À propos du cheikh al-'Alawî
En 1961, Martin Lings (m. 2005) publiait A Sufi Saint of the Twentieth Century (1). Cet ancien professeur à l’Université du Caire et conservateur des manuscrits orientaux de la British Library permettait ainsi au lecteur occidental de découvrir le cheikh al-‘Alawî (m. 1934), auteur du traité de soufisme dont nous présentons ci-après la traduction.
Ce livre (2) différait sensiblement, de par sa méthodologie et son contenu, des études habituelles des islamologues. Sa structure et son recours à une technique narrative vivante permettaient de faire découvrir le soufisme à un public plus vaste que celui des arabisants, d’où une vaste diffusion dépassant le simple cadre universitaire (3). M. Lings réalisait ainsi un grand " saut qualitatif ", quant à la façon d’aborder et de présenter le soufisme : il mettait de côté bon nombre des concepts " historicistes " ou " comparatistes " qui prévalaient jusque-là et adoptait une vision beaucoup plus réelle et plus proche de la perspective du soufisme. Les données autobiographiques étaient accompagnées de témoignages directs, et l’auteur analysait les enseignements et la méthode spirituelle du cheikh en se référant à ses propres ouvrages, plutôt que de gloser lui-même sur ces derniers. Tout cela était le fruit d’efforts entamés des années auparavant par un groupe réduit d’occidentaux ayant abordé l’étude du soufisme de l’intérieur et personnellement engagés dans la connaissance de l’" ésotérisme islamique " (4).
Malgré les années, le texte de M. Lings reste encore aujourd’hui l’ouvrage de référence pour qui veut connaître la figure du cheikh al-‘Alawî. L’auteur l’a essentiellement élaboré à partir de deux sources : les données biographiques, extraites du livre du cheikh Adda Bentounès, Al-Rawda l-saniyya (5) et, d’autre part, les principaux écrits du cheikh lui-même. C’est pourquoi la traduction que nous présentons entend plutôt permettre au lecteur d’approfondir sa connaissance des enseignements du cheikh car en ce qui concerne les données biographiques, il nous paraît suffisant de renvoyer au livre de M. Lings, même s’il n’est pas inutile de faire ici quelques remarques sur l’image qu’il donne du cheikh. Il est assez évident que celle-ci résulte de l’approche particulière du soufisme qui était celle de l’auteur, qui n’a jamais visité Mostaganem et n’a connu la tarîqa ‘Alawiyya qu’au travers d’intermédiaires occidentaux (6), ce qui rend son point de vue inadéquat à certains égards voire quelques fois partial. Malgré tout, comme nous l’avons déjà dit, son travail est tout à fait remarquable et son approche donne certainement une image beaucoup plus juste et fidèle du cheikh que celle qui consiste à vouloir, de façon quelque peu orientée, lui donner un profil " moderne " qui nous semble pour tout dire un peu creux (7).
Quant à sa formation, le cheikh al-‘Alawî est certes un autodidacte peu commun, si l’on s’en réfère aux méthodes traditionnelles d’étude des sciences propres à la culture musulmane. Il n’a mémorisé que le dixième du Coran (8), n’a étudié dans aucun des grands centres religieux du Maghreb, et aucun savant connu ne lui a délivré d’ijâza. Il ne faudrait cependant pas tirer de ces quelques éléments des conclusions trop hâtives. Le cheikh est né dans une famille qui, sans être aisée, n’en était pas moins illustre ; l’un de ses ancêtres était un cadi originaire d’Alger qui s’était installé à Mostaganem pour y exercer cette fonction (9). Le cheikh faisait par conséquent partie de ce qu’on appelait l’élite religieuse et sociale (al-khâssa), ce qui peut expliquer certains aspects de sa formation culturelle. Même s’il n’a pas fait d’études " officielles ", il a vécu, de part ses origines, dans un milieu où l’éducation traditionnelle se basait sur la transmission familiale (10). Cette éducation, tout à fait typique de certaines familles de la société " maghrébo-andalouse " (11), a des valeurs culturelles et morales propres, fréquemment enracinées dans le soufisme et l’appartenance à la lignée prophétique (12). On peut donc voir que les bases de la formation religieuse et culturelle du cheikh venaient de cet héritage " aristocratique " dont on peut facilement retrouver la trace dans certains aspects de son caractère et de ses manières : son goût pour la poésie et la musique (13), son élégance dans la façon d’aborder les polémiques (14) ou sa " sensibilité " à l’égard des autres religions et cultures.
