au trac du débutant, je me levai et ce fut néanmoins
d’une voix forte et assurée que je débitai ce qui suit… »
[18]
Dans les cosmologies
traditionnelles, le temps et l’espace sont « qualifiés » par
les événements qui s’y produisent, ce qui signifie que le monde
lui-même ne peut avoir, dans cette « optique », une
stabilité structurelle absolue. L’un des mots qui exprime la
notion du temps en arabe, al-dahr,
est même défini comme un nom divin selon le hadith.
[19]
Cf. à ce sujet Sagesse
céleste, op.
cit., hikma
n° 161.
[20]
C’est ce que Muhammad finit
par affirmer à des Compagnons qui utilisent devant lui une
technique de fécondation artificielle des palmiers qu’il a
d’abord semblé désapprouver.
[21]
Ch. Alawî, Sagesse
céleste, op.
cit., p. 147.
[23]Mawâdd al-ghaythiyya
l-nâshi’a ‘an al-hikam al-ghawthiyya,
Mostaganem, Imprimerie Alaouïa, 1989, traduit de l’arabe sous le
titre Sagesse céleste
– Traité de soufisme,
La Caravane, 2007.
[24]
Pour un exemple parmi d’autres,
cf. son interprétation « rationnelle » du hadith selon
lequel ce sont des anges qui poussent les nuages (ch. Alawî,
Miftâh,
op. cit.,
p. 111-115).
[28]Cf. ibid.,
p.51. Le Soleil
est effectivement 1,3 millions de fois plus volumineux que la Terre.
[29]
Notion de la physique moderne
curieusement assez « mystique » et bien peu «
falsifiable ».
[30]
Contrairement à ce que pourrait
faire croire une lecture un peu rapide de ses Recherches
philosophiques, un
texte du cheikh assez difficile à comprendre vu d’aujourd’hui.
Dans la 23e
recherche (Ch. Alawî, Recherches
philosophiques, éd.
Les amis de l’Islam, 1984, p. 56 sq.), le traducteur (qui rend
pourtant plutôt bien les idées exprimées par le cheikh dans les
autres recherches) n’hésite pas à tordre le texte dans un sens
évolutionniste, notamment en traduisant à deux reprises (ibid.,
p. 57, lignes 10 et 15), dans un élan tout teilhardien, « tend
vers la civilisation », là où le cheikh dit explicitement
qu’il n’y a pas eu un seul jour de son histoire où l’homme du
passé n’ait été « civilisé ». Ce qu’exprime en
réalité ici le cheikh, c’est l’idée tout à fait
traditionnelle que tous les états de l’être se trouvent en
l’homme et, notamment s’agissant du monde sensible, que les
règnes minéral, végétal et animal se reflètent en lui, de même
d’ailleurs que les états angéliques. C’est ce passage qui peut
donner l’illusion d’un concept évolutionniste, si on ne
comprend pas le « ressort » doctrinal d’un tel
discours et son point de vue cosmogonique et symbolique, surtout si
en plus on n’a pas conscience que l’arabe moderne, pour exprimer
des « concepts d’importation », utilise des termes anciens
qui avaient alors une tout autre signification : c’est notamment
le cas du terme taraqqî,
qui veut dire actuellement « progrès » alors qu’il
signifie étymologiquement « ascension ». Un disciple du
cheikh, Qaddûr b. Ahmad al-Majâjî, a écrit dans le Balâgh
(II, op. cit.,
p. 399) un article sur l’intelligence humaine (‘aql),
ce par quoi l’homme se différencie du genre animal, qui traite de
la création de l’homme en des termes clairement
anti-évolutionnistes. L’homme arrive en dernier dans la création
du point de vue de la forme sensible mais il est le premier et la
cause de celle-ci quant à sa substance promordiale, et c’est
pourquoi il apparaît avec une forme et une intelligence parfaites,
comparé au reste des êtres vivants. L’homme totalement pur de
toute tendance animale inférieure est même supérieur aux anges.
Dans sa substance, c’est-à-dire celle du « premier homme »
(ou aussi : « homme primordial », al-insân
al-awwal), se trouve
l’origine des différentes langues, caractéristiques, coutumes et
religions, les diverses formes, couleurs, le nombre et les
variations, les différentes formes de compréhension et
d’entendement, tout comme le palmier est tout entier contenu en
puissance dans le noyau. Puis cette diversité est apparue petit à
petit et ne cessera d’apparaître, du mode de la potentialité
vers celui de l’existence diversifiée, ou disons du domaine du
non-manifesté (al-khifâ)
vers la table de la Manifestation (tajallî).
[31]Cf. Khelifa,
op.
cit.,
p. 276 sq. Cf.
également Balâgh
II, op. cit.,
p. 316-320.
[32]
Abd el-Kader, Lettre
aux Français (trad.
René R. Khawam), Paris, Phébus, 2007, p. 133-134.
[34]Itzchak
Weismann, Taste
of modernity Sufism and Salafiyya in Late Ottoman Damascus,
Islamic History and Civilization, Studies and Texts, Vol 34, Brill,
2001, p. 164-165.
[35]
A. Berque, « Un mystique
moderniste : le cheikh Benalioua », op.
cit., p. 768.
[46]
A. Berque, « Un mystique
moderniste : le cheikh Benalioua », op.
cit., p. 770. Voir
également infra
la réponse prêtée au cheikh par un journaliste du Petit
Oranais du 6 janvier
1924.
[49]
C’est ce qu’exprime un
hadith relatif aux douze mois de l’année lunaire, les
Mecquois ayant pris l’habitude d’intercaler périodiquement un
mois additionnel : « Le temps, dans sa révolution, est revenu
aujourd’hui à son état initial, lorsque Dieu a créé les cieux
et la terre. »
[50]
Dans toute cosmologie de type
cyclique, les « premiers » et les « derniers »,
ou la perfection originelle et la décadence finale sont
nécessairement variables en fonction du cycle concerné.
[51]
C’est d’ailleurs en voiture
qu’il s’était semble-t-il rendu en 1928 au Maroc.
[53]
On peut le voir dans son absence
de prévention à l’égard des remèdes de la médecine moderne.
[54]Miftâh
al-shuhûd,
op.
cit.,
p. 136-139. Bien
qu’il en fasse des interprétations variables, il se réfère
probablement également, concernant l’époque contemporaine, au
hadith suivant qu’il cite dans Sagesse
céleste, op.
cit., hikma
n° 35 : un jour, le Prophète a dit « Lorsque tu vois des
gens obtenir de Dieu tout ce qu’ils veulent tout en persistant à
transgresser Sa Loi, sache qu’il s’agit simplement d’une ruse
de Dieu pour les égarer. » Puis il a récité le verset (6,
44) : Lorsqu’ils
eurent oublié ce qui leur avait été rappelé, Nous leur donnâmes
la clé de toutes choses
(Ibn Hanbal, Musnad,
IV, musnad
al-shâmiyyîna).
[55]Sagesse céleste,
op. cit.,
hikma
n° 17 : « Le disciple se doit d’écouter plus qu’il
ne parle, et surtout lorsqu’il est en présence d’un
connaissant, auquel cas il lui faut se taire. Comment pourrait-il en
effet parler en présence d’hommes dont les paroles proviennent
directement de l’effusion (fayd)
divine ? Quel propos celui qui n’a pas atteint leur degré
pourrait-il leur opposer ? Il lui faut pour commencer bien les
comprendre. Ainsi, celui qui veut assurer sa sauvegarde ne doit pas,
quand il se trouve en compagnie des gens de Dieu, les contredire par
des paroles dénuées de lumière et inopérantes, ni exhiber son
savoir (‘ilm)
devant eux […] L’homme voilé (mahjûb)
de Dieu se trompe bien plus souvent qu’il ne tombe juste lorsqu’il
parle avec les connaissants. »
[58]
Khawam, en introduction d’Abd
al-Kader, Lettre aux
Français, op.
cit., p. 25.
[59]
Cf. par ex. Jarîdî en note des
Shahâ’id,
op. cit.,
p. 62-64.
[60]
Ch. Alawî, Dîwân,
op. cit.,
p. 40 : « Je suis l’échanson rénovateur (al-sâqî
al-mujaddid). »
[61]
Cf. A. Berque (op.
cit., p. 730 sq.) :
« Ben Aliwa admet, contrairement à l’opinion de beaucoup de
théologiens classiques, que la “Shahada” peut être, à défaut
de l’arabe, dite dans une autre langue. “Le responsable,
écrit-il, doit témoigner qu’il n’y a d’autre Dieu que Dieu
et que Mohammed est l’envoyé de Dieu […] en arabe, si cela lui
est possible. Sinon, il prêtera le même témoignage dans une autre
langue, car le but en cela est la reconnaissance de l’unité de
Dieu et de la mission de Mohammed...” Le Cheikh nous avoua ne voir
aucun inconvénient à la traduction du Coran en français, voire en
berbère. Quelle hardiesse ! Le Coran est un Livre révélé, et
dans la langue de Dieu. Il y a même toute une science de la
récitation, qui règle l’articulation consonantique, le rôle des
gutturales, la nasalisation, la durée de la pause après chaque
verset. Et l’on se souvient des furieuses polémiques qui
accueillirent la traduction du Coran en langue turque. L’université
d’Al Azhar nomma une commission d’Ulémas pour élucider le
problème. Après de longues délibérations, on émit l’avis “que
la traduction explicative du sens du Coran est permise, à la
condition que cette traduction ne prenne pas le nom du Coran tout
court...” Mais la reproduction du Coran mot pour mot n’est pas
permise. »