Concernant sa situation économique, il est certain que sa famille était en délicate posture ; cependant, il serait erroné d’en déduire que le cheikh vivait d’un travail humble ne lui fournissant que de maigres ressources (15). Provenant d’un milieu urbain relativement prospère, il lui fut loisible d’obtenir un certain succès économique assez jeune (16). Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’ait pas rencontré de difficultés, soit du fait de son engagement spirituel, soit en raison du malaise que suscitait en lui la situation politique et sociale du pays, malaise tel qu’il fut sur le point d’émigrer en Orient (17).
La formation culturelle et religieuse du milieu social et familial auquel il appartenait orientait, de façon naturelle, vers le soufisme ; il était donc logique que le développement des capacités spirituelles du cheikh le porte très tôt à intégrer l’une des branches locales du soufisme shâdhili (18). Toutefois, un tel background n’était pas suffisant, et même si tout en lui — hérédité, principes et éducation — s’opposait à quelque forme de provocation ou de rupture que ce soit, à l’égard du milieu ambiant, il finirait par être obligé de faire face à divers conflits résultant des circonstances historiques difficiles qu’il lui était donné de vivre. En particulier, après s’être résigné à assumer sa mission spirituelle, en tant qu’héritier de son maître et représentant d’une nouvelle branche de la Shâdhiliyya, responsabilité à laquelle il avait tout d’abord tenté d’échapper, le cheikh dut combattre sur deux fronts, auxquels il consacra une grande partie de son énergie : la rénovation du soufisme (19), d’une part, et la confrontation avec le réformisme salafi (20), d’autre part. Ce second combat l’impliqua inévitablement dans le domaine politique, ce qui, compte tenu du conflit colonial latent, pouvait s’avérer extrêmement dangereux (21). Pendant le premier tiers du XX esiècle, les sociétés du Maghreb (22) ont vécu de profonds changements. L’occupation coloniale a envahi de façon croissante tous les espaces de vie de la population, tandis que de nouvelles idéologies, comme le nationalisme et le réformisme salafi commençaient à étendre leur influence sur cette zone du monde musulman. Au même moment, la société traditionnelle, dans laquelle le soufisme, au travers de cette version populaire qu’est le " culte des saints " (maraboutisme), avait joué un rôle religieux, social et politique fondamental, montrait toute son incapacité à répondre de façon adéquate aux problèmes et défis posés par la nouvelle situation historique.
Ce contexte, que nous avons présenté de façon très schématique, permet de mieux comprendre l’œuvre du cheikh al-‘Alawî et la portée de sa réponse à de telles transformations. Durant vingt-cinq années, jusqu’à son décès en 1934, il a composé une importante oeuvre écrite et laissé un grand nombre de disciples et d’" affiliés ". Il fut certainement la personnalité la plus influente du soufisme maghrébin du siècle passé, et d’ailleurs bien des branches actuelles du soufisme lui sont reliées, que ce soit sous son nom propre ou sous celui de l’un de ses disciples (23), tant dans le monde musulman qu’en Occident, même si c’est au Maghreb que l’on peut le mieux identifier la trace de son influence spirituelle sur un grand nombre de personnalités et de groupes parfois fort différents (24).
Notes
1 Ce livre représentait l’aboutissement de sa thèse doctorale soutenue à l’Université de Londres en 1959. Pour la version française à laquelle nous empruntons nos références, cf. Un saint soufi du XX e siècle, Paris, 1990.
2 Auparavant, un seul article d’importance avait été consacré au cheikh, celui que A. Berque avait fait paraître en 1936 dans la Revue Africaine sous le titre : Un mystique moderniste : le cheikh Benalioua.
3 Il est effectivement peu courant que ce type d’ouvrage soit traduit en de nombreuses langues (y compris en arabe dans le cas présent).
4 Cette expression, employée par René Guénon pour désigner le tasawwuf en le distinguant nettement des courants mystiques, chrétiens ou autres, a par la suite été adoptée par tout un courant d’auteurs guénoniens, auquel M. Lings appartenait lui-même.
5 Cf. la 3e édition, publiée à Oran en 1984.
6 Il est bien connu que M. Lings a été rattaché à la tarîqa ‘Alawiyya par F. Schuon, auquel il est resté fidèle jusqu’à la fin. Or les relations de ce dernier avec la tarîqa ‘Alawiyya, quel que soit l’angle sous lequel on les envisage, ne sont pas " normales ".
7 " À leurs oeuvres vous les reconnaîtrez ! ", et dans ce cas, ce sont bien les écrits du cheikh qui nous permettent de connaître directement la nature réelle de son enseignement et ce à quoi il a consacré toute sa vie.
8 M. Lings (p. 55) affirme à tort qu’il en a mémorisé les neuf dixièmes, sur la base de l’autobiographie du cheikh dans laquelle ce dernier dit ne pas avoir été plus loin que la sourate " Le Miséricordieux ". Il faut pourtant évidemment tenir compte du fait que dans la méthode traditionnelle, on commence par les sourates les plus courtes pour terminer par les plus longues.
9 Rawda l-saniyya, p.16. Alîwa était le nom populaire par lequel sa famille était connue à Mostaganem, et c’est ainsi qu’elle est mentionnée dans un répertoire des familles nobles de cette ville.
10 Le cheikh ‘Adda affirme que son père s’était directement chargé de son éducation (Rawda l-saniyya, p. 19).
11 Par ce qualificatif d’" andalouse ", nous avons plutôt en vue un mode de vie et de culture différent de la culture berbère du nord de l’Algérie qu’une généalogie au sens strict, bien que souvent les aspects culturel et familial coïncident.
12 C’est une constante chez bon nombre de maîtres de la Shâdhiliyya de l’Afrique du Nord. Le propre maître du cheikh, Muhammad al-Bûzîdî, fait référence dans ses poèmes (figurant dans le Dîwân du cheikh al-‘Alawî) à ce double héritage.
13 Le Dîwân du cheikh a connu un relatif succès dans les milieux de la musique andalouse traditionnelle de l’Algérie, musique qui est l’une des formes d’expression de cette culture " andalouse ".
14 Pour des exemples d’un tel " tact " et savoir-faire, cf. le récit de sa rencontre avec Ben Badis. Comme ce dernier l’a lui-même raconté, le cheikh le servit personnellement et évita de faire la moindre allusion à des questions polémiques (Un saint soufi…, p. 128-129).
15 M. Lings (p. 56), s’en référant à la Rawda l-saniyya, parle du métier de " savetier ", ce qui est une traduction quelque peu malheureuse. L’expression arabe sinâ‘a l-khirâza se réfère plutôt à l’artisanat de la chaussure, profession typique de la " bourgeoisie " de cette zone de l’Algérie.
16 En 1906, à l’âge de 37 ans et alors qu’il n’était encore qu’un disciple du cheikh Bûzîdî, il put financer la construction d’une maison de deux étages, ce qui, selon S. Khelifa, prouve que le commerce du cuir rapportait suffisamment pour pouvoir vivre dans une résidence bourgeoise. Cf. Alawisme et Madanisme, p. 248.
17 Cf. Un saint soufi…, p. 68-77. Le cheikh, après le décès de son maître, eut l’intention d’émigrer, compte tenu de la pression croissante des autorités coloniales (du fait notamment du service militaire obligatoire) sur la population musulmane. Nombreux sont ceux qui quittèrent alors l’Algérie, souvent pour la Syrie, en particulier depuis Tlemcen, exode qui eut lieu en 1911. Cf. Ageron,Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), vol. II, p. 1090. Les principaux membres de ces familles immigrées en Syrie se rattachèrent au cheikh quelques années plus tard.
18 Le cheikh était rattaché au soufisme depuis l’adolescence. Selon S. Khelifa, il fréquenta les Aissawas (autre branche de la Shâdhiliyya) de 1886 à 1894.
19 Le cheikh affirme de manière très claire sa fonction de rénovateur (mujaddid, en référence à un hadith bien connu) dans plusieurs poèmes de son Dîwân.
20 Le principal représentant du réformisme salafi en Algérie était ‘Abd al-Hamîd b. Bâdis, considéré aujourd’hui comme l’un des pères de l’indépendance algérienne et fondateur du journal al-Shihâb, organe de propagande politique et religieuse qui s’opposait au soufisme en général et au cheikh al-‘Alawî en particulier. À ce sujet, cf. l’ouvrage d’Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, qui restitue bien le climat de conflit religieux et politique de cette époque.
21 Si les salafis assimilaient le cheikh à un " collaborateur ", les autorités françaises, elles, se méfiaient énormément de son influence considérable, raison pour laquelle il était en permanence espionné.
22 L’ensemble le plus homogène de ce Maghreb auquel nous nous référons était constitué des territoires (Maroc et partie occidentale de l’Algérie actuelle) qui n’avaient pas été soumis à la domination ottomane et qui, depuis le Moyen Âge, constituaient des entités politiques dotées de caractères propres.
23 C’est le cas de la Hâshimiyya en Syrie ou de la Madaniyya en Tunisie par exemple.
24 Certaines de ces personnalités sont citées dans l’ouvrage du cheikh ‘Adda, telles le fameux Abdelkrim (Rawda l-saniyya, p. 161-162), qui fut son disciple et avec lequel il maintint une correspondance, ou encore Abû Madyan al-Boutchichî (Rawda l-saniyya, p. 117), auquel il fit faire une retraite spirituelle, et son oncle Idris b. al-Mukhtar al-Boutchichî (cf. en particulier les termes très significatifs de sa lettre d’allégeance spirituelle au cheikh, p. 185 du recueil Kitâb al-shahâ’id wa l-fatâwâ), sans compter son influence, plus ou moins directe, sur un nombre important d’occidentaux entrés en islam.
Pour revenir au cas d’Abû Madyân al-Boutchichî, c’est, d’après un rapport des services de renseignement français datant de 1953, " vers 1930 qu’il se rendit à Mostaganem pour s'affilier à une filiale des Derkaouya fondée par Ie cheikh Ben Allioua " : étant né en 1873, cela signifie qu'il était déjà relativement âgé, et que cette rencontre eut lieu bien après qu'il eût connu différents maîtres soufis marocains. Dans sa Rawda al-Saniyya, ouvrage publié en 1936, le cheikh Adda Bentounès, successeur du cheikh al-‘Alawî à Mostaganem, le mentionne à plusieurs reprises. Page 117, lorsqu’il passe en revue l’ensemble des zaouïas du cheikh al-‘Alawî : " Parmi elle, on trouve celle de l’initié pur, le cheikh Sîdî Abû Madyan al-Boutchichî b. al-Munawwar ; il entendit parler du cheikh al-‘Alawî et désira le rencontrer, malgré son précédent rattachement à la tarîqa Qâdiriyya, et malgré sa notoriété et son autorité reconnue. De fait, il rejoint le cheikh, qui le fit s’isoler pour pratiquer l’invocation quelques jours. Il obtint alors ce qu’il cherchait et profita grandement de la bienveillance dont lui témoignait le cheikh. Il l’autorisa également à transmettre la tarîqa, et le confirma dans la position d’autorité reconnue dont il jouissait dans sa région. Actuellement, il vit à Ahfir où il s’occupe de sa zaouïa avec toute la résolution et le dynamisme dont il dispose ; c’est un cheikh auquel Dieu a donné le goût des dévotions et qui n’aime rien plus que passer inaperçu (al-khumûl), tout en faisant preuve d’un excellent comportement avec les gens. Je l‘ai moi-même rencontré plusieurs fois, et l’ai toujours vu tel que je viens de le décrire. Il doit avoir maintenant une soixantaine d’années. Que Dieu lui accorde, ainsi qu’à nous-même, la meilleure des fins. Amin ! " Page 179, dans le chapitre de la Rawda consacré à la multitude de rêves qu’ont eu les disciples à propos du cheikh al-‘Alawî, le cheikh Adda rapporte le rêve suivant du cheikh Abû Madyân al-Boutchichî, qui raconte ceci : " J’ai vu en rêve le cheikh Ahmad b.‘Alîwa venir dans notre région, accompagné d’un groupe de justes. Quand je le rencontrai, il me prit dans ses bras, et me fit ainsi monter au ciel. Après qu’il m’eut ainsi fait faire un parcours assez long dans les airs, il me redéposa sur le sol. Je me dis alors qu’il fallait absolument inviter le cheikh chez moi. Lorsque j’entrai chez moi, je vis que tout était propre sauf un petit coin de la maison où il y avait quelque chose comme de la moisissure. Je me mis alors à réfléchir à la façon de nettoyer cela. Et c’est alors que je m’aperçus que le cheikh al-‘Alawî avait disparu. "
Sur Wikipédia, un internaute a également fourni des informations qui concordent globalement avec les données précédentes : il signale qu’une zaouïa Boutchichiyya extrêmement discrète existe encore actuellement en Algérie, dont le cheikh fut l’un des " plus proches disciples du Shaykh Sîdî Mûnawar Bû'Madîân Bûtchîch de 1937 à 1955 ". Ce cheikh rappelle que " son Shaykh Sîdî Mûnawar Bû'Madîân Bûtchîch rencontra le Pôle de son Époque, le Shaykh Sîdî Ahmad Ibn Mûstapha Al Alawî en sa Zawîya de Mûstaghânîm auprès duquel il reçut l'Initiation dans la Târîqâh. Revenu au Maroc Sîdî Bû'Madîân quitta la Bûtchîchîyya de ses aïeux et fonda une Zawiya 'Alawiyya. "